Par Guy Sorman.
La gauche socialiste, partout dans le monde démocratique, reste capable d’emporter des élections, mais nulle part, elle ne propose un projet de société alternatif. Voter à gauche en notre temps, revient à voter contre la société telle qu’elle est ou à vouloir conserver des avantages précédemment acquis ; le vote de gauche ne représente plus un désir, ni un projet de société meilleure.
Cet effondrement intellectuel, politique, idéologique de la gauche tient d’abord au ralliement général à l’économie de marché. Toutes les tentatives anticapitalistes de la gauche, depuis le socialisme « utopique » au début du XIXe siècle, jusqu’au socialisme dit « scientifique » de Karl Marx, ont échoué lamentablement. Il est désormais avéré par l’expérience de toutes les nations, dans toutes les civilisations et en tout temps, que le capitalisme est bien le moteur de la prospérité : il engendre des classes moyennes et une équité sociale, sans précédent historique. Nul n’est obligé d’aimer ce capitalisme : il n’est en soi ni aimable ni séduisant, mais il est efficace. Aucun défenseur de l’économie de marché, à commencer par Friedrich Hayek ou Milton Friedman, n’a jamais prétendu qu’elle était « juste » : mais elle marche.
Alors que la gauche a toujours tenté de justifier son idéologie par ses bonnes intentions, la droite plus généralement juge un système par ses résultats. La gauche en a pris acte : en Europe, l’ultime Parti socialiste qui restait d’inspiration marxiste, le Parti socialiste français, vient clairement de se rallier à l’économie de marché sous l’impulsion d’un tout nouveau Premier ministre – né en Espagne – Manuel Valls. Valls pourrait, à terme, devenir un Tony Blair ou un Gerhard Schröder à la française, acceptant le capitalisme au service de ses bonnes intentions sociales.
On comprend que pareille capitulation historique du socialisme ne soulève pas l’enthousiasme des militants, des apparatchiks et des électeurs les plus utopiques. À gauche, on persiste donc à restaurer une différence, en quête d’un projet alternatif à la société libérale. Actuellement, la piste la plus sérieusement explorée par les idéologues de gauche est celle de l’inégalité que le capitalisme générerait si l’État n’y mettait pas bon ordre. En forme de slogan, cette nouvelle idéologie de la gauche fut initialement formulée aux États-Unis, par le mouvement Occupy Wall Street, proche des Indignados espagnols, qui ont opposé les 1% de supercapitalistes qui contrôleraient tout et les 99% d’exploités : en vérité, une reformulation de la vieille opposition marxiste entre patronat et prolétariat. Des deux côtés de l’Atlantique, un économiste français, Thomas Piketty, apparaît en ce moment tel le nouveau penseur de cette inégalité dans le capitalisme. Écouté par Barack Obama autant que par François Hollande, dans un livre intitulé Le Capital au XXIe siècle, Piketty à force de statistiques et d’anecdotes accumulées, essaye de démontrer que le capitalisme laissé à lui-même, génère une oligarchie héréditaire, tandis que les classes moyennes végètent.
Les arguments de Piketty sont troublants mais pas tout à fait convaincants, parce qu’il néglige de prendre en compte la redistribution effective des revenus telle qu’elle existe dans toutes les démocraties, depuis un siècle. Il ne convainc pas non plus du caractère nuisible (mais « injuste » sans doute) des super riches, super-managers et superstars, qu’il estime lui-même représenter 0,01% de la société nord-américaine ou européenne. Mais le but de Piketty est ailleurs et cela pourrait se retrouver bientôt dans les programmes des Partis de gauche occidentaux : une taxation mondiale du capital qui apporterait des ressources supplémentaires à l’État-providence que Piketty préfère appeler « l’État social ». L’État social selon Piketty, et sans doute chez tous les socialistes de bonne foi, lui paraît le progrès ultime que puisse accomplir la société démocratique. Dans cette idéologie, l’État social est nécessairement juste parce qu’il redistribue : les notions de justice et d’égalité des revenus se superposent en un postulat philosophique indiscuté.
Plus d’État social et plus d’impôts, voici donc les idées neuves du socialisme qui ressemblent à s’y méprendre à des incantations anciennes. Que l’équité sociale, chère à la Gauche, puisse transiter par la philanthropie privée ou par la création d’un Revenu minimum universel qui remplaceraient toutes les aides sociales – proposé entre autres, il y a cinquante ans, par Milton Friedman – ceci n’est pas envisagé par une gauche toujours amoureuse de l’État et de l’impôt. Cette gauche néo-archaïque n’envisage pas non plus que ses élixirs anciens dans des bouteilles neuves pourraient parasiter l’économie et, qu’à terme, les classes moyennes en seraient les victimes ultimes. À aucun moment, les nouveaux penseurs du socialisme à la Piketty ne s’interrogent sur les moteurs de la croissance économique comme si celle-ci était une donnée indépendante du niveau de taxation, de redistribution et de réglementation. Ces nouveaux penseurs nous enferment dans le stéréotype où il appartiendrait à la droite de créer des ressources et à la gauche de les redistribuer. À quel seuil, la redistribution, voire l’égalitarisme, brise la croissance ? La question – fort complexe d’ailleurs – reste à gauche sans réponse parce que même pas posée.
Au socialisme en quête de renouvellement, on pourrait accoler la formule de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « Tout changer pour ne rien changer ».
—
Sur le web.
Extrait de: Source et auteur
Et vous, qu'en pensez vous ?