Même si tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes politiciens, même si la crise est finie, même si le système bancaire tient debout à coups de trillions, il nous reste à faire face à au moins deux choses: un alourdissement du fardeau des dettes et un vieillissement, voire une régression de la population dans les pays développés. Ces facteurs de déflation vont avoir des conséquences graves, négatives, sur la croissance, les niveaux de vie, les consensus sociaux.
Cinq ans après Lehman, la crise n'est pas finie. Elle mute, elle s'enfouit. Les responsables et les médias scrutent les dixièmes de point de croissance, regardent à la loupe les « green shoots ». Les augures étudient les signaux de fumée afin de deviner si la Fed va réduire ou non ses achats de titres à long terme. Ils passent des heures à discuter de la succession du Grand Prêtre. Pendant ce temps, les forces de déflation gagnent en puissance, en intensité. Les chiffres analysés ci-dessous sont effrayants, ils permettent de comprendre pourquoi « les remèdes » sont inopérants, pourquoi, au lieu d'alléger le fardeau présent et futur, ils l'alourdissent. Les triples tentatives de relancer le crédit, d'imposer l'austérité et la restructuration budgétaires sont un mal « self inflicted », comme aurait dit Bernanke du temps où il était lucide, en 1999.
Les forces de déflation sont générationnelles, nous voulons dire par là qu'elles viennent de loin, des générations précédentes. Elles ne sont pas conjoncturelles, mais structurelles, elles appartiennent à un cycle long, très long. Elles proviennent de mutations de nos sociétés, de nos cultures, de nos pratiques, de nos idéologies. Bref, elles sont insérées dans le Système, « embedded ».
Nous les avons, pour simple besoin de l'exposition, séparées, dés-imbriquées. En fait, elles sont indissociables, aussi bien dans leur genèse que dans leur évolution, puis dans leur résolution future.
Ainsi, séparer le surendettement global de celui des banques, puis de celui des gouvernements et, enfin, du gonflement des bilans des Banques Centrales est certes une commodité, mais c'est une commodité qui passe à côté de la réalité, tout est organiquement indissociable. Et c'est pour, idéologiquement, les séparer que l'on passe à côté du diagnostic. De même, l'opération idéologique qui consiste à supprimer l'articulation entre le réel, l'économie et la finance, conduit à une impuissance coupable qui se condamne à proférer des incantations et gérer des écrans de fumée.
Dans nos articles habituels, nous traitons le plus souvent de l'articulation, des liens entre les phénomènes ; ici, donc nous mettons de côté ces liens pour ne faire toucher du doigt qu'une chose, la force des tendances déflationnistes.
D'abord, il y a beaucoup trop de dettes.
Depuis les années 70, nous vivons ce que l'on pourrait appeler « l'âge du crédit ». On appelle aussi cet âge celui de la dérégulation. L'endettement global s'est accru pour atteindre des niveaux jamais connus dans l'histoire.
L'endettement global mondial a atteint, à fin 2012, le montant de 223 trillions de dollars contre environ 80 trillions de dollars il y a dix ans !
Pour mettre ces montants en perspective, cela représente 313% du PIB mondial (estimé à environ 70 trillions de dollars) à fin 2012, plus de trois fois la production économique de toute la planète, contre environ 260% en 2002.
Les pays dits développés ont 157 trillions de dollars de dettes, 376% de leur PIB ; quant aux émergents, 66 trillions de dollars, soit 224% de leur PIB. Pour mémoire, les pays « développés » représentent un peu moins de 60% du PIB mondial, les « émergents » un plus de 40%.
Les pays du G7, depuis 2008, ont ajouté 18 trillions à leur stock de dettes pour le porter à 140 trillions. Il en est résulté 1 trillion d'augmentation de GDP. Le trillion de GDP coûte 18 trillions de dettes. L'expansion des bilans des Banques Centrales de la Fed, de la BOJ, de la BOE, de la BCE a totalisé 5 trillions, elles ont assuré 28% du financement de la hausse de l'endettement. Comme l'écrit la Deutsche Bank, au cours de ces 4 ans, tout ce que l'on fait, « c'est stabiliser les ratios de dettes au niveau record le plus élevé jamais atteint ». La répression financière et fiscale a atteint les limites de ce que les populations acceptent de supporter, la lassitude est palpable, pourtant aucun progrès n'a été fait.
Des décennies de croissance économique ont été financées à crédit par le recours à la dette. Si cet endettement permet dans un premier temps de stimuler la demande et donc la croissance économique, cela a des limites. La dette n'est pas biodégradable, elle s'accumule et forme un stock. En effet, il faut pouvoir assurer le service de ce stock de dettes. Le service d'un stock de dettes se fait par prélèvements sur les cash-flows, par prélèvements sur les revenus. A un moment, inéluctable, mais le calendrier est incertain, son poids devient insupportable et la dette doit être réduite soit par remboursement, défaut ou restructuration, voire moratoire.
Cette limite semble avoir été atteinte dans le secteur privé de certains pays développés. C'est ainsi que l'on peut interpréter le déclencheur de la GFC -Grande Crise Financière-, la crise des subprimes, puis toute la chaîne de crises qui ont suivi, celle des périphériques européens, celle en cours des émergents, etc. Et si l'endettement stimule en partie la croissance économique, le désendettement la freine ; la demande « artificielle » qui est due au recours à la dette est remplacée par une baisse de la demande afin de faire des économies pour rembourser cette dette. Le levier que procure la dette joue dans les deux sens et on l'oublie trop souvent.
Dès 2008, de nombreux Etats, dont certains étaient déjà fortement endettés, ont lancé des politiques massives de relance « keynésienne » pour pallier à la baisse de la demande privée. Les déficits budgétaires se sont fortement creusés et les niveaux d'endettement ont pris l'ascenseur (mis à part quelques rares Etats comme la Suisse où la dette publique ne représente qu'environ 35% du PIB).
On peut penser ce que l'on veut de ces politiques de relance, mais il y a une chose que l'on doit garder à l'esprit : une dette, cela doit se rembourser ou alors on déclare faillite. Et sur qui comptent les Etats pour rembourser leurs dettes dans le futur ? Leurs contribuables. Donc, in fine, on constate encore un impact négatif sur la demande puisque le pouvoir d'achat disponible baisse et donc la croissance économique ralentit.
Ensuite, un système bancaire hypertrophié et dangereusement exposé :
Ces dernières décennies, nous avons connu une financiarisation extrême des économies. Selon une étude de la Banque des Règlements Internationaux (BRI), le poids des banques (taille de leur bilan) par rapport à l'économie de 14 pays développés a près de triplé depuis les années 70 ! Il a quadruplé depuis les années 50 !
Le système bancaire a financé environ la moitié des dettes dans le monde et il se trouve donc très exposé. Mais ce n'est pas tout ; à cela, il faut ajouter toutes les autres spéculations et notamment celles des hors bilan. De loin les plus nombreuses et les plus importantes ; les dérivés, par exemple, sont un moyen de faire du leverage qui ne dit pas son nom.
Ce que l'on nomme le « shadow banking system » (qui n'est pas régulé) équivaut pratiquement au PIB mondial. Quant aux produits OTC (« over-the-counter »), donc non régulés, leur montant actuel est estimé à la BRI à 632 trillions de dollars (9 fois le PIB mondial) ! Et encore, selon l'avis même de la BRI, le montant réel est incalculable (à cause de la complexité et de l'opacité). Les estimations dans ce domaine vont de 1.000 trillions de dollars à 1.500 trillions de dollars, selon les sources.
Quelle que soit leur taille réelle, que ce soit X fois ou Y fois le PIB mondial, peu importe. Cela représente un niveau tellement élevé que l'on peut avoir de sérieux doutes sur la solidité du système.
Comme nous l'avons maintes fois répété, la solidité d'une chaîne ne dépasse pas celle de son maillon le plus faible, il n’a pas de solidité moyenne. Il est vrai que le risque réel n'est pas sur le montant nominal de ces produits, mais sur une fraction de celui-ci, fraction qui varie selon le type de produits; le risque de ces produits n'est pas sur le produit lui-même, mais sur ce que l'on appelle la chaîne des contreparties, sur la défaillance d'un acteur qui ne peut honorer ses engagements.
Pour que vous ayez une idée des risques encourus, nous devons d'abord vous expliquer brièvement, pour ceux qui ne le savent pas, ce que sont les produits dérivés.
Les produits dérivés sont des instruments financiers dont la valeur varie en fonction du prix ou niveau d'un actif sous-jacent. Ce dernier peut être une monnaie, un taux d'intérêt, un indice, une action, une matière première, etc. Ces produits permettent, soit de se protéger (couverture), soit de spéculer (investir avec un fort effet de levier), ce que font les « hedge funds » notamment et les proprietary trading des banques.
Maintenant, pour juger de leur risque réel, nous pensons qu'il est préférable de prendre un exemple, la banque Crédit Suisse à fin 2012. Comme nous l'écrivons plus haut, le risque sur ses produits dérivés n'est qu'une fraction de leur valeur nominale et la banque nous indique deux valeurs : la valeur de remplacement brute et la valeur de remplacement nette.
Montant nominal des produits dérivés hors bilan : 50.521 milliards de francs suisses
La valeur de remplacement brute (positive) : 837 milliards de francs
Valeur de remplacement nette : 37 milliards de francs
Taille du bilan : 924 milliards de francs
Fonds propres : 42 milliards de francs
La valeur de remplacement brute est le montant réel à risque sur sa position totale en produits dérivés, donc 837/50.521 soit 1,65% seulement. Même une petite fraction représente un montant énorme, quasiment la taille de la banque !
Mais on nous rassure en mettant en avant la valeur de remplacement nette, soit après « netting », c'est à dire en éliminant les valeurs positives et négatives que la banque a avec chacune de ses contreparties sur chaque produit. Cette valeur de remplacement nette, 37 milliards de francs, représente encore une plus petite fraction, 37/50.521 soit 0,07%, une paille !
L'ennui est que cette « paille » représente près de 90% des fonds propres de la banque ! Et elle représente le risque de la position totale en cas de sortie ordonnée, si chaque contrepartie s'acquitte de ce qu'elle doit à la banque. Et là, on sous-estime complètement les risques comme nous l'a démontré la crise de 2008 (avec notamment la chute de Lehman Brothers).
Si vous devez 80 millions à « Tartempion » et qu'il vous en doit 100, votre risque après « netting » est de 20 millions, c'est la façon de calculer des banquiers. Mais si « Tartempion » fait faillite, vous lui devez toujours 80 millions et vous ne savez pas quelle part, des 100 millions qu'il vous doit, vous allez pouvoir récupérer dans le futur !
La sous-estimation des risques est aussi due aux « modèles » qu'on utilise dans la profession, notamment la VaR ou Value at Risk. Nous n'en parlerons plus, car cela est très technique. Tout ce que nous voulons vous dire à son sujet, et l'histoire récente l'a prouvé, est que cette méthode d'estimation des risques sous-estime complètement l'occurrence d'événements que l'on juge rares dans cette profession, mais qui ne sont pas si rares que çà dans la réalité.
Pour conclure sur l'état du système bancaire, vu son exposition via les prêts accordés et ses différentes spéculations et son interconnexion, nous ne sommes pas du tout sûrs qu'il résisterait à une nouvelle crise du type 2008. Et si quelques (un ou deux) grands établissements « too big to fail » (trop gros pour faire faillite) tombaient, on peut raisonnablement craindre un effet « domino » qui pourrait emporter d'autres établissements dans la tourmente (la faillite).
Enfin, les facteurs démographiques:
Dans tous les pays développés, nous assistons à un vieillissement de la population et même parfois à une diminution de celle-ci. Ce dernier phénomène a déjà commencé dans certains pays et commencera bientôt dans d'autres.
Les « baby-boomers » prennent petit à petit leur retraite et comme on ne consomme pas de la même manière selon l'âge que l'on a, cela a et aura un impact négatif sur la demande et donc la croissance économique.
Pour ce qui est de la diminution de la population, c'est mathématique, il suffit de consulter les statistiques démographiques et taux de fertilité (nombre d'enfants par femme) qui est, pour les pays développés, partout en-dessous de 2,1 et sérieusement pour nombre d'entre eux. Par exemple, autour de 1,4 pour des grands pays comme le Japon, l'Italie ou l'Allemagne (on est à un peu plus de 1,5 en Suisse). Les promesses faites en matière de retraite et santé ne pourront être tenues.
Les rares pays dont le taux de fertilité est proche de 2,1, comme les Etats-Unis ou la France, ne connaîtront pas un déclin de population aussi accentué, mais, là encore, c'est mathématique, ils ne pourront jamais remplir les promesses faites en matière de retraite et de santé. C'est la mort annoncée des Etats providence ! Le Japon, dont la situation financière et démographique est à un extrême, sera sans doute le premier Etat providence à rendre l'âme.
Un récent article du New York Times se penche sur le cas de l’Allemagne (voir lien ci-dessous). Il est très instructif car nous permet d'appréhender quelques conséquences de ces phénomènes de vieillissement et déclin de la population.
L'Allemagne, dont la population a déjà diminué de 1,5 million, compte aujourd'hui 81,8 millions d'habitants. Si son taux de fertilité reste ce qu'il est, sa population en 2060 devrait diminuer à 66 millions, une baisse de près de 20%.
Pire, sa population active (la tranche de 20 à 64 ans) devrait passer de 49,5 millions à 33, soit une baisse de 33% !
Cela aura un impact négatif important sur la croissance économique du pays, la marche des affaires de ses entreprises, les prix de l'immobilier, etc., ainsi que sur son système de retraite. Ce dernier, tel qu'il est conçu aujourd'hui, est impossible à financer même sans déclin de sa population. Donc, il le sera encore moins si celle-ci décline.
Conséquence, l'âge de la retraite, qui est récemment passé de 65 à 67 ans, va devoir être augmenté graduellement, jusqu'à 73 ou 75 ans ! Bien entendu, ceci ne sera pas sans incidence sur le consensus social car, les jeunes étant spoliés, il est évident que la réelle lutte des générations va remplacer l'illusoire idéologique lutte des classes. A titre d'exemple, la dette réelle des Etats-Unis, du fait de la dette générationnelle, réelle, exigible, mais non comptabilisée, est de 200 trillions de dollars pour une dette officielle de moins de 17 trillions. On s'achemine d'ailleurs, sous la pression des économistes, vers une publication de ces chiffres et donc vers une prise de conscience.
Le professeur Laurence Kotlikoff, expert officiel largement reconnu aux Etats-Unis, vient de lancer une action, appuyée par 12 lauréats du Nobel, pour obtenir la mise en place d'une véritable comptabilité honnête qui prenne en compte ces vraies dettes -pas dettes virtuelles- ce « fiscal gap ».Il est à l'origine de « The Information Act ». Voir le site theinformact.org. Stanley Druckenmiller, personnalité bien connue, ancien partenaire de Soros, le contraire d'un idéologue, vient de lancer une tournée dans les Collèges et médias afin de faire prendre en compte à la fois le montant du fiscal gap et l'injustice qui se construit à l'égard des générations futures au profit des baby-boomers. Selon lui, le poids du vieillissement de la population va constituer un fardeau considérable sur les épaules des jeunes. La masse énorme des transferts au profit des personnes âgées va obérer la croissance et même le simple niveau de vie car elle va réduire les ressources disponibles pour investir, créer des emplois, éduquer et maintenir les infrastructures au niveau.
Conclusion.
Même si tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes politiciens, même si la crise est finie, même si le système bancaire tient debout à coups de trillions, il nous reste à faire face à au moins deux choses: un alourdissement du fardeau des dettes et un vieillissement, voire une régression de la population dans les pays développés. Ces facteurs de déflation vont avoir des conséquences graves, négatives, sur la croissance, les niveaux de vie, les consensus sociaux.
Bruno Bertez, 21 septembre 2013
Sources :
http://blogs.wsj.com/economics/2013/05/11/number-of-the-week-total-world-debt-load-at-313-of-gdp/
http://www.businessinsider.com/chart-of-the-day-global-debt-to-gdp-2011-12
http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_countries_by_public_debt
http://www.bis.org/publ/work398.htm
http://www.bloomberg.com/news/2012-11-19/shadow-banking-grows-to-67-trillion-industry-regulators-say.html
https://www.credit-suisse.com/publications/annualreporting/en/annual_report.jsp
https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/rankorder/2127rank.html
http://www.ncpa.org/pdfs/st319.pdf
http://online.wsj.com/article/SB10001424127887323353204578127374039087636.html
Bruno Bertez a écrit l’article le plus brillant que j’aie lu à ce jour sur cette question. Au lieu de s’insérer dans des statistiques, il pense. Ce n’est pas fréquent. Et enfin, ses analyses éclairent ce que nous vivons obscurément.