La plaque tournante du narcotrafic sud-américain

Yanik Sansonnens
Yanik Sansonnens
Journaliste indépendant

La région Nord du Brésil est impliquée jusqu'au cou dans un trafic international de cocaïne réunissant principalement la Colombie, le Pérou, la Bolivie, le Suriname et la Guyane. Des milliers de kilomètres de frontières entre jungle et fleuves, une classe politique passive et parfois complice des trafiquants, ainsi qu'une police fédérale dépassée par l'ampleur de la tâche constituent les ingrédients d'un commerce aux proportions suréelles et aux conséquences dévastatrices.

 

L'État d'Amazonas, grand comme 2,5 fois la France, mais peuplé seulement de 3'800'000 habitants, est recouvert à plus de 90% par la forêt amazonienne. Au coeur de cette immensité sauvage où cohabitent notamment caïmans, anacondas, paresseux et dauphins, coule le fleuve Amazone et ses innombrables affluents, traversant cet État d'ouest en est, continuant ensuite son chemin vers l'État voisin du Pará, avant de se jeter dans l'océan Atlantique.

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Ville hôte du Mondial (La Suisse y affrontera le Honduras le 25 juin), Manaus est la capitale de l'État d'Amazonas. Avec l'autre grande ville de la région, Belém (État du Pará), elles se situent sur la route du narcotrafic avec comme principaux points de départ deux affluents de l'Amazone, l'un en provenance de Colombie et l'autre du Pérou. Ces deux affluents convergent à Manaus, qui fait donc office de relais incontournable pour les tonnes de cocaïne convoyées annuellement par bateau depuis les deux pays voisins.

 

Une petite partie de la drogue est vendue à Manaus (voir ci-dessous), une autre plus importante est conduite vers le centre (Brasília) et le sud-est du pays (Rio de Janeiro et São Paulo), tandis que la plus grosse portion file vers Belém. De là, une faible quantité transite vers le nord-est (Fortaleza et Salvador da Bahia), alors que la part du lion rejoint le Suriname et la Guyane, qui, grâce aux liens étroits qu'ils entretiennent avec la Hollande et la France, facilitent l'approvisionnement du marché européen de la drogue.

Un poids lourd de l'économie

Sise dans le delta de l'Amazone et porte d'entrée vers la jungle amazonienne, Belém jouit d'une position géographique privilégiée. Au centre-ville, non loin du Théâtre de la Paix (joyau architecural ressemblant comme deux gouttes d'eau à l'opéra Garnier de Paris), le journaliste independant Lúcio Pinto nous reçoit dans son appartement, où des montagnes de livres s'accumulent sur son bureau, faute de place. "La drogue est dissimulée dans le double-fond des caisses de marchandises acheminées via l'Amazone, ce fleuve gigantesque d'une longueur oscillant entre 6'300 et 6'800 kilomètres, selon les mesures. Il s'agit d'un énorme business représentant peu ou prou 1/3 de l'économie régionale", affirme ce fin connaisseur de la filière brésilienne du narcotrafic.

 

Les sommes d'argent sont colossales et le blanchiment via le secteur bancaire est très risqué, c'est pourquoi les barons de la drogue achètent des masses d'or, une valeur sûre dans une région qui recense de nombreux sites d'orpaillage. "C'est la première monnaie des trafiquants. Leurs représentants se rendent régulièrement sur les lieux aurifères, notamment dans la ville d'Altamira au sud du Pará. Cet or est ensuite facilement écoulé au sein de l'économie légale, tout en servant à corrompre des politiques et des flics", poursuit Lúcio Pinto.

 

Le journaliste se réfère aux différentes affaires de corruption qui ont défrayé la chronique dans le passé, démontrant les liaisons dangereuses qui prévalent entre certains notables, quelques policiers ripoux et le grand banditisme. Même si aucun scandale n'a éclaté ces derniers temps, beaucoup à Belém sont convaincus que rien n'a changé. Lorsque le sujet est évoqué au marché aux poissons Ver-o-Peso, trônant sur les quais, face à la baie de Guajará, les répliques fusent et convergent : "la corruption des dirigeants, c'est comme la pluie dans notre région, ça arrive presque tous les jours".

 

À quelques 2400 kilomètres de Belém, la police fédérale brésilienne est déployée le long des frontières avec le Pérou, la Bolivie et la Colombie. Les patrouilles tentent de surveiller les va-et-vients constants de bateaux, fouillant ceux qu'elles estiment suspects. Ponctuellement, la police fédérale mène des actions en collaboration avec les polices péruviennes et colombiennes, dans le but de détruire les champs de coca illégaux au Pérou (certains sont autorisés par l'État, alors que la culture de coca est totalement prohibée en Colombie et au Brésil), ainsi que les laboratoires de production de cocaïne. Si la police brésilienne peut se targuer de quelques prises importantes il y a une quinzaine d'années, ceci grâce à des investissements non négligeables de l'État fédéral, il en va autrement en 2014.

Des moyens en baisse

Une fois débarqué à Manaus, le visiteur étranger peine à supporter la moiteur ambiante. En cause, une humidité moyenne de plus de 80% et des températures avoisinant les 30 degrés toute l'année (expliquant peut-être la nonchalance de ses habitants). Bien qu'isolés en pleine jungle, Manaus et ses 2 millions d'âmes ne sont pas léthargiques pour autant, comme en témoigne le dynamisme de l'économie locale. Suite au déclin de la production de caoutchouc, l'État fédéral y a créé une énorme zone franche en 1970, conférant à la ville un statut de pôle industriel incontournable en Amérique latine. 

 

Au nord de la ville, dans un quartier calme accueillant les classes moyennes, vit la journaliste Kátia Brasil. Elle relève : "Sur la base d'enquêtes réalisées sur le terrain, je ne peux que constater une diminution des ressources allouées à la police fédérale, et ce, même sans avoir reçu de confirmation du ministère de la Justice qui ne fait preuve d'aucune transparence en la matière. Pour ne citer que la région Nord du pays, je déplore la fermeture de plusieurs postes le long de la frontière avec le Pérou et la suppression d'une patrouille mobile dans l'État du Pará".

 

Durant l'entretien, la journaliste met en exergue un autre problème : "J'ai appris que les policiers fédéraux dépêchés aux frontières ne doivent effectuer qu'un an de service dans la région. Ils peuvent ensuite demander leur transfert ailleurs dans le pays, ce que beaucoup d'entre eux font. Le hic ? Un an est clairement insuffisant pour bien connaître les spécificités de la jungle et devenir efficace dans la traque aux gangsters, qui eux, sont habitués à évoluer dans cet environnement", analyse-t-elle.

 

Au niveau politique, les élus ne se bousculent pas au portillon pour dénoncer le narcotrafic, qui semble ancré dans l'histoire régionale tant il existe depuis des lustres. À quelques encablures du stade de football, les députés siègent dans un imposant bâtiment vitré. Une séance parlementaire vient de se terminer. Un élu du PMDB (Parti du Mouvement Démocratique Brésilien, centre-droit), Marcos Rotta, accepte de s'exprimer sur la question : "La police fédérale souffre d'un manque criant de personnel, d'équipement et d'armement. Elle est soutenue par l'armée pour l'une ou l'autre opération, mais ça ne permet pas d'affaiblir durablement les narcotrafiquants", lance-t-il avant de s'engouffrer dans sa voiture.

 

Du côté de l'opposition, on peste contre le pouvoir en place. Marcelo Ramos du PSB (Parti Socialiste Brésilien, centre-gauche), fustige autant l'État fédéral que l'État d'Amazonas, coupables selon lui de ne pas traiter le mal à la racine : "Les ressources investies par nos autorités sont surtout destinées à punir les délits résultant du trafic de drogue, à savoir la consommation, la violence de rue et les règlements de compte. C'est très important, mais ça ne devrait pas se faire au détriment de la traque aux frontières et de la prévention à l'école sur les méfaits de la drogue. Cette dernière étant quasi inexistante".

Plus de responsabilités sans contrepartie

Souvent blâmées par la population pour leur brutalité, les différentes polices brésiliennes sont confrontées à des défis de taille. La traque des narcotrafiquants aux frontières étant du ressort de la police fédérale, c'est donc le commandant de l'État d'Amazonas, Marcelo Rezende, que nous avons rencontré. Dans son bureau spacieux et lumineux, l'homme porte un costume impeccable, parle d'une voix posée, au ton ferme: "La tâche est rude. Notre seul État possède des milliers de kilomètres de frontières avec la Colombie, le Pérou et le Vénézuela et nous sommes de plus en plus sollicités pour des missions qui, historiquement, étaient confiées à la police militaire (ndlr. L'équivalent d'une police cantonale, mais à l'échelle brésilienne), sans que notre budget ou nos effectifs n'augmentent", se désole-t-il.

 

Ses propos confirment un sentiment perçu chez tous nos interlocuteurs : la lutte contre le narcotrafic ne semble pas être une priorité pour les autorités des États du nord brésilien, tout comme pour l'État fédéral. Quid de l'avenir dans ces conditions ? Comment la situation évoluera-t-elle ? Le commandant Rezende esquisse le changement qu'il appelle de ses voeux : "A l'image d'Europol (ndlr. L'office de police criminelle intergouvernemental qui facilite l'échange de renseignements entre les polices nationales de l'Union européenne), je souhaite que soit créée une institution interétatique, regroupant les pays d'Amérique latine soucieux d'éradiquer le crime organisé. Mais on en est encore loin", concède-t-il avec lucidité.

Des dirigeants de mèche avec les caïds

Dans la fournaise de Belém, le journaliste Lúcio Pinto ne se fait guère d'illusions sur d'éventuels changements à venir  : "La classe politique locale et fédérale a galvaudé de multiples occasions d'intensifier la répression contre les narcotrafiquants. Ce qui me fait dire que l'intérêt des gouvernants est plutôt en faveur du statu quo, puisqu'ils en tirent de gros profits".

 

Les chiffres de la police fédérale ne laissent également pas entrevoir une diminution du trafic de drogue. Les plantations péruviennes illégales de coca aux abords de la frontière brésilienne sont en nette progression depuis ces dernières années et "les tendances indiquent que la production se déplace gentiment sur sol brésilien", dixit la journaliste Kátia Brasil. Elle observe aussi une augmentation significative des champs de cannabis à l'échelon local : "J'ai pris connaissance de nombreux cas de cultivateurs de fruits abandonnant leur activité pour faire pousser du chanvre et qui usent des voies d'accès habituellement destinées au transport de la cocaïne. C'est très inquiétant", s'insurge-t-elle. Après avoir passé des décennies à servir de convoyeur de drogue, la région Nord du Brésil est peut-être en train de basculer dans le camps des pourvoyeurs, autant de cocaïne que de cannabis.

 

"L'or issu du trafic de drogue sert, entre autres, à corrompre certains politiques et quelques flics", Lúcio Pinto

 

La jeunesse touchée de plein fouet

Depuis quelques années, Manaus et Belém sont gangrenées par une consommation accrue de drogue, affectant principalement les jeunes des quartiers défavorisés. En se baladant dans les centres-villes de ses deux métropoles, le visiteur remarquera surtout des rues assez propres, animées, bruyantes et relativement sûres, du moins la journée. Pour se faire une idée des dégâts liés à la drogue, il faut arpenter les rues des quartiers de la périphérie, où les plus démunis s'entassent dans des logements de fortune insalubres, aux facades délabrées. En observant autour de soi, on constate un nombre impressionnant de jeunes désoeuvrés, ne fumant pas que du tabac. Longtemps prisée des adolescents, la pâte base de cocaïne vendue au gramme sous forme de cigarette pour 10 reais (4 francs), commence à céder du terrain au crack, dont la dose d'un gramme avoisine les 5 reais (2 francs), à l'en croire les dires d'Aluney Elferr, médecin à Manaus.

 

A titre de comparaison, le gramme de coke tourne autour des 90 à 100 francs dans les rues de Lausanne. Certes bien plus onéreux, mais d'une qualité sans doute supérieure à ce que les jeunes s'envoient dans le nord du Brésil, à entendre le docteur Elferr : "Les trafiquants de Manaus et Belém sont les pires du Brésil, si on les juge en fonction du degré de nocivité de leur drogue. La quantité de cocaïne y est très faible, car remplacée par un mélange ignoble de poudre de verre, de fragments d'ampoule concassée, d'essence, d'éther et de ciment. La drogue qui inonde l'Europe et le sud du pays est de meilleure qualité, car les dealers y sont plus exigeants", explique-t-il d'une voix tonique, non dénuée de colère.

Des mômes enrôlés dans le trafic

Le docteur Elferr a fondé en 2002 l'institut NAF, une ONG active dans la prévention et la prise en charge des consommateurs de drogue, ainsi que leur famille. Traditionnellement, la famille est peu impliquée lors du traitement d'un de ses membres, ce que l'institut NAF a voulu changer, convaincu de l'aide précieuse que peuvent apporter les proches. Dans les locaux de l'institut au centre-ville de Manaus, on assiste à des allées et venues réguliers de patients, généralement accompagnés d'un parent, au moins. Le docteur Aluney Elferr a du travail plein les bras et n'en finit pas d'enrager contre les vendeurs de drogue qui pullulent dans les banlieues : "Si un adulte se fait pincer par la police, il croupira au clou pendant plusieurs années dans des conditions désastreuses. C'est pourquoi nombre de dealers utilisent des enfants pour vendre leur came dans la rue ou dans les écoles, car ils savent qu'un mineur ne risque pas grand chose en cas d'interpellation, si ce n'est un séjour dans un centre de rééducation pour jeunes délinquants".

 

Il y a dix ans, la majorité des décès due au narcotrafic survenait à proximité des frontières, lors d'affrontements entre criminels et policiers ou selon le principe de la vendetta. "Aujourd'hui, les ravages se produisent en ville. C'est ici désormais que l'on dénombre le plus de morts pour cause d'overdoses et de règlements de compte entre petites frappes ou consommateurs", souligne la journaliste Kátia Brasil. Le docteur Elferr ne perd cependant pas espoir et réclame une implication réelle des dirigeants politiques : "J'attends d'eux qu'ils mettent en place des campagnes d'éducation, qu'ils développent des programmes d'aide aux dépendances et qu'ils renforcent les mesures de réinsertion, le tout en incluant les familles. Je rêve qu'à l'instar de villes comme Brasília, São Paulo et Rio de Janeiro, Manaus se dote d'un département ou d'un secrétariat chargé des questions de toxicomanie", conclut-il avec optimisme, avant de retourner auprès de ses patients d'un pas décidé.

 

 

Paulo*, 23 ans, témoigne de son addiction

"J'ai d'abord commencé à fumer de la marijuana avec des copains d'école, à l'âge de 17 ans. J'en ai consommé pendant deux ans, avant de la mélanger avec de la pâte base de cocaine. Il me fallait un truc plus fort, car je m'étais habitué à fumer quotidiennement de l'herbe. À cette époque, je commettais régulièrement de petits larcins, ce qui me permettait d'acheter ma dope. Ensuite, je suis passé à la cocaïne, puis au crack. C'est à ce moment-là que j'ai vécu une descente aux enfers : j'étais incontrôlable et devenais violent... J'ai alors quitté le domicile familial, je dormais seul dans la rue et j'avais de fortes douleurs au niveau de la poitrine. J'étais très mal, jusqu'à ce qu'un passant s'inquiète de mon sort et appelle une ambulance. À ma sortie d'hôpital, on m'a parlé de l'institut NAF. Après avoir hésité, j'y suis allé. Depuis trois mois, je suis une thérapie et je ne touche plus à la drogue. Je souffre encore de violentes compulsions, mais je veux me battre pour ne pas replonger".

 *Prénom fictif

 Yanik Sansonnens, 16 mai 2014

Un commentaire

  1. Posté par JACKY le

    J’habite en GUYANE depuis plus de 30 ans et j’ai vu la descente aux enfers de certains jeunes de ma connaissance. Je reste persuadée que tout ceci est financé et soutenu par les politiques, toutes classes confondues !!!

Et vous, qu'en pensez vous ?

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