Il y a une expression qui me déplaît fort, très fort. Un "immense" artiste ou penseur. C'est une divinisation illégitime. Les chrétiens ont-ils jamais dit que le Christ était un immense personnage ? Non! Pourtant il y aurait eu de quoi. Après le concile de Chalcedoine en 451, il fut déclaré divin. Mais il est vrai que ce concile a en même temps déclaré qu'il était aussi un homme, bien circonscrit dans le temps et dans l'espace. Est-ce pour cela qu'on ne l'a jamais considéré comme un être immense ? Peut-être. Dans le fond, un être immense, ce n'est plus une créature visible, repérable, mais une entité indéfinissable, un ectoplasme qui flotte dans l'éther d'une culture nauséabonde.
Il me semble qu'on a commencé à parler d'artistes immenses à partir du moment où l'art contemporain a basculé dans l'insignifiance, dans ce que l'historien de l'art Jean Clair appelle l'immonde. Les exemples abondent. Il suffit de penser aux "œuvres" de Paul McCarthy ou de Jeff Koons. De l'auteur du "plug" anal, que dire d'autre qu'il est immense ? Il est si insignifiant, en effet, qu'on n'arrive plus à le repérer, ni lui, ni ses œuvres ; elles sont partout et nulle part. Tout se dissout dans un non-monde ou dans l'im-monde. Comme lui, nombre de soi-disant artistes se complaisent, à la suite d'Andy Warhol, à reproduire exactement une brosse à dents ou un sèche-cheveux, comme je l'ai vu au MAMCO il y a quelques années à Genève. Ces objets n'étaient d'ailleurs même pas reproduits mais posés sur le sol d'une salle.
Cet adjectif "immense" est significatif de notre époque. Dieu est mort, mais pas ce besoin de s'écraser devant quelqu'un ou quelque chose. Difficile de lâcher les bonnes vieilles habitudes. Et puis, devant ce qui est immense, que faire d'autres que s'écraser ? D'ailleurs, cet écrasement de soi devant un auteur, un texte ou une œuvre, ne date pas d'hier. Autrefois on s'écrasait devant la Bible comme on le reproche aujourd'hui aux musulmans. Hélas, il est probable que cette annihilation du moi devant les écrits ou déclarations des plus hautes autorités ecclésiastiques ou culturelles, se perpétuera jusqu'à la fin des temps. Aujourd'hui encore, dans certaines universités, on apprend aux étudiants à s'écraser devant des auteurs déclarés grands ou, encore une fois, immenses.
Je me souviens que quand j'ai commencé à rédiger ma thèse sur Rousseau (qu'on a déclaré immense lors du trois-centième anniversaire de sa naissance il y a deux ans à Genève), j'étais moi-même victime de cette idolâtrie qui fait voir les auteurs grands ou immenses. Tout ce qui me restait à faire, c'était de pénétrer, chapeau bas et oreilles couchées, dans l'immense pensée de Jean-Jacques, ayant abandonné, devant l'entrée principale, tout espoir de sortir de cette pensée, de prendre une distance envers elle, bref, de la juger. Et puis un miracle s'est produit. J'ai découvert des auteurs qui ne s'écrasaient pas devant lui, mais le jugeaient. Certains le jugeaient même très sévèrement comme J.H. Huizinga. Ce fut une révélation. J'avais donc moi aussi le droit de le juger et de dire, par exemple, que son Contrat social était une œuvre sans cohérence, presque délirante. Parce que j’avais cessé de le considérer immense, je pouvais le juger.
Après Rousseau, des auteurs, morts ou vivants, m'ont appris cette respectueuse impertinence qui ouvre la porte au jugement d'une œuvre. La plupart d'entre eux étaient juifs et ce n'est pas un hasard. Dans la tradition juive, le Talmud a formé les esprits à cette respectueuse impertinence qui fraie le chemin hors d'une pensée esclave, d'une pensée qui pour paraphraser une formule de Dante, oblige à abandonner tout espoir (lasciate ogni speranza). Bien qu'ils aient conservé l'Ancien Testament, les chrétiens, curieusement, n'ont guère honoré cette attitude talmudique. Il y a bien eu le protestantisme qui nous a amenés à nous interroger sur les textes. Mais paradoxalement, ce sont aujourd'hui certains protestants qui reviennent à une approche servile des textes comme s'ils n'avaient pas été écrits par des hommes mais par Dieu lui-même.
Il faut interroger les textes si l'on ne veut pas mourir idiot. Mais il ne faut pas non plus que cette interrogation devienne une déconstruction si radicale qu'elle les dissolve jusqu'à ce qu'ils n'aient plus rien à nous dire. Parce qu'à ce point, derrière l'œuvre, il n'y a plus personne. C'est alors qu'on peut déclarer l'auteur immense. Facile, il n’existe plus.
Jan Marejko, 3 janvier 2015
Merci Jan Marejko pour cet excellent texte. J’ai beau faire des efforts, mais décidément l’art contemporain ne me séduit pas, je bascule toujours dans le sens de votre phrase : “Il me semble qu’on a commencé à parler d’artistes immenses à partir du moment où l’art contemporain a basculé dans l’insignifiance, dans ce que l’historien de l’art Jean Clair appelle l’immonde”.
Ne pas mourir idiot… ce sont exactement les mots que j’ai employés pour expliquer ma démarche vers l’hébreu. Il y a plus de vingt ans. Cesser enfin de tourner en rond en chantant « ton nom Jésus est merveilleux », et autres fariboles. J’ai eu pour moi de n’être pas mu par un dépit hargneux, mais par une soif de l’intelligence… que je nomme parfois « ma petite brebis », ma seule amie. Est-ce cette démarche qui, au fil des années, m’a fait « redevenir enfant »? Il se peut. Et j’insiste sur « redevenir », car, en opposition au français qui dit « si vous ne devenez COMME des petits enfants… » il implique une notion de retour, qui ne se lit qu’en hébreu.
Mais, assurément, cette démarche m’a permis de constater que « si vous ne devenez comme des petits enfants… » ne collait pas, et que l’hébreu confirmait cette intuition.
C’est aussi pour cela, en suite de ma démarche, que j’ai dit de Rousseau que si certaines de ses affirmations sont correctes il n’en est pas moins un marionnettiste, un tireur de ficelles. Un socialiste? ou plus simplement un homme? J’aimerai bien lire la thèse de Jan!