« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (26)

Anne Lauwaert
Ecrivain belge

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Chapitre V (1)

Troisième séjour au Pakistan – Jasmine

Pendant le séjour de Karim, j’avais perdu Sayed de vue ... j’avais déjà assez d’occupations comme ça...

Quand je repris contact avec lui, bien des choses avaient évolué...
Il avait déménagé et habitait maintenant un appartement spacieux dans un immeuble moderne. Rita vint m’ouvrir. Elle était habillée comme une pakistanaise avec un shalwar kamiz bleu sombre presque gris...
Après les salutations d’usage, elle alla préparer le thé.
Sayed arriva. Il portait, lui aussi, un shalwar, couleur écru, presque brun... et un petit bonnet crocheté en coton blanc... Le fringant « jeune cadre prometteur » toujours habillé en costume parfaitement repassé et souliers en cuir impeccablement cirés, s’était transformé en pakistani babou...
Je ne l’avais jamais vu « à la pakistanaise »... Il me reçut cordialement mais sans me tendre la main et après mon expérience dans la librairie bruxelloise, je tins mes mains chez moi...
-« Ca fait un moment... »
-« En effet, Karim est resté chez moi pendant trois mois, nous avons eu tous les exercices du secours alpin et maintenant je prépare mon voyage en Inde... ça fait beaucoup... et vous deux ? »
-« Nous deux cela va bien... nous nous sommes mariés... »
-« Ah bon ? Félicitations... qu’en disent tes parents ? »
-« Khadidja est allée les voir avant le mariage ... Ils nous ont donné leur bénédiction... »
-« Khadidja ?... »
-« Rita s’est convertie, maintenant elle s’appelle Khadidja ... »
-« Eh bien... cela en fait du changement... »
-« Oui, nous avons compris que dans ce monde si hostile nous devions chercher notre force dans la religion et demander à Allah qu’il nous guide... »
Et voilà un discours tout à fait nouveau ...
-« Et ton travail... ? »
-« Ma clientèle augmente... mais je ne reçois pas l’autorisation pour travailler dans un hôpital... Vous ne voulez pas m’accepter... »
-« Nous » ? Qu’est ce que moi j’ai à voir dans la loi suisse ? Je te rappelle que en tant que citoyenne belge qui appartient à l’Union Européenne je suis aussi étrangère que toi ... »
-« Non, c’est différent... nous sommes musulmans... »
-« Ben, habillé comme ça, c’est sûr que tu ne fais pas très tessinois... »
-« Mais j’ai compris beaucoup de choses... Ma mère m’a toujours dit que quand les choses n’allaient pas, je devais prier... Elle a raison... Depuis que je retourne à la mosquée et que je me retrouve avec d’autres musulmans je suis moins isolé... Je retrouve la fraternité... Même si vous ne m’aimez pas, Allah m’aime et il ne m’abandonnera jamais... »
-« Mais enfin Sayed, tu ne peux pas dire ça, tu sais bien que nous t’aimons. Si je ne t’aimais pas je ne viendrais pas te voir... Si tes patients ne t’aimaient pas ils ne viendraient plus... »
-« Vous n’avez pas confiance en moi... Ce ministre qui avait promis de me donner mes papiers... j’ai été le voir... il m’a dit qu’ils n’acceptent pas les étrangers... »
-« Sayed, je te l’ai expliqué, moi non plus je ne peux pas travailler comme je veux... ce n’est pas toi seul qui es étranger... C’est la loi suisse, égale pour toi comme pour moi...comme pour tout le monde ! »
Il hoche la tête...
-« La loi suisse n’est pas juste, moi, je n’ai fait de mal à personne... »
-« En démocratie, c’est la loi votée par le peuple et il faut s’y tenir. »
-« C’est là l’erreur : il n’y a qu’une loi et c’est celle de Allah, aucune loi faite par les hommes ne peut être au-dessus de la loi donnée par Allah... »
-« Ce qui signifie que tu viens habiter dans un pays, mais puisque sa loi t’embête, tu veux y imposer une autre loi qui t’arrange mieux... »
-« La loi d’Allah est meilleure que les lois des hommes. »
-« Alors il ne faut pas venir vivre dans nos pays mais aller dans un pays musulman... »
Il ne répond plus... changeons de sujet...

« Khadidja » ça sonne drôle, artificiel... mais c’est un beau personnage...
Khadidja était une riche businesswoman qui possédait des caravanes.
Mohammad était un de ses chameliers, elle remarqua que c’était un jeune déluré (il avait 15 ans de moins qu’elle) et elle l’épousa... Une maitresse femme... Rita a bien choisi son nouveau nom et elle annonce bien la couleur... Pauvre Sayed il ne sait pas encore ce qui l’attend...
La petite femme d’ouvrage, du fin fond de l’Italie du sud, qui reloquetait les pavements pour un salaire de misère a réussi un coup de maître... Non seulement elle s’est convertie mais surtout elle se marie avec le fils ainé et du premier coup produit deux enfants mâles... c’est un maximum... Il faut ajouter qu’elle a du mérite : se lancer seule à la conquête d’une famille qu’elle ne connaît pas, dans un pays qu’elle ne connaît pas avec des langues dont elle ne connaît pas le premier mot... ni de l’Urdu, ni de l’Anglais... il faut le faire... Mais en ayant rencontré les parents et sachant combien ils sont chaleureux j’imagine qu’elle a été reçue comme un coq en pâte...
Ben oui, là-bas, c’est si différent et je comprends que la petite Rita qui est quasiment sans famille et n’a pas eu « une enfance heureuse » se soit sentie comme dans un cocon ...en Flandre on dit « tomber avec son cul dans le beurre »... J’imagine combien la maman l’a gâtée... et comment maintenant elle est vénérée , adulée... avec ces deux petits mâles dans son ventre... les deux fils du fils ainé... c’est vraiment le maximum, quel coup de poker... Finalement elle est devenue le centre de toutes les attentions... C’est la revanche de Cendrillon...

Septembre passe rapidement car Francesco est à nouveau à la chasse et chaque fois qu’il rentre il a tellement de choses à raconter.
Moi-même je dois terminer mes cours de recyclage.
Je prends aussi contact avec une journaliste et lui raconte mes projets de voyage en Inde. Cela l’intéresse car dès mon retour nous pourrons faire des émissions à la radio.
Puis viennent les formalités avec l’ambassade, les derniers vaccins...

Fin septembre je passe en coup de vent chez Sayed, à l’improviste. Je dois passer devant chez lui pour aller faire des courses.
Je sonne, il vient ouvrir, il est surpris ... mais quand même me fait entrer...
-« Khadidja n’est pas là... mais entre... »
Dans le salon il y a plusieurs hommes, tous habillés en blanc, à la pakistanaise ...
Les meubles ont disparu, ils sont assis par terre sur un tapis et appuyés contre des coussins ... qui peuvent bien être des matelas roulés comme je l’ai vu chez Karim... Je suis perplexe... je reste sur le pas de la porte et salue en m’inclinant de façon fort réservée... Mais qu’est ce qui se passe ici ?
-« Ce sont des amis... tu te souviens de mon beau-frère... et lui c’est un cousin...»
Non je ne m’en souviens pas... j’avais rencontré tant de personnes et, franchement, je ne me souviens bien que de ses parents et de sa sœur Jasmine...
J’aurai du plaisir à les revoir.
-« Mais que font-ils ici ?... »
Comment ont-ils pu venir ici ? D’où vient donc tout cet argent pour payer tous ces voyages ? Comment obtiennent-ils les visas d’entrée ?
-« Nous allons monter un petit busines import-export... des tapis... Mes frères peuvent m’envoyer des tapis, nous ici on peut les revendre...»
Des tapis ? Avec tous les magasins de tapis qu’il y a déjà... et puis pour pouvoir vendre, il faut un registre de commerce... avoir des papiers en ordre... permis de séjour, permis de travail... ou bien sont-ils en train de monter un commerce non déclaré... Somme toute ce ne sont pas mes affaires...
Je me sens très mal à l’aise... Sayed a tellement changé...
Je salue et repars aussitôt...

Un jour Rita-Khadidja me téléphone :
-« Est-ce que tu pars en Inde un de ces jours ? »
-« Oui, à la mi octobre... »
-« Tu as déjà ton billet d’avion ? »
-« Non...pourquoi ? »
-« Tu pourrais passer chez nous ? C’est trop long à expliquer...»
Je passe chez eux... il n’y a personne d’autre cette fois.
-« Voilà – explique Sayed – j’ai un service à te demander... Si tu vas quand même en Inde en passant par Islamabad... Est-ce que tu pourrais y aller en compagnie de Khadidja ? ... Est-ce que vous pourriez voyager ensemble ? Elle veut aller chez mes parents pour la fin de sa grossesse et accoucher là-bas ... elle veut que nos enfants naissent dans notre pays... »
« Notre pays »... ça continue à évoluer...
Pour moi il n’y a aucun problème. J’ai donné ma démission où je travaille, pour le 15 octobre... ensuite je suis complètement libre... Et je peux faire un « stop over » d’une semaine à Islamabad... pourquoi pas... Je serai d’ailleurs ravie de revoir toute la famille...
-« Je serai plus tranquille si tu voyages avec elle... tu parles les langues... le voyage est long, elle ne serait pas seule...»
Bien sûr...
-« Tu logeras chez mes parents, la nouvelle maison est terminée, il y a beaucoup de place et l’air conditionné.... »
-« Tu es sûr que c’est une bonne décision d’aller accoucher là-bas ? Ici les hôpitaux sont parmi les plus modernes du monde... Les femmes riches viennent accoucher en Suisse... C’est tout de même son premier accouchement et des jumeaux en plus... »
-« Elle ira dans une clinique privée, je te donnerai l’adresse... Là au moins je suis sûr que le médecin est une femme, elle a été mon professeur de gynécologie-obstétrique... elle est diplômée de Cambridge... »

Dans la conversation il met de plus en plus de distance entre « vous » les Européens et « nous » les musulmans... même quand il parle de ses patients...
Bref il met une distance entre nous et je fais de même car quelque chose ...cloche...Je comprends qu’il est en contact de plus en plus étroit avec des musulmans en Italie... il est en train de devenir... comment l’exprimer ? doctrinaire ?... En fait, ils sont devenus doctrinaires tous les deux...

J’étais passée devant le magasin pré-maman qui faisait une importante publicité pour les jouets « garantis sans dangers » Je n’avais pu résister à deux délicieux petits ours en peluche, très doux et aux couleurs riantes...
Je donne le sac avec les jouets à Rita, elle lit le nom du magasin et voit donc qu’il s’agit de bonne qualité, mais quand elle voit que ce sont des ours elle me rend le sac en disant :
-« Je ne peux pas accepter des peluches... Allah défend les reproductions qui peuvent être considérées comme des idoles... Nous ne pouvons pas éduquer nos enfants avec des images qui les font dévier de la vrai foi... J’avais une grande boite avec des poupées et des peluches, j’ai tout donné au magasin de la Caritas... »
-« Les jouets ne sont pas une question de religion, ni un luxe superflu, ce sont des instruments qui servent à développer le cerveau et le système nerveux du bébé. Dès sa naissance, plus il reçoit des stimulations, plus ses sens s’éveillent et stimulent son cerveau : le toucher, les odeurs, les couleurs, les goûts, les sons...C’est pour ça qu’on attache des mobiles bariolés au dessus des berceaux et des boites à musique.... »
-« Le Prophète a dit : pas d’images, pas d’idoles... »
-« Le Prophète a raison, mais ceci ce sont des découvertes récentes : les neurosciences on est en train de les étudier, seulement maintenant... »
Rien n’y fait...

Mais bon... ce qui m’importe le plus c’est mon grand départ dans un mois...
Moi aussi je change de vie... je pars pour l’Inde ... comme je l’ai raconté dans mon livre « Les Oiseaux Noirs de Calcutta »...
D’ici là, il y a encore beaucoup de choses à régler... surtout prendre toutes les
dispositions avec ma famille.
Quand je serai installée en Inde, Francesco viendra me voir avec ma fille... ils en profiteront pour faire un voyage d’un mois... cela aussi se prépare...

A suivre...

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