Koeppel Roger: “Embrassades étrangères”, Editorial, Die Weltwoche, 13.2.2015

"Lundi dernier, la présidente de la Confédération, Simonetta Sommaruga, s'est rendue à Bruxelles, pour d'obscures raisons, afin de faire part au président de la Commission, Jean-Claude Juncker, que le gouvernement suisse n'avait rien de nouveau à dire concernant la mise en œuvre de l'initiative contre l'immigration de masse. Cette visite amicale superflue qui n'a, comme prévu, donné aucun résultat a permis à Juncker, apparemment désinhibé, de saisir l'occasion de faire une tentative de rapprochement brutale qui a culminé par une scène de bise probablement la plus curieuse de l'histoire de notre politique étrangère.

Lors d'une rencontre avec la presse, le commissaire en chef s'est jeté sur la présidente de la Confédération prise au dépourvu, bouche entrouverte sur la joue de Sommaruga, nez pressé contre sa tempe, paupières closes, comme en transe, lèvres tombantes, menton fermement posé sur la mâchoire inférieure de sa visiteuse. Celle-ci a supporté, en souriant bravement, mais un peu à contrecœur, cette offensive inconvenante.

Sommaruga, virtuose de la politique qui n'aime guère improviser, mais préfère jouer des partitions bien réglées, a semblé en quelque sorte déconcertée par l'atterrissage en catastrophe de Juncker sur son visage, tout en ne l'étant pas. Au lieu de mettre à distance le Luxembourgeois indiscipliné, de pointer par une remarque bien sentie le caractère franchement déplacé de ces bises à Bruxelles, elle rayonnait, une fois ces avances surmontées, comme une élève modèle qui venait de recevoir de son professeur une excellente note pour bonne conduite.

On pourrait classer cet épisode s'il ne révélait pas un sens plus profond de la politique européenne officielle de la Suisse. Sur la grande scène de Bruxelles, la petite Suisse fait actuellement figure d'une sorte de victime de viol, objet docile de concupiscences étrangères auxquelles on n'offre certes pas spécialement ses services, mais contre lesquelles, à l'évidence, on n'a pas la force ou l'envie de se défendre, voire les deux. Heureusement, ce n'est pas Sommaruga qui s'est jetée au cou de Juncker. Mais voilà, la correcte Helvétie, un peu coincée, rend les armes dès que le taureau européen titube à sa rencontre.

Les images en disent plus que les mots. La présidente de la Confédération aurait dû tirer parti de cette scène insolite pour faire savoir gentiment, mais sans équivoque, à l'UE que la politique de contact physique, sans doute bien intentionnée, du chef de la Commission n'aidait pas à surmonter les différends inconciliables. La Suisse ne veut pas s'unir à l'UE. Notons la sagesse des conseillers fédéraux d'autrefois qui renonçaient aux voyages officiels à l'étranger. Le fait de se borner d'eux-mêmes au terrain local a contribué à envelopper le gouvernement suisse à l'étranger d'une mystérieuse aura d'inaccessibilité et de supériorité. Les conseillers fédéraux n'étaient probablement pas meilleurs jadis, mais ils savaient éviter plus habilement les situations gênantes en dissimulant leur banalité sous la discrétion.

Sommaruga capitule devant la récupération de Juncker. Elle fournit ainsi à l'UDC une belle image symbolique pour la prochaine campagne électorale sur la politique européenne que le Conseil fédéral veut à tout prix éviter. Ses objectifs à long terme sont, bien sûr, clairs: il faut enterrer «l'initiative contre l'immigration de masse» mal-aimée et sceller le rapprochement institutionnel avec l'UE par un «accord-cadre». On fera valoir auprès du peuple la soumission intentionnelle au droit et aux juges européens par un slogan du style «Contrat de consolidation des relations bilatérales entre la Suisse et l'UE». La libre circulation des personnes, rejetée par la décision populaire de février 2014, sera ainsi réintroduite par la petite porte.

Ce ne sont pas des théories complotistes, mais une description réaliste de la situation telle qu'elle est. Toutefois, même les manœuvres du Conseil fédéral semblent petit à petit légèrement l’inquiéter. Si l'on en croit les rumeurs, la séance de mercredi dernier qui aurait dû faire une proposition de loi concrète sur l'immigration a involontairement dégénéré en une séance épique de trois heures d'introspection. Tout d'un coup, des doutes ont surgi. Les euro-turbos de l'assemblée – Burkhalter en tête, suivi de Berset, très remonté, puis de Widmer-Schlumpf et de Sommaruga – ne semblent plus tout à fait sûrs de leur affaire. On sent le mécontentement explosif dans le peuple face à la libre circulation des personnes qui reste élevée.

Personne ne souhaite passer, après coup, pour le fossoyeur d'une décision populaire. Au moins en année électorale, il faut sauver les apparences et montrer que ce Conseil fédéral respecte la volonté du peuple. Même si l'on bricole d'ores et déjà d'arrache-pied la manière de la contourner. Peut-être sans le vouloir, la ministre des Finances, Eveline Widmer-Schlumpf, s'est exprimée avec franchise lors d'une conférence à Singapour (d'ailleurs, qu’y faisait-elle?). Devant un parterre d’hommes d'affaires, elle s'est avancée en déclarant que la Suisse devait bientôt voter sur sa relation avec l'UE parce qu'il y aurait incompatibilité entre l'initiative contre l'immigration de masse et les accords bilatéraux. Était-ce un manque de prudence ou une prise de position intelligente pro domo? Le plan décrit ci-dessus est déjà officiellement prétracé. Pour effacer le 9 février.

Quoi qu'il en résulte, la Suisse n'a du point de vue de ce journal aucun intérêt à se lier plus étroitement à l'UE. Oui à une collaboration, mais pas de soumission au droit communautaire. Ce serait une faute de politique économique que d'exposer la Suisse libérale aux dangers de la régulation automatique du marché intérieur européen avec ses impôts élevés, ses marchés du travail rigides et de fortes interventions de l'État.

Dans des temps difficiles, il se fait évident que la Suisse doit conserver sa capacité d'action. Mondialement, et pas seulement à niveau européen. Ce petit État vulnérable ne peut pas se permettre le risque de liens trop étroits avec une zone économique qui reste en perte de vitesse."

Source et auteur : Die Weltwoche, Roger Koeppel, 13 février 2015

Merci à Litchio ( nom connu de la rédaction)

3 commentaires

  1. Posté par Ueli Davel le

    Koeppel est trop intelligent pour le CF. Il doit rester libre,comme un électron libre, agile, vif, c’est un excellent OBSERVATEUR. Qu’il ne met pas ses pieds dans les sables mouvent de l’administation fédérale.

  2. Posté par top gun le

    Tout a fait d’accord avec @Kolly Gabriel, on est dans le burlesque, il est grand temps d’actionner la balayette et de proposer des gens adéquates(surtout non complaisants comme cités)! Fini les courbettes et les remontrances de toutes natures. Entendre parler de p’tits suisses, c’est de fromage qu’il faut comprendre.

  3. Posté par Kolly Gabriel le

    L’hebdomadaire Weltwoche est sans doute le seul média de notre pays qui a le courage d’appeler un chat un chat. Merci à son rédacteur en chef, que je verrais bien sous la coupole fédérale, pour son courage et son attitude sans complaisance. Avec Windisch et Décaillet on a un bon trio de journalistes non inféodés au politiquement correcte ! Tant mieux et çà redonne un peu d’espoir !

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