Suite "Des raisins trop verts"
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Chapitre II (4)
Je vais aussi apprendre les petites phrases pratiques en Urdu... « Je désire boire du thé »... « Je m’appelle Anne, j’ai deux enfants... » etc... Ce qui amusera beaucoup Karim quand je les lui dirai car, évidemment l’accent... c’est pas ça...
Quand, au retour du K2, nous nous étions arrêtés, à la fin de la dernière étape, des tables avaient été dressées, on y avait disposé les documents, la caisse, etc.
Chaque porteur avait été appelé et payé. Mes compagnons leur avaient donné
des vêtements... Les porteurs avaient accepté mais avec dépit...
J’avais remarqué qu’en général ils ne portaient que des « tongs » mais que, pour
monter sur les glaciers, l’organisation avait mis à leur disposition des espèces de
coques en caoutchouc en forme de chaussures... Comme ils ne portaient pas de
chaussettes, les bords causaient des blessures mais cela valait mieux que marcher
pieds nus...
Nous, nous avions nos vêtements thermiques, mais eux n’avaient que leur shalwar kamiz ordinaire en coton... et contre le froid, ils n’avaient que leur grand châle en laine dans lequel ils s’enroulaient tant bien que mal...
Nous dormions dans nos duvets et sous nos tentes tandis que eux restaient assis dans les enclos de pierres et passaient la nuit à la belle étoile, tout au plus recouverts d’une feuille de plastique...
Cela aussi m’avait bouleversée... surtout en pensant à notre habitue de changer
nos vêtements selon les saisons et les modes... Combien de bonnes combinaisons de ski n’allaient-elles pas au container après la saison ? Et maintenant que tout le monde remplaçait les chaussures en cuir par des chaussons pour l’escalade et des chaussures en gore tex pour les excursions...
Ce gaspillage n’était-il pas regrettable et ne pouvait-on pas envoyer tout ça à ces
gens qui allaient pouvoir en profiter...
Comme d’habitude j’avais commencé à en parler avec ma famille, mes patients, mes copains ... et à la fin du compte je me retrouvai avec 32 grandes caisses en
carton, pleines de vêtements pour les Balti... Il suffisait d’expédier ...
Donc un soir je demandai à notre équipe de pompiers s’ils pouvaient m’aider à
transporter tout ça... Ils vinrent prendre mes caisses, les portèrent à Locarno dans le garage des bus postaux qui desservent la vallée où un transporteur vint les prendre pour les déposer chez un expéditeur à Bâle qui les achemina par bateau jusqu’à Karachi... Fait remarquable de la part des Occidentaux : puisqu’il s’agissait de bienfaisance pour les pauvres, les transporteurs ne me firent payer
que le plus petit minimum possible ...tout le reste fut bénévole et gratuit ...
Attendez la suite de l’histoire...
Quand j’ai expliqué à Sayed que je retourne au Pakistan il m’a tout de suite répondu que je devais aller loger dans sa famille...
Moi, honnêtement je préfère retourner au Dear Shalimar... mais il est vrai que c’est une occasion unique pour vivre quelques jours dans une famille et voir comment cela se passe...
Je finis par accepter ... ses frères vont m’attendre à l’aéroport, Monsieur Ashraf et Karim aussi d’ailleurs ... il est déjà prévu que le lendemain nous irons réserver le voyage pour Skardu...
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Chapitre III (1)
Deuxième séjour au Pakistan – Le Biafo-Hispar
Rawalpindi
Finalement le 13.VII.91 arrive...
Francesco me conduit à l’aéroport local de Agno. Puis escale à Zurich avant Francfort où je prends un avion de la Pakistan Air Lines. Je voyage avec la PIA
car c’est une façon de soutenir l’économie de ce pays.
Dans l’avion je suis assise à côté d’un Pakistanais très BCBG. Il engage la conversation. C’est un scientifique et il revient d’un congrès à Londres. Puis les
questions normales. Comment se fait-il que je voyage seule, où est ce que je vais ? que vais-je y faire ? Je lui raconte mon projet, il se montre préoccupé...
-« Vous allez dans les provinces du Nord ... savez-vous que c’est dangereux... et s’il vous arrive quelque chose, nous ne pourrons rien faire pour vous... »
-« Ne vous inquiétez pas, j’y vais avec des amis qui sont de là-bas et puis nous allons en montagne où rien ne peut nous arriver... »
Il n’a pas l’air convaincu :
-« En tous cas voici ma carte... en cas de besoin appelez-moi tout de suite... »
-« Merci beaucoup, à part le fait que dans le Baltistan les cabines téléphoniques
se font rares et sur le glacier... encore plus... »
Il n’apprécie pas mon humour qu’il ne comprend d’ailleurs pas car il n’est jamais
allé dans ces régions... Qu’iraient faire les gens bien dans ces contrées barbares ?
Un gros orage nous oblige à attendre l’accalmie à Lahore.
Quand finalement nous atterrissons à Islamabad, l’air est rafraichi par la pluie.
Monsieur Ashraf et Karim m’attendent ainsi que Osman, un des frères de Sayed.
Ils s’expliquent entre eux. Aujourd’hui je vais aller saluer la famille de Sayed et loger chez eux. Demain nous nous retrouverons pour régler les paperasses, et si tout va bien, après-demain nous prenons l’avion pour Skardu.
Osman m’emporte chez ses parents. Les rues du vieux Rawalpindi ne sont pas
asphaltées... c’est déjà la poussière dans toute sa splendeur... de nombreux nids de poule, on roule au pas.
La « vieille » maison est une curieuse bâtisse : seul un portail en fer donne sur la rue, pas de fenêtres... Nous entrons et débouchons directement dans un patio sur lequel s’ouvrent les pièces d’habitation et au premier étage les chambres.
Mais aucune pièce n’a de fenêtres vers l’extérieur.
Je vais saluer les parents de Sayed : le papa est un monsieur qui semble âgé et la
maman est une dame toute rondelette et très rieuse. Ils sont accueillants... Il y a
aussi les sœurs et les autres frères et les enfants de ceux qui sont mariés mais cela
fait trop de monde à la fois... Je dois tout de suite leur parler de Sayed... Le
papa parle bien l’Anglais, il parle tout bas et est très calme... voilà le thé... et déjà ma première incongruité...
-« Non merci, pas de lait... du thé noir svp... »
-« Comment ça pas de lait ? »
-« Non, j’y suis allergique... »
-« Mais votre mère vous a quand même allaitée... »
-« Ben non... j’y étais allergique, alors dès ma naissance cela a été compliqué... du thé, le lait en poudre des soldats américains... »
Olala... ils me regardent avec compassion, olala... la pauvre... Mais leur thé noir
fort sucré est exquis... Cette conversation va se reproduire tout au long de mon séjour... Tout le monde va s’indigner parce que je refuse le lait... En fait eux préparent même le thé sans eau mais avec rien que du lait... et les Hunza y mettent du sel au lieu de sucre... Chacun ses goûts...
Les femmes sont en train de faire la lessive, puis elles nettoient le pavement. A
nouveau la propreté est impeccable... Dès que le point d’eau est libéré ils m’y offrent la douche... froide... mais bien venue... La maman me conduit à une chambre, les garçons y déposent mon sac de voyage, je puis me changer et je me
sens tout de suite beaucoup mieux...
Puis on étend une grande nappe à même le sol, les filles y déposent de la nourriture, on mange avec les mains... sans couverts... mais c’est délicieux... les
saveurs qui m’ont enchantée l’année précédente ... Voilà je suis revenue...
Le temps a été mauvais pendant trois jours, l’avion de Skardu ne volera pas demain...
En soirée Osman et Jasmine, une des sœurs m’emmènent visiter la grande mosquée offerte au Pakistan par le roi Faiçal d’Arabie...
C’est une construction immense... toute en marbre blanc, très aérienne, construite comme une tente de bédouin... on dit qu’elle peut contenir 74000 personnes ! Elle a couté 120 000 000 $ ... ses 4 minarets sont très fins et hauts de 90m... elle couvre 5000m2... en son centre pend un lustre sphérique étonnant...malgré son style très moderne, c’est une merveille... Mais ce n’est pas tout cela qui enchante...
Le soir tombe... un petite brise se lève et repousse la chaleur du jour... le ciel vire aux couleurs si particulières de violets et d’oranges... Aux odeurs de poussière se mêlent les parfums de fleurs et les fumées des feux de bois ou au charbon sur lesquels on cuisine... Dans le lointain les collines de Margalla se profilent plus sombres... un muezzin appelle à la prière... Nous nous promenons pieds nus dans l’eau tiède qui ruisselle sur les pavements de marbre blanc... et cascade le long des escaliers... Les gens passent, ils saluent, ils bavardent, rient... des enfants jouent ... C’est une atmosphère tellement particulière qu’elle inspire des élans mystiques... cet endroit est particulier... J’y étais venue l’an dernier, rapidement avec les Italiens... aujourd’hui tout est différent... nous sommes tranquilles... on est bien... délicieusement bien...
Cette heure pendant laquelle la chaleur du jour cède la place à la fraîcheur de la
nuit dégage vraiment une énergie mystérieuse.
C’est le premier jour du muharram...
Jasmine parle assez d’Anglais pour que nous puissions communiquer... Nous bavardons et restons longuement assises dans la fraîcheur du soir ...
Je suis obsédée par les moustiques car ce n’est pas le moment de faire une crise
de malaria... donc à tout moment je lève mes chaussettes ou abaisse mes
manches... Jasmine se moque de moi... je dois lui expliquer...
-« Mais enfin - finit-elle par me dire – qu’est ce qui te fait partir là-bas ? Tu n’es
pas bien ici chez nous ? Tu ne préfères pas passer un mois avec nous ? Il y a
tellement de belles choses à visiter dans les environs, nous demanderons la voiture et un des garçons nous conduira. Nous irons rendre visite à des amis, nous ferons des pique-niques dans les collines quand il fait trop chaud. Les enfants adorent faire des pique-niques... »
J’ai beaucoup de mal à lui expliquer que je suis venue avec le but précis et préparé depuis longtemps d’aller en montagne... que évidemment un mois de dolce farniente dans leur famille est une idée séduisante, que visiter les richesses
culturelles m’intéresse aussi, mais que, cette fois, mon but est en montagne...
Jasmine secoue la tête...
-« Ts, ts, ts... je ne comprends pas comment tu peux préférer aller courir dans le
froid et où il y a des ours au lieu de rester ici avec nous... »
Quand je rejoins ma chambre, elle est comme un four à accumulation... Les murs en brique ont cuit pendant toute la journée, maintenant ils restituent cette chaleur vers l’intérieur... je cuis... mon thermomètre s’arrête à 50°C « parce-qu’il-ne-va-pas-au-delà »... impossible de fermer la porte, ni de dormir sans allumer le ventilateur mais celui-ci fait un bruit épouvantable... Pas étonnant que les autres membres de la famille dorment dehors ou sur la terrasse... mais je n’ose quitter la chambre qu’ils ont si aimablement mise à ma disposition...
D’ailleurs, dehors il y a les moustiques...
C’est dans ma chambre surchauffée dans la « vieille maison » de Rawalpindi que
je comprends la logique du ramadan...
Dans un pays torride où il est impossible de travailler pendant le jour, où, comme les parents de Sayed, les gens se lèvent à 3h du matin mais font la sieste pendant la journée et reprennent leurs activités le soir, il est logique de ne pas manger pendant tout ce temps de somnolence. Nous non plus, nous ne mangeons, ni ne buvons pendant que nous dormons la nuit. Tout simplement, dans ces pays torrides on vit la nuit et on dort le jour. Par contre en Europe on travaille de 8h à 18h ... et ne pas manger, ni boire est une aberration due à l’obtusion mentale qui ne saisit que le sens apparent sans être capable de comprendre le sens profond d’un précepte religieux. Cette rigidité conduira à l’autodestruction de ce précepte, en Europe. Sans compter l’hostilité générée par des comportements contraires aux usages locaux : la nuit on dort, le tapage nocturne est mal perçu, ceux qui le produisent sont rejetés, les familles nombreuses bruyantes sont détestées...
Finalement je m’endors et ils me laissent dormir jusqu’à 10h !
Et vous, qu'en pensez vous ?