« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (21)

Anne Lauwaert
Ecrivain belge

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Chapitre IV (4)

Donc, à peine arrivé en Europe, Karim va en découvrir la dure réalité...
-« Je connais cette dame, elle dirige un hôtel. Elle achète pour 350F de fleurs, ce qui rend son hôtel attractif, donc il y a des gens qui viennent chez elle pour manger, boire, dormir. Cela signifie qu’elle a besoin de cuisiniers, serveurs, femmes d’ouvrage, etc...Mais en plus, tout ce que sa cuisine sert à ses clients a été produit par des agriculteurs et des éleveurs... Donc les 350F investis servent à donner du travail à des dizaines de personnes, qui à leur tour vont dépenser et donner du travail à d’autres dizaines de personnes... C’est ça, le système qui fait qu’en Occident <ça roule>... »
-« Comme ce que tu as expliqué quand les femmes se coupent les cheveux... »
-« Exactement... »
-« Mais, vendre des fleurs comme le fait ta fille... moi aussi je pourrais le faire et gagner tout cet argent et l’envoyer à ma famille... »
Là... ça va être plus dur...
-« Ben, le problème c’est que pour être engagé à la place de ma fille, à part les problèmes de permis de séjour et de travail... tout d’abord il te faudrait des diplômes... »
-« Des diplômes pour vendre des fleurs ? »
-« Etre jardinier n’est pas seulement vendre des fleurs... c’est aussi connaître les fleurs, savoir les cultiver, les soigner, conseiller les clients, être capable d’employer les produits chimiques comme les engrais et les traitements contre les maladies et les parasites... il faut donc aller à l’école... faire un apprentissage et avoir des diplômes ... Mais avant cela, ici chez nous il faut le diplôme après 6 années d’école primaire, ensuite 3 années d’école secondaire et ensuite un
minimum de 3 années d’études professionnelles... »
-« Ia Allah... c’est pour tout le monde comme ça ? »
-« Oui, tout le monde exactement comme ça... l’école est obligatoire jusqu’à 16 ans, même pour les balayeurs de rues ou les paysans ou les laveurs de vitres...comme je l’ai raconté à tes sœurs... »
-« Et moi ? quel métier est ce que je pourrais faire ?... »
-« Aucun... car tu ne recevras ni permis de séjour, ni permis de travail... et en plus, il y a tellement de candidats qui ont de bonnes qualifications que personne n’engage un ouvrier qui n’est pas qualifié... »
-« Avant de partir mes copains m’ont dit que si je trouvais le moyen de rester, je devais rester... »
-« Ce n’est pas ce qui a été convenu... ici tu ne peux que traîner avec des demandeurs d’asile et des sans papiers... tu y perdrais l’estime et l’amour propre... tu serais méprisé et humilié. Chez toi tu es une personnalité reconnue et respectée, même célèbre, surtout quand tu vas rentrer avec ton expérience de la Suisse... ici tu n’as aucune chance... »

C’est la première baffe que Karim prend en pleine figure... deux jours après être arrivé...
Puis il me regarde : -« Maintenant je commence à comprendre... un de mes oncles est émigré aux USA... il n’a jamais voulu dire quel métier il y fait... si ça tombe il n’ose pas dire qu’il lave les assiettes dans un restaurant... »

Nous rentrons avec sa nouvelle valise qui est bien légère... Sur l’autoroute je roule normalement à 120km/h. Je vois qu’il se cramponne à son siège...
-« Ca ne va pas ? tu n’as quand même pas peur ? »
-« Si... tu roules comme une folle... 120 !!! »
Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé : chez eux sans doute s’agit-il non pas de kilomètres mais de milles... et 1 mille = 1 km 600... 120 milles aurait signifié presque 200 km/h... Karim ne sait pas conduire.

En descendant du Monte Ceneri, la route surplombe toute la vallée du Ticino...
Karim demande qu’on s’arrête sur un parking pour pouvoir regarder combien le paysage est extraordinairement beau... en effet...

Puisque tous les membres de ma famille travaillent, Karim n’aurait eu rien d’autre à faire que de s’ennuyer tout seul à la maison. Heureusement, il a un cours d’Italien trois fois par semaine.
Donc, Francesco et moi, nous nous levons comme d’habitude vers 6 h. Karim, lui, se lève quand il veut et puis il descend en ville avec le bus, va à son cours et ensuite il me rejoint à mon lieu de travail et nous remontons ensemble à la maison. Certains jours il remonte seul avec le bus.
Un soir je l’attends... il n’arrive pas...
Puis il arrive avec Francesco...
-« Eh bien, vous deux ? »
-« Il avait oublié sa carte d’abonnement et n’a pas osé prendre le bus... je l’ai rencontré par hasard qui rentrait à pieds... »

Autre problème... ici le bus passe exactement à l’heure... il a donc besoin d’une montre...
-« Mais tu n’as plus le beau petit réveil Casio que je t’ai laissé l’an passé ? »
-« Quelqu’un me l’a volé... »
-« Et combien t’a-t-il payé pour le réveil qu’il t’a « volé » ? » Il ne répond pas...
-« Alors, fais le calcul de l’argent que tu y as perdu : moi, ici j’avais payé ce petit réveil 50F... ce qui signifie 1000 Rp... et toi, combien t’en a-t-on donné ? 50 Rp ? tu te rends compte de la mauvaise affaire que tu as faite? »
-« Ca coûte si cher... ? »
-« Ben oui, ça coûte si cher... »
Nous allons lui acheter une montre bracelet...
-« Et si tu as envie de revendre celle-ci, souviens-toi que je l’ai payée 70 F ce qui signifie 1400 Rp... »
-« Ia Allah... comme tout cela est cher... »

Tant que nous sommes dans le centre commercial il veut en faire le tour...
Il s’extasie devant le comptoir des viandes et voudrait acheter un poulet, puis il se ravise :
-« Mais... est-ce que vous aussi vous dites les prières avant de tuer les animaux ? et puis est-ce que vous les égorgez selon le rite ? »
-« Non, ici nous n’avons pas le temps pour réciter les prières, la main-d’œuvre coûte trop cher... et les animaux, la loi sur la protection des animaux nous oblige à les étourdir avant de les égorger... »
-« Alors non, on n’achète pas ici... on va devoir acheter des animaux vivants et je les égorgerai avec les bonnes prières... »
-« Alors, je veux bien un tas de choses, mais égorger des animaux chez moi, là non ! il n’en est pas question... ou bien tu manges la viande normale ou bien tu n’en manges pas... D’ailleurs... je ne sais même pas où je pourrais acheter des poules vivantes... Le peu de gens qui ont des poules pour les œufs ne les vendent pas... »

La nourriture va poser un problème car ce que nous mangeons ne lui plait pas...
-« Nous, quand on vient chez vous, on mange comme vous, même s’il y a des choses qui ne nous plaisent pas beaucoup... pourquoi ne mangerais-tu pas comme nous... »
-« Non, non, c’est tellement fade que cela me coupe l’appétit... »
Je finirai par mettre à sa disposition les ingrédients pour qu’il se prépare ses chappattis, lentilles et currys de légumes... Et souvent, quand nous rentrons du travail, nous trouvons le souper pakistanais servi... Il est très fier que cela nous fasse plaisir...

Autre aspect. la lessive... il a tout de suite compris comment fonctionne la machine à lessiver...
Un soir je me mets à repasser notre linge et aussi le sien... il m’observe...
-« Ah non... dans mes jeans il faut faire le pli... »
-« Comment ça le pli, il y a des années qu’ici on ne fait plus le pli... c’est ringard... »
-« Ce que vous pensez m’est égal mais moi je ne sors pas avec un pantalon sans pli... tiens donne-moi ton fer à repasser... »
Il a aussi compris comment fonctionne un fer électrique et très rapidement il va aussi se charger de la lessive et du repassage... il est parfait...
Puis un jour il n’y tient plus :
-« C’est pas sympa quand vous rentrez le soir fatigués de trouver la maison en ordre, le souper sur la table et le linge repassé ? »
-« Oui bien sûr, c’est du grand luxe... mais pour nous c’est impayable... il faudrait être très riche pour pouvoir se le permettre... »
-« Mais tu vois bien que ça fonctionne... »
-« Oui, comme ça, en passant, mais si on devait te tenir cela deviendrait beaucoup plus compliqué... Il faudrait d’abord le fameux permis de séjour et puis le permis de travail et là où cela devient impossible c’est qu’on ne peut pas « simplement » avoir quelqu’un dans la maison... il faut déclarer les « ouvriers » et payer un salaire réglementaire, les assurances, les cotisations pour la pension, pour la caisse maladie, etc. etc.... il y a une réglementation du travail très compliquée et cela revient si cher qu’il n’a a plus que les super riches qui puissent se permettre d’avoir des gens de maison... »
Il me regarde hébété :
-« Mais vous ne pouvez donc rien faire ? »
-« C’est ça : tu as compris : nous sommes pris dans un système duquel il est impossible de sortir ... »
Il secoue la tête...
-« Non, non, non... ce n’est pas croyable... mais vous ne vivez pas bien... vous n’êtes pas libres... quand je vais raconter ça à Azhar... »

L’ami Karim s’habitue vite aussi aux facilités du monde moderne... Dans son pays il n’y a pratiquement pas de douches avec eau chaude... Ici, chaque matin il en jouit pleinement, emploie mon shampoing et mon « baume après shampoing » et ensuite mon sèche-cheveux et il passe un temps fou à soigner sa coiffure et son look...
Au début il s’est moqué de nos vêtements bizarres mais progressivement il va aussi mettre mes jeans et mes chemises... puisque nous avons la même taille...

Il se passionne aussi pour les choses qui pourraient lui servir chez lui :
Nous chauffons notre habitation avec un grand poêle au bois, qui chez lui serait bien commode...
Dans son jardin, il a un petit moulin pour moudre les céréales quotidiennes.
Dans notre vallée les vieux moulins à eau ont été restaurés, nous allons les visiter, il demande d’en photographier les plans... chez lui les meules ont 50 cm de diamètre... les meules de notre moulin sont en épais granit et mesurent 1m50... et elles sont alimentées par l’eau d’un gros torrent...
Près d’Islamabad il a vu un barrage... quand il compare avec les barrages suisses...

Un jour, Karim entre par mégarde dans la salle de bain juste au moment où Francesco sort tout nu de la douche ... J’entends crier « Oooooh !!! » et je trouve Karim perplexe, pétrifié devant la porte de la salle de bains...
-« Eh bien qu’est ce qui t’arrive.... »
-« Oh ! énorme... »
-« Ben oui, c’est normal... toi tu mesures 1m60 et tu pèses 50kg, Francesco mesure 1m95 et pèse 105kg... ça fait une belle différence... »
-« No, no, no... énorme le champoo... »
-« Le champoo ? ... »
-« Ben oui... le chose des messieurs... chez nous on dit le champoo suite à une blague qui circule chez nous... tu sais le chose des messieurs... »
-« Ah bon... mais tu sais, avec ma profession je vois beaucoup de messieurs nus... je peux te confirmer qu’il s’agit la d’une mesure standard... »
-« Evidemment... grand monsieur... grand champoo... ia Allah... quand je vais raconter ça à Azhar... »

Je dois aller un week-end à Genève. La route le plus directe passe par l’Italie, mais, comme Karim n’a pas le visa pour l’Italie, je l’emmène avec moi en faisant tout le tour par le nord, ainsi il a l’occasion d’avoir un aperçu du long tunnel du Saint Gothard et de toute la Suisse puisque nous reviendrons par le Valais et le col du Nufenen.
Karim se promène en long et en large le long du lac Léman.
Sur les rives du Lac, il y a de magnifiques jardins et de nombreuses statues dont une fort belle d’un cheval. Karim me demande de le photographier avec cette statue, mais il s’est placé d’une façon à masquer le champoo du cheval... Qu’est ce que les gens auraient dit...
De même à Locarno il se fera photographier avec tout ce qu’il trouve beau : le jardin des cactus, les parterres de fleurs, mais il est très embarrassé par les sirènes aux seins nus des statues autour des fontaines...
-« Je vais les montrer à Azhar... mais si ma mère trouve ça elle m’arrache mes yeux... »

Un jour, une connaissance me raconta, très scandalisé, qu’il avait assisté à une conférence de Tariq Ramadan qui avait expliqué qu’en Hollande pour pouvoir obtenir la nationalité il fallait regarder des photos pornographiques... Je trouvai cela assez étonnant de la part d’un pays protestant.
Ce qui est exact c’est que la Hollande avait mis au point un programme d’intégration des étrangers et dans ce programme figurait un DVD avec des photos qui montraient des situations qu’il faut être prêt à affronter en Occident... Notamment y figurait une photo d’une femme nue qui sortait d’un bain de mer et une autre de deux homosexuels qui s’embrassaient sur la bouche...
Ces photos peuvent être choquantes, mais pour nous la pornographie c’est autre chose, et même la pornographie, nous avons appris à la maitriser...

Il n’en revient pas des parcs, jardins et tant de fleurs...
-« C’est si beau... et personne ne cueille les fleurs... chez nous ces fleurs ne résisteraient pas une journée, tout serait ravagé le lendemain... »
-« Mais ici les vandales reçoivent des amendes... et puis nous on paye les impôts pour avoir des rues propres et des parterres fleuris... »
-« Les impôts ? c’est quoi ça... »
Je vais donc lui expliquer comment fonctionnent les impôts...
-« Mais alors... de ton salaire, qu’est ce qui te reste ?... »

 

A suivre...

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