L’horreur absolue

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

 

Jan Marejko, 16 juin 2016

L’horreur absolue, autrefois, c’était aller en enfer. Aujourd’hui, c’est mourir. Comme tout ce qui nous reste, dit-on, est une vie mortelle, la perdre est une chute finale.

L’ennui est que cette chute est inévitable et que nous le savons... sans le savoir, ou plutôt faisons tout pour ne pas le savoir. Nous vivons tous les jours dans l’ombre de cette horreur absolue, tout en prétendant que nous marchons sous un soleil au zénith. Il reste que, malgré ce déni, nous sommes inconsciemment terrifiés par l’ombre de cette mort qui nous attend.

Des individus terrifiés, ça plaît aux gouvernants. Des citoyens qui tremblent, c’est pas comme Spartacus, prêt à mourir pour la liberté. Comment pourrions-nous être prêts à mourir pour quoi que ce soit si la mort est une horreur absolue, une catastrophe finale ? De citoyens qui marchent dans l’ombre d’une mort que, par ailleurs, ils ne veulent pas voir, sont très dociles. Ils vont tout faire pour rester en vie. Raison pour laquelle, après le crash d’un Airbus A 320 à cause d’un pilote suicidaire, Merkel et Hollande se sont recueillis devant les restes de l’avion. Il faut rappeler au bon peuple ce qu’est l’horreur absolue pour qu’il tremble bien.

Si la mort est l’horreur absolue, il s’ensuit que vivre est le bonheur absolu. Peut-être même qu’en vivant pleinement, à cent à l’heure, on en oubliera qu’on va mourir. Et ça, c’est très efficace pour la promotion du consumérisme. S’acheter une voiture pour vivre à cent à l’heure, « vivre plus fort » comme dit une publicité Renault, puis s’acheter chips et chocolat pour gonfler jusqu’à un sentiment de plénitude existentielle et d’obésité, autant de gestes qui permettent d’oublier la mort. La présenter comme horreur absolue fait enfler les foules au seuil des supermarchés. Achetons vite des choses pour jouir de la vie et faire un mur qui nous empêchera de voir ce que nous ne voulons pas voir ! Marx a eu raison de parler du fétichisme de la marchandise, mais il n’a pas vu qu’il sert masquer la mort.

Aujourd’hui, il n’y a plus ni enfer, ni paradis, ni purgatoire. Ou plutôt, ces trois étapes dans le cheminement des âmes, n’ont plus lieu après la mort mais avant. Le purgatoire, c’est le jogging quotidien qui fait souffrir mais qui promet le paradis d’une santé mentale et physique parfaite. L’enfer, c’est être rejeté dans les ténèbres extérieures d’une vie pleine par la cigarette qui tue et pas seulement elle : addictions, chômage, handicaps, exclusion, autant de choses qui empêchent de participer au pur bonheur de la vie. L’autre jour, je vois dans la rue un jeune homme qui tentait de récolter des fonds pour les trisomiques. Je lui parle et m’énerve un peu. Je venais de passer par la Place des Nations avec une immense affiche vantant les mérites de Handicap International. Je m’énerve un peu car je me sens assailli de partout par des pratiques et des politiques visant à me convaincre quels que soient nos handicaps ou exclusions, nous faisons partie de la grande famille humaine et que c’est Noël tous les jours. Je suis accablé par un discours qui me dit que, dans le fond, il n’y a pas de différence entre moi et un cul de jatte, entre moi et les exclus, fussent-ils morts ! Parce que la mort, finalement, c’est l’ultime exclusion. Comme nous sommes censés lutter contre toutes les exclusions, notre combat est finalement contre la mort avec, au bout, la promesse d’une vie immortelle mais ici-bas. On accuse souvent la religion d’absurdité, mais la nôtre, dite laïque, l’est encore plus.

Dans mes cauchemars, je vois une main se tendre vers moi pour m’entraîner dans une grande sarabande aux couleurs arc-en-ciel.  N’allons-nous pas fusionner dans cette sarabande ? C’est possible, à moins que nous ne prenions soudainement conscience qu’elle est une danse macabre puisque nos virevoltes sur la scène du monde doivent inclure les morts.

N’empêche, si je refuse l’invitation à danser dans cette sarabande de squelettes, je passe pour un affreux. Or j’ai toujours envie de refuser. Déjà qu’on m’a expliqué, avec la théorie du genre, que je ne suis pas vraiment distinct d’une femme ! Et maintenant, on me balance tous les exclus dans les pattes ! Hystérique recherche de l’indifférenciation au terme de laquelle il n’y aura plus de frontières entre moi et les homosexuels, les bisexuels, les transgenres, voire les morts et les monstres comme le suggèrent de nombreux films ! Certains affirment que nous sommes des animaux - d’autres que l’homme est une saleté à la surface de la terre et qu’on pourrait aussi bien l’exterminer pour laisser vivre les baleines, les phoques et les tortues. L’heure de la fusion finale est proche. Le salut par sacrifice de soi coïncidant avec une immersion dans des concerts, macabres eux aussi, avec gigantesques écrans reproduisant les gesticulations d’un chanteur halluciné !

Je n’ai aucune animosité contre les exclus, j’éprouve même de la compassion, mais je n’ai pas vraiment envie de danser avec eux. Cela dit, je comprends pourquoi l’on veut nous faire danser tous ensemble. Si l’on déclare que notre vie mortelle est le seul moyen d’accéder au bonheur, il est inévitable que certains et même beaucoup se sentent exclus de ce bonheur. Il faut donc organiser de plus en plus de concerts. Non seulement avec des handicapés, mais aussi avec des dépressifs, des derniers de classe, des criminels qu’on aura réintégrés pour les faire danser ! Avec nos nouvelles messes célébrant l’immersion dans la vie, nous sommes sur le point d’être entraînés dans une extatique fusion universelle aux prémices de laquelle nous pouvons déjà goûter dans ce qu’on appelle maintenant les « fan zones ». Drogue, alcool et bras qui s’agitent en cadence au-dessus de la tête. Tout le monde est invité et tout le monde est content ou supposé l’être.

Dans la peinture occidentale, les danses macabres apparaissent vers la fin du Moyen Âge, à une époque où la mort est partout à cause des guerres et des épidémies. Qui se serait douté qu’elles apparaîtraient aussi lorsque la célébration de la vie serait partout ? Normal dans le fond, si le monde contient des horreurs absolues, il faut s’agiter autant qu’on peut avant qu’elles ne se produisent.

 

13 commentaires

  1. Posté par Gaston Siebesiech le

    Qui a envie de se retrouver dans un autre monde vert, rouge ou noir avec Hitler, Staline, Pol Pot, Franco ou Chavez? Pensez-vous que comme Jean Yanne qui disait « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », moi pas.

  2. Posté par Pierre H. le

    @Renaud
    Je n’ai jamais méprisé le corps ou dit qu’il était méprisable et je prends soin du mien, croyez-moi. Je pense simplement que les gens ne voient que le corps et plus l’être spirituel qui l’habite. Je trouve que les gens adulent et adorent le corps qui est périssable et méprisent ou ne voient pas l’esprit qui l’habite et qui lui est immortel et EST la personne…

  3. Posté par Gaston Siebesiech le

    « Acheter chips et chocolat pour gonfler jusqu’à un sentiment de plénitude existentielle et d’obésité, autant de gestes qui permettent d’oublier la mort. » Le délire.
    La mort fait partie de la vie. Toute bonne chose à une fin, thats’it. On pourrait dire c’est le début de la fin, rien que de très normal, obèse ou pas, con ou pas, croyant ou pas!

  4. Posté par Renaud le

    @ Pierre H. : Ce que vous décrivez ressemble plus au paganisme qu’au christianisme.
    L’être spirituel tombé par malheur dans un corps n’a rien de la créature voulue et aimée par Dieu.
    Le christianisme n’a pas cette haine du corps ou haine de la chair qu’on lui attribue à tort.
    Même le bouddhisme célèbre la chance d’être né dans un corps humain.
    Ne pas s’identifier ultimement à son propre corps n’implique pas de le mépriser et de lui nier toute réalité.
    Le Christ ne donne pas sa vie parce qu’elle ne vaut rien mais parce que rien n’a plus de valeur.

  5. Posté par Marker le

    Pierre H a écrit : « Je pense que le christianisme est une philosophie et que ce sont les hommes (de chair, pas les hommes esprit)qui en ont fait une religion pour nous empêcher de découvrir qui nous sommes réellement. »

    « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites! parce que vous fermez aux hommes le royaume des cieux; vous n’y entrez pas vous-mêmes, et vous n’y laissez pas entrer ceux qui veulent entrer »
    Oui, c’est la fin de la religion. La fin du Temple, comme en l’an 70.
    La fin de l’islam aussi, qui restera une honte pour des générations de musulmans.
    Il ne peut y avoir de « christianisme » (ce suffixe désigne un système ou une idéologie), car le disciple du Christ n’a pas d’idéologie, il prend les circonstances qui sont mises sur sa route pour faire grandir en lui le germe divin qui est le Christ. On sait ce qu’il nous reste à faire, mettre en pratique son enseignement.

    Il n’y aura donc plus de « isme » au chrétien, mais une renaissance, une mutation du « petit reste » qui sera à l’origine d’un renouveau, d’une nouvelle humanité. Le sixième jour se termine, on est à l’aube du septième Jour.

    Tout est tellement absurde, les chefs d’état sont comme hypnotisés par leur idéologie malsaine qui est de faire du commerce avec la misère qu’ils ont eux-même engendrée.

    11Et les marchands de la terre pleurent et sont dans le deuil à cause d’elle, parce que personne n’achète plus leur cargaison, … etc.
    Apoc. 18

  6. Posté par Pierre H. le

    @Renaud
    Je pense à tous les êtres spirituels (dont nous) de cet univers et des autres univers par opposition aux corps de chair dans lesquels se trouvent piégés ces êtres spirituels et auxquels ils se sont faussement identifiés. Je pense qu’il y a 3 personnages qui vont dans le même sens : Jésus, Bouddha et Socrate. Je pense que les 3 nous préviennent que notre vraie nature n’est pas physique mais spirituelle et que le matérialisme à outrance, quelque beau et esthétique qu’il puisse être, nous en éloigne. Je pense que le christianisme est une philosophie et que ce sont les hommes (de chair, pas les hommes esprit) qui en ont fait une religion pour nous empêcher de découvrir qui nous sommes réellement. Ces trois-là sont aussi les seuls (+ ou -) (que l’on les appelle messie, prophète, philosophe, guide, etc.) à qui l’on ne peut rien reprocher et qui n’ont jamais appelés à la guerre, au meurtre ou au sacrifice (d’êtres humains).
    C’est en tous les cas ma grille de lecture à moi.

  7. Posté par Renaud le

    @ Pierre H. : le « nous » de « nous sommes éternels » est trop vague pour que cela dise quelque chose.

  8. Posté par Pierre H. le

    Contrairement à beaucoup, je pense que nous sommes éternels… J’imagine que c’est dur à concevoir pour qui se lève tous les matins pour accomplir son petit train-train quotidien et s’en retourne dormir le soir pour recommencer la même chose le lendemain, englué dans le matérialisme et le spatio-temporel.

  9. Posté par Pierre H. le

    @Vautrin : « car, à mon avis, c’est de là que vient la crainte de la mort chez le seul animal sachant qu’il est mortel et qui en conséquence s’est inventé des dieux »
    Je pense que tous les animaux savent qu’ils sont mortels et qu’ils sentent la mort. Pour exemple les éléphants qui quittent le troupeau pour aller mourir seuls dans un cimetière d’éléphant quand ils sentent la mort venir.

  10. Posté par Joufflu le

    On peut considérer la mort comme une libération totale et définitive, l’expression de la justice finale.(Divine)
    C’est en quelque sorte réconfortant.

  11. Posté par Renaud le

    @ Vautrin : nos société rêvent d’immortalité pas d’éternité, genre Kurzweil de Google.
    La crainte de la mort ne vient pas de la peur du jugement dernier, au contraire celui-ci est censé vous faire ressentir une peur supérieure à celle de la mort afin de vous délivrer de cette dernière.

  12. Posté par Vautrin le

    Excellent !
    Il n’est pas absurde de faire comme Montaigne : s’apprivoiser à la Mort, car elle est la fin naturelle de toute vie. Nous sociétés idiotes la cachent et rêvent d’éternité : tout ce que nous gagnons, c’est d’être dépendants de la médecine et à la charge de la société. Ce n’est vraiment pas un progrès.
    La Mort, pour un agnostique, ne guérit pas des maux de la vie, elle supprime seulement le sujet qui les subit. Ce n’est déjà pas si mal. Libre, ensuite, aux croyants de trembler devant le Jugement Dernier (car, à mon avis, c’est de là que vient la crainte de la mort chez le seul animal sachant qu’il est mortel et qui en conséquence s’est inventé des dieux).

  13. Posté par Renaud le

    Voir la mort comme l’horreur absolue est une idée de riche.

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