Perdre le contact de la réalité est humain
Essai sur l'effet Trump. Cela va être intéressant.
De Roger Köppel, 17 nov.2016
Roger Köppel
L'événement qui fait date n'a qu'une semaine et, pourtant, le jour qui se lève me semble encore un peu plus beau. Même la brume automnale sur Zurich semble plus agréable. Point de romantisme dans tout cela, seulement la tentative de sonder un étrange état d'âme. Je suis conscient que Trump peut terriblement échouer, faire un mauvais président, encore que je ne le croie pas. Je le connais bien trop peu pour pouvoir former un jugement sur la manière dont il exercera ses futures fonctions en me fondant sur ses capacités présumées. Néanmoins, le fait est que le succès donné pour improbable de ce magnat de l'immobilier, outsider en politique, exerce un effet exaltant, libérateur.
Il faut creuser ce sentiment.
D'ailleurs, je ne suis pas le seul à l'éprouver. Je soupçonne même les plus farouches adversaires de Trump d’être secrètement fascinés. Ils le trouvent peut-être extrême et vulgaire, mais, dans le fond, on jubile ou du moins on s'étonne un peu, car nous sommes en quelque sorte programmés pour trouver sympathique, même enthousiasmante la victoire de l'outsider sur le grand favori. Et Trump était, en dépit de sa richesse personnelle, de la notoriété relative et de la popularité télévisuelle dont il jouissait, le plus marginal et le plus inexpérimenté à avoir réussi à accéder à la Maison Blanche. L'establishment, tant national qu'international, est tombé dans le panneau. Trump a feinté le plus puissant de tous les adversaires: le système avec sa fausse morale politiquement correcte, ses arsenaux et ses armées. David a vaincu Goliath.
C'est encore incroyable. Les Républicains ont mis en garde contre Trump. Les Démocrates ont mis en garde contre Trump. Les journalistes ont mis en garde contre Trump. Les femmes ont mis en garde contre Trump. Les universités ont mis en garde contre Trump. Hollywood a mis en garde contre Trump. Les églises et les écrivains ont mis en garde contre Trump. L'étranger a mis en garde contre Trump. Le pape a mis en garde contre le comportement «non chrétien» de Trump. Le président en exercice, Barack Obama, a cessé de gouverner son pays pour mettre les Américains en garde contre Trump. Tous ont mis en garde contre Trump. Néanmoins, Trump a gagné. La grande majorité s'est moquée des instances nationales lanceuses d'alertes, auxquelles on devrait normalement se fier. Une soixantaine de millions d'Américains ont voté pour une personne extérieure à la politique, issue du secteur de la construction et du show business, dont personne ne sait s'il sera à la hauteur de sa tâche.
Le pouvoir n'appartient pas aux gens qui sont aux manettes, tel est le grand message qui ressort de cette folle élection. Le pouvoir appartient au peuple, et le peuple est, bien entendu, en mesure de former son propre jugement indépendant, sans se laisser déconcerter par le vacarme officiel. Comme les Suisses lors de l'initiative contre l'immigration de masse, les Américains ont été bombardés pour l’élection de sermons et de menaces. L'ironie veut que tous ceux qui ont reproché à Trump d'attiser les peurs ont fait l'une des plus grandes campagnes de l'histoire appelant à «avoir peur de cet homme dangereux». Il faut aussi rectifier une autre méprise: Hillary a injecté plus d'argent dans la campagne que Trump. En vain. Ce n'est pas le candidat le mieux financé mais le plus convaincant qui a gagné. Les électeurs ne se laissent pas acheter. Quand la gauche suisse le remarquera-t-elle, elle qui après chaque défaite attribue la faute à la puissance financière prétendument supérieure des vainqueurs?
Nous ne devrions pas trop nous arrêter ici sur le fait que les élites sont arrogantes et déconnectées des réalités. Bien sûr, elles le sont. Les médias traditionnels de la vieille gauche se sont trompés dans les grandes largeurs. Les faiseurs d'opinion progressistes riaient quand on les interrogeait sur les chances de Trump à l'élection. Quand le rire n'a plus suffi, ils ont essayé la haine et la calomnie. La cécité collective totale était énorme, mais elle est dans la nature humaine. Tout le monde peut s'y laisser prendre. Errare humanum est. Perdre le contact de la réalité est humain. Personne n’est à l'abri de la mégalomanie.
Les élections et les votations populaires sont l'antidote le plus efficace. Tout pouvoir se sclérose, tout establishment aussi. Toute élite meurt de sa propre certitude, sans s’en apercevoir. La rupture arrive tôt ou tard, sans crier gare. Ce qui semblait impensable apparaît rétrospectivement incontournable. La chute est douloureuse pour les perdants, mais instructive. Les déconnectés de la réalité, qui se sont fracassés, sortiront purifiés des ruines à condition d’avoir compris la leçon.
L'effet Trump se fait déjà sentir. De l'air frais s'échappe du tombeau des pharaons. Les États-Unis ont fait table rase de l’ancienne élite; en Europe, elle s'accroche encore au pouvoir. Ce sont des combats d'arrière-garde éphémères. La rupture de digue aux États-Unis libèrent aussi les mécontents de ce côté de l'Atlantique. La chancelière allemande n'a jamais paru aussi âgée et éloignée des réalités que durant son discours après les élections américaines. Dans les talk-shows télévisés, l'heure est à la critique générale de l'épidémie du politiquement correct. L'OTAN est sur le point de redéfinir sa responsabilité – il était grand temps. Nous verrons durant les prochaines élections que, grâce à Trump, les gens débattront aussi en Europe plus librement des problèmes qui les préoccupent réellement: immigration incontrôlée, ouverture des frontières, asile, criminalité des étrangers, effets secondaires néfastes de la mondialisation.
Et la Suisse dans tout cela? Nous nous imaginons que tout est mieux à cause de la démocratie directe. Ce serait magnifique. Les Américains, eux, appliquent leurs décisions populaires et font de Trump leur président. En Suisse, l'élite enterre les décisions populaires qui ne lui conviennent pas, comme celle contre l'immigration de masse. Depuis la semaine dernière, je reprends confiance. Ce n'est qu'une question de temps: l'effet Trump touchera aussi à Berne ceux qui méprisent le peuple.
Roger Koeppel, 17.11.2016
Un grand merci à la personne qui traduit régulièrement les publications de la Weltwoche, puisque il n’y a malheureusement pas d’équivalent en Suisse romande. Je suis abonnée depuis des années à ce magazine d’une qualité journalistique exceptionnelle.
“Depuis la semaine dernière, je reprends confiance. Ce n’est qu’une question de temps: l’effet Trump touchera aussi à Berne ceux qui méprisent le peuple.”
Nous sommes à vos côtés, M. Koeppel, pour espérer…
“D’abord ils vous ignorent, ensuite ils vous raillent, ensuite ils vous combattent et enfin, vous gagnez.” Gandhi.