La culpabilité n'est plus au goût du jour. Une affiche genevoise vantant le « safe sex » avec une belle fille chevauchant en léger bikini un beau garçon, porte l'un des dix commandements de la modernité : « Ne regrette rien ». Autrement dit, ni la belle fille, ni le beau garçon ne doivent oublier le préservatif, de façon à ne pas regretter le pur bonheur qu'ils auront connu en faisant l'amour. Car c'est bien connu, lorsqu'on fait l'amour, on connaît un pur bonheur, comme lorsqu'on boit un Nespresso avec George Clooney.
Ainsi nous est-il suggéré, dans les belles rues de la cité de Calvin, que la culpabilité gâche nos plaisirs. C'est vrai. Difficile de goûter aux extases consommatrices ou sexuelles qui nous sont quotidiennement proposées si l'on se sent coupable. Difficile d'y goûter lorsqu'on appuie avec délices sur l'accélérateur de sa Maserati et que soudain, on pense aux réfugiés syriens, aux boat people de Lampedusa, bref à la misère du monde. Comment trouver un pur bonheur sur un beau yacht si, en même temps, on pense à cette misère ? Après quelques secondes, on se sent coupable et ça gâche tout. Certains essaient de ne plus penser pour ne plus se sentir coupable, mais c'est difficile.
De la culpabilité, débarrassons-nous pour être enfin heureux ! Telle est la prière que nous marmonnons dès potron-minet pour avoir une belle journée. Les musulmans prient Allah parfois dans la rue. Nous, nous prions les dieux de la consommation tous les jours dans toutes nos rues, presque agenouillés devant leurs icônes, c'est à dire nos affiches publicitaires. Nous les prions pour qu'ils nous débarrassent de toute culpabilité, nous ouvrant ainsi le chemin d'une pure jouissance.
Étrange prière. Pouvons-nous vraiment nous débarrasser de toute culpabilité ? Le devons-nous ? D'autant plus étrange qu'en notre temps nous avons vu s'épanouir des exterminateurs n'éprouvant aucun sentiment de culpabilité. Eichmann bien sûr, mais aussi le Cambodgien Khieu Samphan, pour ne citer que deux exemples dans la longue liste des tueurs de masse n'éprouvant aucun regret. Un monstre ne connaît pas la culpabilité parce que lui, comme Eichmann, a cessé de penser. Le philosophe Heidegger, lui non plus, n'a jamais éprouvé le moindre regret d'avoir été membre du parti nazi jusqu'en 1945. Avait- il cessé de penser ? Suggestion sacrilège pour le monde académique qui l'a révéré et le révère encore.
Vouloir se débarrasser de toute culpabilité est aussi étrange en regard du bon sens. Se sentir coupable, c'est éprouver le sentiment qu'on aurait dû agir autrement, qu'on aurait pu le faire et qu'on ne l'a pas fait. J'ai donné un coup de pied à mon chien et je n'aurais pas dû - j'ai menti plusieurs fois et j'aurais pu dire la vérité - j'ai parlé d'amour alors que je ne ressentais rien de tel. Ces épisodes me font mal, je me sens coupable et ça me fait souffrir.
Se sentir coupable, c'est donc pénible, mais c'est aussi se découvrir libre et non pas déterminé par diverses forces agissant sur nous comme sur un robot. S’il était clair et prouvé que, tels des robots, nous sommes téléguidés par nos obsessions, hantises ou perversions, jamais nous ne pourrions ressentir de la culpabilité. Si nous parvenions à nous en débarrasser, nous éliminerions en même temps notre liberté. Et puis aussi, comme on vient de voir, notre faculté de penser.
Le sentiment de culpabilité est donc signe de liberté. Il n'a rien à voir avec la reconnaissance d'une erreur. Imaginons Hitler admettant qu'il a fait une erreur en faisant construire des chambres à gaz, une erreur de stratégie qui lui a fait perdre la guerre. Cela le rendrait-il plus humain ?
La culpabilité montre aussi que nous ne faisons pas que fonctionner sur terre. Elle nous gêne parce que nous voudrions faire de notre vie, un fonctionnement dans lequel il n'y aurait plus à se poser de questions, à se sentir coupable ou responsable, à témoigner pour la vérité en prenant des risques. Ce serait tellement plus facile ! C'est alors que nous pourrions faire l'amour comme d'heureux petits lapins comme nous y invite cette affiche genevoise pour le « safe sex ». Mais le chemin jusqu'à cette très particulière béatitude est encore long, très long.
Jan Marejko, 14 août 2014
Cette campagne, pour ne mentionner qu’elle, est d’une niaiserie confondante.
Or, lisant « Le système totalitaire » (Hannah Arendt) j’apprends que: « la propagande totalitaire ne peut insulter outrageusement le sens commun que lorsque celui-ci n’a plus de valeur ». Et quelle valeur a-t-il quand un ministre de la justice, Christiane Taubira, invite fermement à « résister contre le soi-disant bon sens, faute de quoi les ténèbres enserreront la France… », et que son auditoire applaudit, et que pas un canard ne signale cette énormité?
Que dire alors sinon « c’en est fait ! »