L’alpha et l’oméga de la démocratie suisse: les vraies dérives et les vraies menaces

Thomas Mazzone
Enseignant, écrivain

Le débat sur l’initiative du collectif RASA a débuté: on nous parle de démocratie ici, de déni là-bas et tout le monde s’en revendique pour défendre tout et son contraire. Pourtant, il est une évidence: la démocratie directe suisse ne souffre presque aucune restriction. Il est vrai qu’on a voté de nombreuses fois sur le thème de l’immigration depuis la proposition émanant du visionnaire James Schwarzenbach ; tout comme il est vrai que cette initiative respire le goût de la défaite chez des signataires qui ont tous en commun la rupture qu’ils représentent par rapport à la tradition suisse: art contestataire, politique internationaliste, redéfinition financière de la nation, etc.

Ces derniers sont les premiers à avoir le culot, après s’être largement associés à la vague des critiques à l’encontre de la démocratie directe, à oser tenter d’en abuser dans un sens qui leur semble propice. La majorité des politiciens a plus de réserve et mise (sans doute) sur une combinaison entre restriction démocratique et une application anecdotique de l’initiative. Pour ces premiers désespérés, pourtant, c’est la fin d’un rêve qui pointe son nez, alors que les seconds auront la froideur de l’analyse et tenteront de subsister en s’adaptant en tant que classe, quitte à mettre fantasmes et rêves au placard. La carrière avant l’utopie est un point de départ suffisamment rationnel et enthousiasmant sur lequel on pourra au moins, à l’avenir, compter. Il ne faudra pas hésiter à faire peser systématiquement cette menace sur des élus, dont le rôle consiste à se dédier au peuple avant de se dédier à eux-mêmes, avec - il est normal - un peu de gloire et de prestige en récompense.

Nous sommes à un tournant dans lequel l’enjeu est celui, plus que jamais, du sens des choses, et dans des domaines bien plus variés que la seule souveraineté migratoire, laquelle n’est qu’une synthèse de problèmes qui semblent tous coïncider! Personnellement, je ne suis pas un ardent défenseur de n'importe quelle forme de démocratie: je pense que c’est une question de terre et de peuple, de circonstances histoirico-culturelles. En revanche, je suis attaché à la tradition et au sens. En 1291, le sens du pacte qui confédéra les Waldstätten fut scellé dans une optique de préservation et de défense face à l’ennemi commun. C’est selon la notion anthropologique de “l’ennemi” que fut instituée la démocratie suisse.

Ensuite et très tôt, l’étranger ne fut plus toujours l’ennemi: il fut aussi partenaire et, parfois, allié. L’Histoire fit que le génie culturel européen n’eut pas qu’un seul foyer et un petit pays comme la Suisse, avec souvent des moyens limités, ne fut pas toujours le cœur de toutes les convoitises et de toutes les envies. Avec la forte tradition paysanne qui est la sienne, doublée du peu de place qu’il y avait pour s’en émanciper et pratiquer un autre métier que le travail de première nécessité ou la guerre, notre pays a cultivé l’élitisme. La disparité que cela créait menait souvent la plus fine fleur intellectuelle et militaire du pays à aller prospérer ailleurs, regardant ce qu’avaient à offrir les cours des rois lointains. Plus que jamais, le peuple, petit mais majoritaire, eut donc besoin de sa démocratie pour se préserver encore et toujours, lui qui n’était pas destiné à migrer. Malgré une médiocrité croissante au sein de l’élite actuelle, force est de constater que le problème (de la divergence de vues entre petit peuple et élite) s’est amplifié et que, plus que jamais, notre démocratie fait sens.

En fin de compte, l’Europe possède une structure disparate, associée à un organe de commande technocratique dont, pourtant, les peuples tendent à vouloir se dissocier. Le système est à l’agonie, mais en Europe, on n’a pas l’habitude de demander leur avis aux peuples. Autrefois, quand la Suisse était encore une confédération, il y avait une cohérence et une cohésion suffisantes, afin que ce ne fût pas nécessaire: une entente mutuelle pour que tout passât suffisamment bien. Aujourd’hui, toutes les structures ont été désintégrées et artificiellement substituées par l’UE. L’excellence est définie comme cosmopolite et internationale ; les élites ont délaissé les peuples. Le multi-culturalisme semble même empêcher tout ré-agencement organique de s’effectuer naturellement. Il se peut qu’il faille encore longtemps pour que cette Union-là sorte de “l’impasse”.

Certains rêveurs, dont sans doute Mme Calmy-Rey, s’imaginent une Suisse au rôle moral pour promouvoir la démocratie en Europe et dans le Monde, mais à chaque pas qui nous rapproche de l’UE, la cohésion institutionnelle suisse semble se dissoudre davantage pour se refondre dans des institutions hors sol: droit international, Espace Schengen, uniformisation académique… Si rôle moral il y avait, ce serait à la Suisse de montrer comment, grâce à l’esprit de gens révoltés mais attachés à leur terre, on conserve son moyen d’exister, usant de diplomatie pour se faire respecter et entendre. Les choses ont un ordre, un bon ordre, et s’il y a quelque chose de vicieux dans la démarche de tous ceux qui se revendiquent de la démocratie pour favoriser la désintégration helvétique dans l’UE par le vote, c’est que celle-ci n’est ni démocratique (et encore moins au sens suisse), ni n’offre de garantie qui laisserait au peuple la possibilité d’y mettre fin. En d’autres termes, tous ceux-là utilisent la démocratie pour signer son arrêt de mort et ce n’est donc que cohérence, que de les voir, tous, fustiger la démocratie directe dès qu’ils en ont l’opportunité. Selon une interprétation morale et honnête de la Constitution, selon l’alpha et l’oméga de l’esprit suisse, il aurait même fallu invalider une bonne moitié des initiatives qui nous ont mené là: celles, précisément, qui ont bradé ou mis en danger notre souveraineté. Voilà ce qu’il est nécessaire de rappeler à nos politiciens, si prompts à nous décevoir au traitre son de mots si communs maintenant: “démocratie dévoyée”.

 

Thomas Mazzone, le 11 décembre 2014

2 commentaires

  1. Posté par Pierre H. le

    Le pays « Europe » n’existe pas, n’a jamais existé et n’existera jamais. L’Europe n’est pas un pays, c’est un continent dont les pays ont développé chacun leur propre culture. Imaginez un instant d’unifier un Suédois et un Grec et leur donner la même langue, la même culture, la même racine. C’est impossible. Et dans notre Histoire, on s’entretuait et nos nations se sont bâties sur les guerres. Vouloir faire du continent européen puis du monde entier une soupe homogène sans nations ni identités ne fera que nous propulser dans l’horreur si bien décrites dans les films de science-fiction des années 70-90. Même les « élites » instigatrices de cette mystique se suicideront de monotonie !

  2. Posté par Jac Etter le

    Bravo M. Mazzone. D’autant plus que l’un des éléments fondamental de la construction de cette Europe est totalement passé sous silence, alors qu’il en est l’un des moteurs décisif : c’est la corruption et les avantages réservés aux copains. On ne parle même plus des pays du Sud où ceci est une banalité, on parle des pays de l’Est qui ont importés cette pratique, élevée historiquement à un niveau déontologique, dans leurs habitudes politiques. Notre pays s’inscrit dans la responsabilité individuel et le libre-arbitre, ces deux piliers sont abolis dans l’UE et remplacés par les règles et les idéaux. Ces derniers principes sont des coquilles mortes, vidées de toutes substances vitales permettant la création, le dynamisme, l’avancée vers un futur positif et ouvert. Nous sommes une démocratie non dévoyée parce que nous nous questionnons et nous sommes ainsi vivants, pas parce que nous avons une morale. La morale est une pensée déjà momifiée, projetée à l’extérieur pour transmettre à l’autre l’image idéalisée d’un soi artificiel. Et tiens, comme c’est bizarre, ça ressemble beaucoup à Mme Calmy-Rey.

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