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Chapitre IV (8)
Dans la voiture il continue sa diatribe.
-« Vous êtes tous des cochons... je l’ai vu à la télé, vous baisez tout le temps et partout... même au bureau ou dans la cuisine... »
-« Ben et alors ? pendant qu’on baise on ne fait de mal à personne... au moins c'est pas comme vos sunnites qui massacrent vos shiites qui massacrent les ismaélites... c’est mieux ça ? Nous au moins on n’a pas besoin de hauts murs autour de nos maisons pour nous défendre contre l’agression d’autres communautés... »
-« C’est comme ça chez nous... »
-« Chez nous aussi c’était comme ça entre les catholiques et les protestants et le cul c’était tabou ici aussi et un jour on a dit à tous ces curés hypocrites "allez baiser de votre côté et foutez-nous la paix"... Rien ne vous empêche de faire de même... »
-« Le seul film convenable que j’ai vu c’est « La petite maison dans la prairie... »
-« Ben, tu m’excuseras, mais, chez nous, ça, c’est des histoires pour les enfants de moins de dix ans... »
Mais il y a plus : Karim ne sait pas ce que c’est que la musique... Il connaît les vieilles balades traditionnelles équivalentes de nos « à la claire fontaine » et aussi le paki-pop genre film de Bollywood qu’on entend à la radio. A côté de cela il ne connaît rien à La Musique : ni les notes, octaves, gammes, accords, modes... ni les sonates, concertos, symphonies... Il n’a jamais entendu parler des ballets du Bolchoi, de l’opéra de Paris ... ni même de Holiday on ice... ni même de la valse ou du tango... ni le menuet, ni le requiem... rien... Il ne sait pas qu’il y a la variété, le classique, le folklorique...
Soudain il m’apparaît isolé : l’abîme et le néant autour de lui le séparent de notre monde...
Sur une population mondiale de 7 milliards d’individus il y en a peut-être 5 milliards qui n’ont jamais entendu les noms de Mozart ou Beethoven ?... Qui n’ont aucune idée du travail que représente l’œuvre de ces musiciens mais aussi de tous ceux qui continuent à interpréter ces œuvres...
-« Karim, vous ne comprendrez jamais qui nous sommes si vous ne comprenez pas le travail qu’il faut pour devenir patineur artistique, interpréter le concerto de Rachmaninov... les durions au bout des doigts de nos violonistes... les pieds ensanglantés des Petits Rats de l’Opéra... le prix que nous payons pour « conquérir l’inutile », les sommets des montagnes, les virtuoses de la musique, les étoiles du ballet...le travail ! »
-« Allah défend ce qui est frivole ou licencieux... Vous êtes frivoles et immoraux... je ne veux pas le savoir... Vous êtes de porcs parce que vous mangez du porc... »
Il n’en peut plus... il compte les jours, il s’isole... il devient franchement distant... Plus tard je verrai aux notes de téléphone combien de temps il a passé à téléphoner chez lui...
Un jour il me dit :
-« Moi j’ai la chance de pouvoir rentrer chez moi... la plupart des Pakistanais qui viennent en Europe ne peuvent plus rentrer chez eux parce que ce serait avouer qu’ici ils ont échoué... ce serait la honte pour eux et pour leur famille... j’ai de la chance... je vais pouvoir rentrer... »
Quand ma fille et moi nous le conduisons à l’aéroport, il nous salue à peine, il passe le check-in et puis il court vers l’avion et ne se retourne même plus pour un dernier signe de la main...
Il est arrivé avec sa grande valise pratiquement vide, il repart avec un lourd sac à dos et une valise bourrée à craquer... mais surtout il est arrivé avec beaucoup d’illusions et repart déçu, dépité, amer... terriblement amer...
Une fois de plus j’avais cru bien faire, une fois de plus ma bonne intention était allée rejoindre toutes les bonnes intentions qui pavent l’enfer...
-« Ne le faites pas, il ne faut pas le faire... » aurait dit monsieur Bashir...
Un an plus tard un des guides qui avait donné les cours durant le stage de haute montagne me téléphona pour me dire qu’il avait fait une expédition dans le Baltistan, il avait retrouvé Karim et l’avait engagé, mais après peu de temps Karim avait renoncé... il n’avait pas été à la hauteur... pas assez de condition physique, pas capable... Karim était retourné à son train train d’avant... son séjour en Europe ne lui avait rien apporté d’autre qu’avoir dû mesurer la distance qu’il y a entre les Européens et les gens du Tiers Monde... un monde de différence de mentalité mais aussi de connaissances et même de capacités... Un monde d’efforts, de travail...
Je n’ai pas osé lui dire qu’en fait, quand nous allons au Pakistan, ce que nous aimons c’est son charme vieillot, l’impression de retourner cent ans en arrière...de revivre au temps de nos grands-mères...
La confrontation de Karim avec notre monde « moderne » n’avait pas été un choc brutal, mais la lente accumulation des petites contrariétés qui avaient fini par devenir un obstacle insurmontable, inacceptable... un mur de plus en plus haut, un gouffre de plus en plus large et de plus en plus profond entre lui et nous...
Pauvre Karim... d’une part je me dis que j’ai eu tort de lui faire regarder la réalité en face, d’autre part, il va bien falloir que tôt ou tard tout le Tiers Monde regarde la réalité en face...
Mais comment « combler le vide entre eux et nous ?
La « modernisation » peut difficilement venir de l’Occident, car elle sera considérée comme une imposition colonialiste et donc sera refusée.
Elle peut difficilement venir de personnes qui comme Karim sont encore trop ancrées dans la tradition et s’effrayent en découvrant l’Occident.
Elle doit fatalement venir de ceux qui seront capables de faire le pont entre deux mondes : ceux qui sont capables de comprendre la tradition de laquelle ils proviennent mais aussi de comprendre le monde occidental dans lequel ils veulent s’établir. Semblablement, ce sont les apostats qui peuvent faire la liaison entre le monde musulman traditionnel qu’ils connaissent bien et le monde laïc moderne dont ils ont appris à comprendre et apprécier les valeurs laïques et
démocratiques.
« Toi, quand tu seras converti, affermis tes frères... » (Luc XXII,32)
Karim avait-il fini par me détester ? avait-il fini par haïr cet Occident inaccessible. ? Il n’était pas la personne à aller jeter des bombes... mais il avait certainement rejoint le camp de ceux qui nous sont hostiles... par dépit... parce que... les raisins sont trop verts...
Qu’est-ce qu’un terroriste ?
Est-ce la personne qui jette des bombes ?
Ou bien est-ce cette personne qui, déçue de ne pas avoir eu accès aux raisins mûrs, va propager l’amertume et la rancœur ?
Ou bien, les vrais coupables, sont-ils ceux qui ont laissé miroiter des paradis inaccessibles et ont permis que les déceptions ne dégénèrent en haine ?
Pourquoi laisse-t-on des migrants errer et s’aigrir dans nos contrées au lieu de les aider à moderniser leurs pays chez eux ? Qui a intérêt aux conflits ? ni eux, ni les pays occidentaux.
En émigrant en Occident, l’islam a signé son arrêt de modernisation ; il se trouve sur la sellette malgré lui... Ce que les migrants découvrent en Occident ils le communiquent immanquablement à ceux qui sont restés au pays.
Karim est rentré chez lui avec des dizaines de photos et aura dû raconter tout ce qu’il a vécu parmi nous, immanquablement cela aura constitué une source de discussions.
Les heurts entre les civilisations provoquent des réactions qui peuvent être violentes c’est une maladie de croissance...
Le terrorisme ne se combat pas avec les bombes... il ne peut se combattre qu’avec l’éducation... Mais l’éducation, aucun pouvoir n’y consent car des citoyens éduqués, capables de réfléchir et d’analyser de façon critique sont le plus grand danger pour le pouvoir.
En 1985 l’évêque Nzimbe disait: « Si vous éduquez un homme vous éduquez un individu. Si vous éduquez une femme, vous éduquez une nations. »
L’Occident est un monde à part... Un ami me dit que les déconvenues de Karim sont semblables à celles de ses collègues qui proviennent des pays Baltes... Ils arrivent à Bruxelles pleins d’espoirs et d’enthousiasmes mais peu de temps après ils déchantent... Une amie me dit que les étudiants africains arrivent pleins d’espoirs et d’enthousiasmes mais peu de temps après ils déchantent...
Et vous, qu'en pensez vous ?