« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (14)

Anne Lauwaert
Ecrivain belge

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Chapitre III (4)

En matinée les Italiens arrivent : ils rebroussent chemin... Quelques heures plus tard il arrête de pleuvoir et le soleil perce... Il fait vraiment beau et chaud et nous pouvons faire sécher les tentes et les vêtements. Le paysage est tout blanc, c’est magnifique...

Donc, nous prenons un jour de repos. Mon altimètre indique 4480m...
Ils me demandent comment ça marche. Je leur explique le poids de la colonne d’air au-dessus de nous... plus on monte haut moins la colonne est haute et moins elle pèse, mais si le temps est mauvais l’air pèse plus ... donc si on est sûr de l’altitude à laquelle on se trouve, par exemple grâce aux cartes topographiques, la différence entre la pression réelle et la pression indiquée par l’appareil sert de baromètre et indique les prévisions du temps... ils me regardent drôlement...

Nous tenons conseil. Nous nous asseyons en cercle et nous discutons... Karim traduit scrupuleusement... Là-haut se trouve le col qu’il faut atteindre.
Maintenant que le ciel est dégagé, on devrait bientôt l’apercevoir... Les
conditions ne sont pas bonnes car le temps est variable et la couche de neige fraîche est importante, donc elle va cacher non seulement les traces des autres expéditions mais aussi les crevasses... Non c’est pas un jeu, il faut prendre cela très au sérieux... Si nous y allons il faut que tout le monde soit d’accord. Si une personne hésite, nous redescendons.
-« Non – dit Karim – eux, ils veulent y aller... »
Dans ce cas je promets de doubler leur salaire... Là c’est l’explosion... Ali se met à danser... ses compagnons le rappellent à l’ordre car c’est muharram...
Aidar me dit que nous passerons même s’il neige des rochers...

24 juillet : Nous nous préparons et c’est là que je m’aperçois que j’ai été
imprudente... J’avais demandé à monsieur Ashraf si je devais apporter du
matériel de montagne, non, non il a des cordes et tout et tout... Je n’ai pas
vérifié ... Quand je demande de sortir les cordes... il y a une seule très vielle corde... sans doute de la récupération d’une expédition européenne... En temps normal je ne m’y fierais pas, mais là... Nous allons donc devoir nous encorder tous sur la même corde... en cas de crevasse... Ils ne savent pas non plus comment faire le nœud pour s’encorder... Je finis par attacher chacun par une « queue de vache »... Cette fois c’est vraiment le cas de dire « Inch’allah, ça va tenir... »
Nous partons à 7h comme un long mille pattes... Mais ils ont une technique de marche qui m’épuise : ils courent le plus vite possible pendant un bon moment et puis ils s’effondrent dans la neige pour se reposer...
Karim et moi nous nous décordons et nous continuons à monter chacun pour soi... un pas après l’autre, lentement mais régulièrement, nous progressons vite et à notre rythme nous gérons et limitons nos efforts. Ici, il ne devrait pas y avoir de crevasses... Demain on verra...

A 12h, Hispar-La, c'est-à-dire le col, est en vue... et la vue est grandiose... lesporteurs exultent...
Lentement nous nous remettons en route... Ia Allah Kheir...

Karim et moi arrivons au sommet à 15h, les porteurs arrivent un peu plus tard.
Le ciel est dégagé, la vue sur le Snow Lake est extraordinaire, en dessous de nous tout le glacier Biafo que nous venons de gravir... Oui, c’est extra-ordinaire...
Puis tout d’un coup, un vent violent se lève et il reneige à gros flocons puis c’est vraiment la tempête. Impossible de rester ici à 5150m... Nous enfonçons dans la neige jusqu’aux genoux. Il faut au plus vite descendre d’au moins cent mètre et chercher une conque dans laquelle nous mettre à l’abri... Je prends dans mon sac toutes les sangles et cordelles que j’ai et les noue bout à bout. Karim se lie à un bout et moi à l’autre... cela fait-il 10 m ? ... c’est une assurance psychologique ... pas prudente car si l’un de nous deux tombe dans une crevasse ... sans doute allons-nous y glisser tous les deux...
Nous commençons à descendre, Karim devant, je suis très attentive pour
pouvoir bloquer en cas de glissade... ou... pire d’écroulement d’un pont de
neige au-dessus d’une crevasse...
Nous descendons au moins de 200m puis nous trouvons une belle conque au fond de laquelle nous montons nos tentes. Le vent est tellement fort que pour les empêcher de s’envoler, la seule solution c’est de se mettre dedans... Ce soir, pas de cuisine... nous grignotons des biscuits... Karim et Shafi dorment avec moi dans ma tente, Aider, Ali et Abbas dorment dans l’autre.

Le matin, tout le monde a mal de tête : c’est l’altitude et le fait de ne pas avoir mangé... Ali vomit de la bile et dit des choses incohérentes, il n’y a pas à s’attarder... le vent reste fort et il neige abondement...
Contrairement à mon habitude, cette fois je prends un air sérieux, Karim traduit :
-« Non, on ne cuisine pas, on plie bagage le plus rapidement possible, vous vous encordez et on descend sans traîner... Karim et moi partons dès que nous sommes prêts pour faire la trace - ceci est un ordre... »
Avant de partir je vérifie les nœuds ... Karim et moi marchons plus vite, Aider lui a expliqué par où passer, d’ailleurs nous devinons des traces ... Nous ne voyons qu’à quelques mètres car le brouillard est épais...
Puis, tout d’un coup, nous sommes bloqués... complètement entourés de
crevasses effrayantes... il faut remonter un bon bout et effacer la « mauvaise » trace pour ne pas induire les porteurs en erreur... Nous avons l’impression d’errer au milieu des crevasses... elles ont l’air sans fond... Finalement à 11 h nous débouchons en dessous du plafond des nuages et nous voyons loin en dessous de nous, sur la rive droite du glacier les murets qui indiquent un des camps où les trekkings font étape... Nous y sommes à 15h... Les porteurs arrivent... tout le monde exulte : nous sommes passés, ça y est, on l’a fait... on se serre dans les bras l’un de l’autre... enfin terre ferme... on s’installe et surtout, on cuisine, nous sommes affamés, crevés mais euphoriques... Shukru oual hamdu illah !

Les jours suivants nous allons descendre tranquillement : sentiers, rochers,
pénitentes de glaciers latéraux, torrents, sable, poussière... grandes étendues de prés fleuris, petits ruisseaux idylliques... soirées douces autour du feu pendant lesquelles nous parlons et racontons...entre amis...

La dernière étape contient une dernière petite leçon... Il fait très chaud, nous marchons à nouveau sous un soleil implacable et au début de l’après-midi nos gourdes sont vides... Contrairement à la normale, nous ne rencontrons plus aucun cours d’eau... Quand en fin d’après-midi nous trouvons enfin un tout petit filet d’eau, nous ne comprenons pas d’où il provient, il s’agit peut-être d’eaux usées provenant d’un village situé plus haut... Mais il n’y a pas le choix...
Nous avons beaucoup transpiré, nous sommes assoiffées et mes compagnons boivent directement de cette eau. Je remplis ma gourde et y ajoute les pastilles de Micropur pour la désinfecter et ensuite il va falloir encore attendre une heure que ces pastilles fassent leur effet, avant de pouvoir boire... vraiment dur, dur...
Nous avons aussi faim... Un des porteurs achète un poulet en passant près d’un village. Pendant que nous dressons nos tentes l’un d’eux s’éloigne et tout en récitant les prières égorge et plume le maigre petit poulet... que nous allons partager à nous six... c’est vraiment peu de chose mais après le riz et dal c’est exquis... Demain nous serons « en ville ».

Le 30.VII nous arrivons à Karimabad... Karim et moi prenons une chambre à l’hôtel. Nous sommes tous assis sur la terrasse pour une dernière bonne tasse de vrai thé et quelques tranches de cake. Je propose aux porteurs un dernier souper ensemble mais ils préfèrent partir tout de suite et rentrer le plus vite possible chez eux...
Je leur donne le salaire convenu et la gratification promise et j’arrondis le tout vers le haut... ils sont ravis... Puis vient le moment de nous séparer... Nous nous serrons intensément dans les bras les uns des autres en nous tapant sur les épaules comme de vrais hommes... Les gens assis autour de nous nous regardent avec étonnement...
Puis les porteurs s’en vont... Shafi aussi s’en va car il veut être avant nous au village pour préparer notre arrivée . Karim et moi, nous nous offrons un souper digne de ce nom...
Ce soir encore la douche est glacée... Quand je dis au manager qu’un hôtel de cette classe mérite un chauffe-eau, il m’explique que oui, ils sont en train d’étudier l’installation de panneaux solaires...
Mais la douche glacée est compensée par une bonne rasade de « Hunza
Water »... un alcool distillé localement et certainement pas déclaré
officiellement...
Nous restons longuement assis sur la terrasse et Karim me raconte qu’en
descendant le glacier, un des porteurs était quand même tombé dans une
crevasse car un pont de neige avait cédé... Grâce à la corde les autres ont pu le retenir ... puis ils ont mis leurs bâtons, qu’ils emploient comme des alpenstock pour marcher, en travers de la crevasse et s’en sont servis comme d’un pont...
Plus bas l’un d’eux avait glissé sur une plaque de glace qui était recouverte d’une dizaine de centimètre d’eau de fonte... il s’était étendu de tout son long et s’était relevé complètement trempé... Ils ne m’avaient rien dit pour ne pas m’inquiéter... Ia Allah... quelle histoire... Je comprends maintenant pourquoi le sucre avait pris un goût de pétrole et que mon essuie éponge était devenu tout collant et raide d’huile de cuisine...
En y repensant... cela s’est vraiment bien passé... cela aurait pu mal tourner...
En fait, pour satisfaire mes tourments existentiels... j’ai mis la vie de ces
hommes en danger... Moi, je suis ici pour mon plaisir, eux ils m’ont
accompagnée pour se procurer de l’argent pour faire vivre leur famille... C’est très différent...

A suivre...

 

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