La partie qui vient de se jouer à l’Assemblée générale des Nations unies s’apparente à La journée des dupes[1] : le président Obama laisse entendre qu’on ne peut ignorer Bachar al-Assad pour s’attaquer efficacement à l’organisation « Etat islamique » (Dae’ch)[2] ; François Hollande affirme, pour sa part, qu’« il faut parler à tout le monde, sans exclusive, pour lutter contre Dae’ch », mais ajoute aussitôt qu’il faut exclure le président syrien de toute négociation à venir… De son côté, Vladimir Poutine avait anticipé le rendez-vous onusien en officialisant l’engagement militaire russe en Syrie, point d’appui d’un projet de résolution visant la formation d’une véritable alliance contre Dae’ch. Sur la même ligne, le président iranien Hassan Rohani veut voir « les terroristes vaincus » avant toute négociation politique.
Divergences de terminologie et de calendrier, ce n’est pas exceptionnel à la tribune de l’Assemblée générale, mais au final, les Occidentaux marinent dans leur alliance avec la Turquie et l’Arabie saoudite (business first) dont le premier objectif reste le démantèlement de la Syrie alors que Russes et Iraniens continuent d’appuyer Damas pour endiguer les progrès régionaux et internationaux des groupes salafo-jihadistes… En définitive, Dae’ch peut se rassurer et continuer à profiter des aides financières, humaines et logistiques des pays du Golfe, tout autant que les différentes vitrines d’Al-Qaïda en Irak et en Syrie - érigées en « opposition modérée » - verront encourager leur effort de guerre contre le régime syrien, l’influence iranienne en Irak et l’intégrité du Liban… Quel gâchis ! En fait, la partie se joue ailleurs et derrière le blabla de l’Assemblée générale, l’OTAN continue l’expansion et le redéploiement de ses bases militaires « protectrices » du « monde libre », des intérêts américains et de ses satellites européens.
Préparés par le Quai d’Orsay, les « éléments de langage » pour l’intervention de François Hollande sont proprement sidérants, relevant d’une propagande tant grossière qu’inefficace. Ils s’articulent sur deux contre-vérités et une confusion : 1) Bachar al-Assad est le « seul » responsable des 280 000 morts de la guerre civilo-régionale syrienne. Certes, le président syrien n’est pas un saint et a très mal géré le début d’une révolte (certainement pas pacifique, n’en déplaise à la presse parisienne), en mars 2011 à Deraa (frontière jordano-syrienne), mais l’affirmation et le décompte du président Hollande sont doublement injurieux pour les nombreuses victimes civiles des groupes jihadistes et les soldats de l’armée nationale syrienne morts au champ d’honneur ; 2) Bachar al-Assad a fabriqué Dae’ch de toutes pièces. L’organisation « Etat islamique » est née d’un schisme survenu au sein d’Al-Qaïda en Irak et en Syrie, brillante conséquence de la guerre anglo-américaine d’Irak du printemps 2003, déclenchée (faut-il le rappeler !) contre l’avis du Conseil de sécurité des Nations unies… Que les services syriens aient ensuite tenté des opérations de manip et d’instrumentalisation des uns et des autres, c’est l’évidence, mais de là à dire que Bachar est responsable de la création de Dae’ch et de sa montée en puissance territoriale et idéologique, il y a une marge, une mare aux canards, voire un océan ; 3) enfin, marteler comme il le fait depuis son élection que « l’avenir de la Syrie se fera sans Bachar… » Mais de quoi je me mêle ! Dans son discours aux ambassadeurs de France en août dernier, François Hollande osait encore dire que « l’intervention militaire en Libye était nécessaire ». A l’époque, le groupe socialiste de l’Assemblée nationale avait approuvé cette guerre et le changement de régime à Tripoli des deux mains, mais aujourd’hui comment redire cette bêtise lorsqu’on connaît les conséquences de l’implosion de la Libye sur l’ensemble de la région sahélo-saharienne ?
De toutes façons, et le président iranien Rohani a eu, grandement raison de le souligner, la priorité est bien une « victoire contre les terroristes » avant de passer à la séquence diplomatique et politique. En effet, l’Elysée continue à s’enferrer dans une confusion des temps, du calendrier et de la géographie, puisque la progression de Dae’ch menace non seulement la stabilité territoriale de l’Irak et de la Syrie mais aussi celles de la Jordanie et du Liban, notamment. Nous avons eu l’occasion de l’écrire pour prochetmoyen-orient.ch : heureusement que le Hezbollah (inscrit sur la liste européenne des organisations terroristes, notamment par les soins de la France), défend l’intégrité et la souveraineté du Pays du cèdre ! De bonnes sources, nous pouvons réaffirmer - ici - que ces « éléments de langage » ont été préparés de concert avec nos nouveaux amis wahhabites saoudiens qui pèsent 35 milliards d’euros pour le CAC-40. Depuis que Laurent Fabius dirige la diplomatie française, rien de ce que Paris fait ou souhaiterait faire au Proche-Orient ne s’élabore sans l’aval de l’Arabie saoudite, grande démocratie, comme chacun sait.
En dernière instance, que les décideurs actuels de notre vieux pays adoptent cette posture au nom d’une « real-politique » dont nous ne connaissons pas tous les tenants et aboutissants est une chose, mais qu’ils le fassent au nom des droits de l’homme et des Lumières françaises en est une autre ! Est-ce qu’on entend l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne ou d’autres puissances moyennes la ramener sur ce chapitre ? La réponse est non ! Parce que tous ces pays défendent d’abord leurs intérêts alors que la France de François Hollande renoue avec une filiation d’arrogance et de surestimation de notre puissance, posture qu’on croyait définitivement rangée au musée des accessoires d’une diplomatie de papa depuis Hubert Védrine ! Le plus triste dans cette affaire est que les prises de positions de Paris n’intéressent plus grand monde… sauf ses porte-voix et les bénéficiaires d’un réseau diplomatique qu’on prétend encore « universel » !
Mises en perspective sur le moyen et plus long terme, les péripéties de la dernière journée des dupes de l’Assemblée générale prennent une autre dimension. Au début de son second mandat, Barack Obama avait pourtant eu le mérite d’être clair en déclarant que les intérêts américains des trente à quarante prochaines années concernaient prioritairement l’Asie-Pacifique et l’Asie Centrale, d’où la nécessité d’une normalisation avec l’Iran. L’obsession des conseillers de la Maison Blanche et du Pentagone concerne avant tout l’Empire du milieu et le « new containment » destiné à prévenir le retour stratégique d’une Russie de plus en plus alliée à une Chine conquérante.
Les liens organiques, voire la dynamique des vases communicants entre les théâtres syriens et ukrainiens sont récurrents. Depuis la fin de la Guerre froide, qui a vu le démantèlement du Pacte de Varsovie mais la consolidation de l’OTAN, l’Union européenne (UE) a toujours servi de cheval de Troie à l’Alliance Atlantique, au détriment de la mise en chantier d’un nouveau système de sécurité collective avec la Russie continentale. Il y a deux semaines, le Pentagone annonçait - avec l’aval d’Angela Merkel - l’installation de vingt ogives nucléaires supplémentaires en Allemagne. Lancé en 2010 par l’OTAN, le programme de bouclier antimissile vise à déployer d’ici 2025 des intercepteurs de missiles et de puissants radars en Méditerranée, en Pologne et en Roumanie. Contre qui ?
L’histoire se répète rarement termes à termes, mais comment ne pas établir une analogie avec la guerre de Géorgie de 2008, qui a débouché sur l’installation de plateformes inter-armées russes en Abkhazie et en Ossétie du Sud afin de sanctuariser ces deux petites républiques autoproclamées ? C’est aujourd’hui un conflit gelé qui a empêché ce pays de rejoindre l’OTAN. En Moldavie, ce sont des troupes russes de « maintien de la paix », qui depuis 1992, protègent la Transnistrie sécessionniste, empêchant ainsi le pays de rejoindre l’UE, sinon l’OTAN. La multiplication de ces conflits gelés met à cran les Pays Baltes (membres de l’Alliance atlantique), dont la Lituanie qui ne se prive pas de faire de la surenchère pour obtenir des avantages communautaires et de nouvelles livraisons d’armes américaines.
Au Kosovo - micro-Etat mafieux sous tutelle de l’OTAN, créé par la volonté américaine et financé par les contribuables européens -, plusieurs organisations vitrines de la Confrérie des Frères musulmans recrutent des activistes jihadistes à destination des factions d’Al-Qaïda en Irak et en Syrie. Ces agissements s’opèrent au grand jour avec la complicité active des services spéciaux américains et de plusieurs de leurs homologues européens, dont les barbouzes britanniques.
Bien-sûr, ces actes d’OTAN n’intéressent pas la presse parisienne qui s’inquiète davantage de la « propagande de Moscou » cherchant à « justifier des opérations militaires destinées à sauver Bachar al-Assad ». Le représentant de l’Arabie saoudite aux Nations unies – Abdallah Moualimi – vient de fustiger (sans rire) ceux « qui prétendent combattre Dae’ch tout en soutenant le régime brutal d’Al-Assad et ses alliés terroristes comme le Hezbollah ». En matière d’islamisme radical et de terrorisme, dont Riyad assure la plus grande part du financement depuis plus de trente ans, ce diplomate imprudent aurait mieux fait de s’abstenir comme a tenté de le faire le représentant de la Turquie. Celui-ci n’a pu s’empêcher d’avouer que les seuls « terroristes » dignes d’intérêts aux yeux d’Ankara sont les combattants kurdes du PKK, du HDP et du PYD (PKK syrien).
« L’opération militaire russe complique les calculs turcs », souligne un chercheur du Middle East Institute ; « la Turquie a énormément investi sur l’opposition syrienne, y compris les factions radicales, pour renverser le régime. Les groupes soutenus par la Turquie ont récemment gagné du terrain au Nord contre les forces gouvernementales. Mais l’intervention russe pourrait renverser la tendance et affaiblir l’opposition syrienne et renforcer Assad ». Membre tout puissant de l’OTAN dans la région, la Turquie a reçu le feu vert officieux de Washington pour écraser les combattants kurdes pourtant engagé sur le terrain, en première ligne contre les terroristes de Dae’ch. Comprenne qui pourra…
Bref, la stratégie de Barack Obama, comme celle de François Hollande sont claires comme du jus de chique… En sont-ils conscients ? Peu importe, l’essentiel est que leurs conseillers en communication soient contents, l’œil rivé sur les sondages et les indices d’opinion en vue des prochaines échéances électorales.
Richard Labévière,7 octobre 2015
[1] La journée des Dupes désigne les évènements des dimanche 10 et lundi 11 novembre 1630 au cours desquels le jeune roi de France Louis XIII, âgé de 29 ans, réitère contre toute attente sa confiance à son ministre Richelieu, élimine ses adversaires politiques et contraint la reine-mère Marie de Médicis à l'exil.
[2] Staffan de Mistura, le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU pour la Syrie, répète lui-aussi depuis des mois que « Bachar al-Assad fait partie de la solution… »
Comment la Russie a pris note du plan américain pour une zone d’exclusion aérienne en Syrie
Davantage d’informations confirme que le déploiement russe visait autant à éviter un plan américain d’imposition d’une zone d’exclusion aérienne sur la Syrie – provoquant un changement de régime – qu’à vaincre l’État islamique.
La réaction outrancière de l’OTAN à une violation mineure de l’espace aérien turc par un avion russe révèle le point crucial du déploiement militaire russe.
L’Occident a perdu le contrôle du ciel de la Syrie.
(…)
http://www.mondialisation.ca/comment-la-russie-a-pris-note-du-plan-americain-pour-une-zone-dexclusion-aerienne-en-syrie/5480515
La Russie a « violé » l’espace aérien turc parce que la Turquie a « déplacé » sa frontière.
(5 octobre)
Extrait:
“Le fait est que les Russes volent tout près de la frontière et bombardent les positions de certains combattants anti-syriens que la Turquie soutient. Ils ont de bonnes raisons de le faire :
La ville, dans une région montagneuse du nord de la province de Lattaquié, a été une importante route de contrebande de personnes et de de marchandises entre la Turquie et la Syrie, et elle a, selon les rapports, servi de principale porte d’entrée aux armes livrées aux rebelles syriens par les Amis de la Syrie, un groupe de pays occidentaux et du Moyen-Orient dirigé par les Américains.
Il se peut bien, en effet, qu’un avion russe ait légèrement franchi la frontière en manœuvrant. Mais la vraie raison pour laquelle le responsable militaire américain et la Turquie peuvent se plaindre de ces « violations », est que la Turquie a unilatéralement « déplacé » la frontière turco-syrienne de 8 km au sud :
La Turquie maintient une zone tampon de 8 km à l’intérieur de la Syriedepuis juin 2012, depuis qu’un missile syrien de défense aérienne a abattu un avion de chasse turc qui s’était égaré dans l’espace aérien syrien. En vertu des nouvelles règles d’engagement mises en vigueur depuis, l’armée de l’air turque considèrera toute cible qui se trouve à moins de 8km de la frontière turque comme un ennemi et agira en conséquence.
Si les règles d’engagement syrien « déplaçaient » la frontière nord de la Syrie jusqu’à la mer Noire, est-ce que tout avion volant en Turquie orientale violerait l’espace aérien syrien ? Personne ne peut croire à de telles absurdités et c’est la raison pour laquelle personne ne devrait accepter ces idioties américano-turques. Les avions russes n’ont pas à respecter la « nouvelle » frontière turque mais seulement la frontière légale.”
(…)
http://www.mondialisation.ca/la-russie-a-viole-lespace-aerien-turc-parce-que-la-turquie-a-deplace-sa-frontiere-moon-of-alabama/5480148
Cet après-midi, j’ai passé devant le siège de l’OTAN à Bruxelles. Le bus s’est arrêté un instant devant. De telle sorte que j’ai pu en voir le symbole. Glaçant! Il évoque presque tous les pires imaginables. Quels maléfiques esprits ont-ils présidé à ce machin?