Sipa. Numéro de reportage : 00676487_000012. Numéro de reportage :00787305_000018.
On se souvient de l’étrange dispute entre Alain Juppé et François Fillon, dans l’entre-deux tours de la primaire, chacun revendiquant sa supposée plus grande proximité avec le pape François. Et si en la matière, Marine Le Pen avait bien plus d’arguments à faire valoir?
Le FN et les chrétiens, un double contentieux
Il est certes probable qu’elle hésitera à afficher une telle prétention car son contentieux politique avec les chrétiens est double. D’une part, lors de son accession à la tête du parti, elle a essuyé de vives critiques de certains catholiques traditionnels constituant un des courants historiques du Front national. D’autre part, elle demeure aux yeux de beaucoup d’autres, « la fille Le Pen », avec tout ce que ce nom peut charrier dans l’imaginaire collectif de connotations diamétralement opposées aux « valeurs évangéliques ». Il n’en demeure pas moins que l’hypothèse mérite d’être discutée. Pour l’envisager sérieusement, il est nécessaire de se déprendre d’une image médiatique du pape « ami des migrants », spécialement des musulmans, et donc promoteur du mondialisme, bête noir de Marine Le Pen. Au cœur de la vision politique du pape argentin, il y a les peuples comme sujets de résistance au néo-colonialisme qu’est la globalisation libérale.
« Les peuples du monde veulent être artisans de leur propre destin. Ils veulent conduire dans la paix leur marche vers la justice. Ils ne veulent pas de tutelles ni d’ingérences où le plus fort subordonne le plus faible. Ils veulent que leur culture, leur langue, leurs processus sociaux et leurs traditions religieuses soient respectées. Aucun pouvoir, de fait ou constitué, n’a le droit de privé les pays pauvres du plein exercice de leur souveraineté. »1 Peuple est donc pour le pape un terme qui désigne indissociablement populus et plebs. Fortement influencé par « la théologie du peuple »2, il considère que les pauvres et les opprimés de la société ont davantage conservé la culture nationale que les nantis participant aux flux du village global. Le pape perçoit la globalisation comme éminemment destructrice des équilibres culturels, nationaux et naturels. « Le nouveau colonialisme adopte divers visages. Parfois, c’est le pouvoir anonyme de l’idole argent : des corporations, des prêteurs sur gages, certains traités dits « de libre commerce » et l’imposition de mesures d’ «austérité » qui serrent toujours plus la ceinture des travailleurs et des pauvres. Les institutions financières et les entreprises transnationales se fortifient au point de subordonner les économies locales, surtout, en affaiblissant les États, qui apparaissent de plus en plus incapables de conduire des projets de développements au service de leurs populations. De la même façon, la concentration, sous forme de monopoles des moyens de communication sociale, qui essaie d’imposer des directives aliénantes de consommation et une certaine uniformité culturelle est l’une des autres formes que le nouveau colonialisme adopte. C’est le colonialisme idéologique. »
Un pape enraciné
Le pape François loin d’être un mondialiste hors-sol, ne cesse de critiquer l’homogénéisation qu’engendre la logique de la marchandisation : « La vision consumériste de l’être humain, encouragée par les engrenages de l’économie globalisée actuelle, tend à homogénéiser les cultures et à affaiblir l’immense variété culturelle, qui est un trésor de l’humanité. »3 Alors, d’après lui, comment résister ? En refusant l’économisme intrinsèque à l’anthropologie libérale et en retrouvant la dignité du politique, protectrice de la vie des peuples et de leurs ressources culturelles et naturelles. Cette attention aux populations périphériques les plus fragiles est une des missions essentielles du pouvoir central. « Si l’État ne joue pas son rôle dans une région, certains groupes économiques peuvent apparaître comme des bienfaiteurs et s’approprier le pouvoir réel, se sentant autorisés à ne pas respecter certaines normes. » La globalisation voulue par un occident dévoré par la cupidité engendre une brutalisation des peuples et jette sur les routes des millions de personnes « souffrant aujourd’hui du douloureux déracinement de leur patrie. »4 Or « personne ne devrait être obligé de fuir de sa propre patrie. »5
Alors le pape est-il « populiste », ce qui ne serait pas étonnant vu la place que tient le péronisme dans la mentalité argentine ? A cette question que lui pose son proche collaborateur, le Père Spadaro6, il fait cette réponse sibylline, riche de présupposés philosophiques et politiques: « Il y a un mot très maltraité: on parle beaucoup de populisme, de politique populiste, de programme populiste. Mais c’est une erreur. Le peuple n’est pas une catégorie logique, ni une catégorie mystique. (…) Le peuple est une catégorie historique et mythique. Le peuple se construit dans un processus, avec un objectif et un projet commun. L’histoire est construite de ce processus de générations qui se succèdent à l’intérieur d’un peuple. Il faut un mythe pour comprendre le peuple. » En reprenant ici le langage de Georges Sorel lui-même influencé par Bergson, le pape manifeste que la politique ne se limite pas à la gestion mais exige de l’intuition. Il faut sentir le peuple pour le guider. Il faut lui proposer une vision à laquelle s’identifier pour mobiliser ses énergies vers le bien commun. L’imaginaire politique du pape est loin de la technocratie procédurale.
Relisons Péguy
Ainsi conseillons aux chrétiens qui continuent à croire et à faire croire à l’exceptionnalité politique de Marine Le Pen en raison de sa prétendue xénophobie de relire Notre jeunesse de Péguy (1910): « Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. » Bref, qu’ils changent de lunettes. Ils n’ont pas perçu que Marine Le Pen n’est pas plus xénophobe que le pape François n’est libéral. Tous deux voient ce que vivent les peuples soumis à des violences inconnues jusqu’à aujourd’hui. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire intellectuelle et politique que la dualité droite/gauche est ébranlée par la désignation d’un ennemi prioritaire. L’impressionnante progression électorale du Front national est le fruit de la nouvelle conjoncture : la brutalisation structurelle des peuples par la globalisation libérale. Concluons en laissant la parole à Christophe Guilluy, qui ne cesse d’attirer l’attention sur la France périphérique et qui affirmait voilà déjà plus de six ans : « Les effets de la mondialisation libérale et du multiculturalisme seront demain au centre du débat politique. Ces problèmes contribueront non seulement à une recomposition politique à l’intérieur même des familles politiques mais aussi à un retour des couches populaires. (…) Ce retour ne sera pas le fruit d’un messianisme révolutionnaire mais d’abord la conséquence d’une instabilité sociale et culturelle que le système ne peut occulter sous peine d’un ébranlement de la société toute entière. Or l’attachement des couches populaires françaises ou immigrées à une forme d’« autochtonie », source de liens sociaux, sans oublier une défense viscérale du principe d’égalité sociale, souligne, ô combien, une contestation radicale du processus de mondialisation. C’est pourquoi qu’on le veuille ou non, le peuple détient les clefs de l’avenir. »7
- Discours aux mouvements populaires du 9 juillet 2015 à Santa Cruz de la Sierra (Bolivie). ↩
- D’origine sud-américaine, principalement argentine, elle est une des branches de l’arbre touffu de ce que l’on nomme par commodité « la théologie de la libération ». Elle refuse de se laisser enfermer dans l’alternative marxisme/libéralisme et met au cœur de sa réflexion la nation comme sujet historique et culturel. ↩
- Encyclique Laudato si, § 144. ↩
- Discours aux mouvements populaires, Rome, le 5 novembre 2016. ↩
- Dans L’illusion populiste Pierre-André Taguieff étudie la spécificité du paradigme populiste latino-américain, Flammarion, 2007, p.124-134. ↩
- « Les traces d’un pasteur », in Nei tuoi occhi é la mia parola, Ripoli, 2016. ↩
- Christophe Guilluy, Fractures françaises, (2010), Flammarion, 2013, p. 186. ↩
Extrait de: Source et auteur
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