Aurélien Sauvageot, ou la magyarophilie d’un esprit français

 

Par Yann P. Caspar.

Tous les voeux sont pieux, sauf peut-être ceux disposant d’un caractère impérieux. Il faut, en ce début d’année, souhaiter que tous les lecteurs du Visegrád Post aient l’occasion d’enrichir leur compréhension de la Hongrie historique et contemporaine en se frottant aux Souvenirs de ma vie hongroise d’Aurélien Sauvageot1.

« A la sortie de l’Ecole, on vous enverra en Hongrie, à Budapest, où il existe une Ecole Normale supérieure du genre de la nôtre. Là, vous vous mettrez au hongrois. Vous rédigerez vos thèses. Une fois docteur, vous reviendrez à Paris où, auparavant, une chaire spéciale de langues finno-ougriennes aura été créée. Vous l’occuperez. » Voilà les mots qu’utilisa le maître de la linguistique française, Antoine Meillet, à destination du jeune Sauvageot, qui quittera Paris à l’automne 1923 pour rejoindre le Collège Eötvös de Budapest où, tout en étant chargé de l’enseignement de la langue et de la littérature françaises, il travaillera, près de dix ans, sans relâche à la réalisation de sa mission, déployant une aisance certaine dans les relations sociales et une curiosité débordante.

Ses Souvenirs, parus pour la première fois en 1988, constituent un témoignage de premier plan de la vie littéraire et politique de la Hongrie post-Trianon. Éminent produit de l’élite intellectuelle et républicaine française, mais aussi descendant d’une lignée de diplômés des Beaux-Arts, Aurélien Sauvageot y dresse un tableau fin et précis, physique et intellectuel, des principaux protagonistes du régime Horthy.

Engagé à la SFIO et franc-maçon — ce qui lui vaudra plus tard les foudres de Vichy —, le jeune normalien s’aperçoit rapidement que la Hongrie ne peut pleinement être comprise par les seuls outils fournis par une formation intellectuelle française ; toutefois, la sienne étant doublée d’un goût pour l’altérité peu commun dans l’Hexagone — Sauvageot est né à Constantinople et maîtrisait les langues allemande, turc, russe et scandinaves —, il sait se défaire de ses habits français, comprenant que ces derniers sont un poids considérable dans sa quête de la particularité magyare. Car, si sa mission est avant tout linguistique, il semble préférer le terrain glissant de la psychologie nationale, voyant dans cette langue qui échappe à la famille indo-européenne un élément déterminant du caractère hongrois.

La clé de l’approche de Sauvageot réside dans sa conviction que l’identité nationale hongroise procède directement de la perpétuation d’une littérature de langue hongroise. En prolongeant son intuition, il ne serait pas vain de dire que, si la France est une patrie littéraire, la Hongrie est bien plutôt une nation littéraire ; à l’inverse, alors que la France est assurément une nation politique, la patrie est en Hongrie une question avant tout politique. Une fois les bases du hongrois acquises — chose impensable sans le truchement de l’allemand jusqu’à la rédaction du premier dictionnaire hongrois-français, dont Sauvageot est l’auteur —, il se rue sur les oeuvres des grands noms de la littérature hongroise, toujours en ayant pour but ultime la rencontre avec les marques de la complexion magyare.

En passant au peigne fin un nombre impressionnant d’auteurs, dont certains font alors partie de ses fréquentations, il met le doigt sur deux clivages — toujours d’actualité — absolument fondamentaux : le premier opposant les occidentalistes à ceux considérant que la tentation de l’Ouest doit être réprimée ; le second opposant Budapest à la campagne. Sauvageot note avec justesse à quel point tout écrivain hongrois est, par son style et sa langue, inévitablement embarqué dans un tourbillon provoqué par ces deux déchirures.

Un exemple éclatant : le triptyque Babits-Ady-Móricz. Le volet occidental, fait d’un style appuyé à la Flaubert dans sa prose et d’une métrique proprement ciselée dans ses vers, Babits, et le volet campagnard, avec sa gouaille truculente et patoisante de la vallée de la Tisza — dont les villages calvinistes dépeints par Móricz sont la vraie Hongrie (le catholicisme pouvant plus facilement être labanc, pro-Habsbourg) —, qui s’inclinent pour se refermer sur le coeur battant de la littérature hongroise, la synthèse géniale de la nation littéraire hongroise : Endre Ady. Ce dernier est le seul à satisfaire Sauvageot dans sa recherche de l’âme hongroise, car il exprime dans une même langue la fébrilité de la tentation occidentale (sa passion contrariée pour la France) et les origines orientales (« Fils de Góg et Magóg »), tout en restant imbattable sur le clivage ville-campagne. Ady fait encore aujourd’hui l’objet de tous les débats, alors que son oeuvre apparaît pourtant comme la seule possibilité d’union. En voici la preuve triviale et cocasse : sur le mur de bureau de l’ancien Premier ministre Ferenc Gyurcsány trônait un portrait d’Ady2, alors que le journaliste proche du pouvoir actuel, Zsolt Bayer, en fait aujourd’hui de même dans le bureau de sa maison du lac Balaton3 — Bayer est par ailleurs l’auteur d’une analyse de près de 200 pages d’un poème qu’il dit être la meilleure explication de l’identité hongroise : Az ős Kaján4. Les Souvenirs de Sauvageot permettent d’entrer dans l’antre de la littérature hongroise sur un tapis rouge ; ils sont tout simplement la meilleure matière disponible en langue française dans ce domaine.

Ayant vécu dans une Hongrie méfiante à l’égard de la France, Sauvageot, bien que disposant de ses entrées à la Légation de France à Budapest et militant socialiste convaincu, ne prendra jamais part à de quelconques activités politiques en Hongrie. En Hongrie, il s’intéresse bien plus aux hommes qu’à la chose politique, mais ne cache pas dans ses Souvenirs l’hostilité que lui inspire le régime néo-féodal de l’amiral Horthy. Ce qui le retient n’est en rien une volonté de dénoncer le régime (le kurzus), mais celle de comprendre pourquoi et comment les Hongrois s’y soumettent ou le critiquent. A titre d’exemple, il ne reproche pas à Karinthy de ne pas lutter contre le régime, mais veut savoir pourquoi celui-ci préfère user de l’humour pour tourner en dérision les vices féodaux de la société hongroise — Frigyes Karinthy est l’auteur de la désormais très célèbre phrase « En matière d’humour, je ne plaisante jamais. ». Il se mue en véritable sociologue de terrain, négligeant quelque peu sa casquette de linguiste, provoquant ainsi les remontrances de son maître Meillet, pour livrer une description impeccable des couches sociales hongroises et de leurs mentalités respectives. Il sent très tôt que l’obsession pathologique de Trianon conduira à une tragique impasse politique.

Comme tous les textes estimables de la littérature de mémoires, ses Souvenirs présentent un intérêt historique évident et sont, à la manière de leur versant littéraire, sans doute l’un des meilleurs témoignages en langue française sur l’époque Horthy — la lecture de cet ouvrage achèvera du reste de convaincre quiconque que bon nombre de questions et de tiraillements hongrois actuels remontent en réalité aux années faisant suite à la fin de la Première guerre mondiale ; à cet égard, la période Horthy est le parent pauvre de l’analyse historique, car elle n’est d’ordinaire qu’avancée uniquement pour évoquer sa fin catastrophique, alors que la compréhension de sa première phase est essentielle pour comprendre que : les structures féodales, à la fois en terme d’histoire du droit que dans les mentalités, sont en Hongrie un fait tenace ; la démocrate libérale n’est l’affaire que de quelques milliers de Hongrois (hier souverains de leur langue et auteurs de bijoux littéraires, aujourd’hui simulateurs d’orgasmes médiatiques et ventriglisseurs confirmés).

Aurélien Sauvageot a voulu comprendre et non dénoncer. Il fait honneur à une France qui n’existe presque plus et montre dans ses mémoires une Hongrie qui, par beaucoup d’aspects, a assez peu changé. Il a laissé derrière lui un vibrant hommage à « une civilisation double jusqu’au déchirement, dangereuse à vivre, mais grandiose et sublime en même temps. ». Une lecture obligatoire.


1 Aurélien Sauvageot, Souvenirs de ma vie hongroise, Collège Eötvös József ELTE – Institut Français de Budapest, 2013, 351 pages

2 https://www.courrierinternational.com/article/2007/10/31/qui-est-donc-ferenc-gyurcsany

3 https://www.youtube.com/watch?v=cZdhQi6V9bk

4 Bayer Zsolt, Az ős Kaján – Verselemzés, Méry-ratio kiadó, 2011, 194 oldal

 

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