Allemagne: Plus de Phantômes dans le placard ?

Alexandre Vautravers
Alexandre Vautravers
Professeur de Relations internationales Rédacteur en chef de la Revue militaire suisse

Le 29 juin 2013 à Wittmund près de Wilhelmshaven, la Bundesluftwaffe a pris congé, devant 130’000 personnes, de ses dix derniers F-4FPhantom d’active, après 40 ans de bons et loyaux services. Cet appareil –et son retrait– sont tout un symbole. Sommes-nous en train de faire le ménage ? Est-ce le signal que la Bundeswehr fait table rase du passé ?
L’influence des intérêts politiques dans la politique de sécurité allemande est évidente, allant parfois à rebours des intérêts économiques. Mais il est tout aussi intéressant de constater l’utilisation de la politique d’armement en tant que véritable « soft power » allemand.

 

 

Le chasseur-bombardier F-4 Phantom vole pour la première fois aux USA en 1958. Il est produit à plus de 5'000 exemplaires pour les forces aériennes américaines, rend de fiers services, est exporté vers une dizaine de pays alliés dont le Japon, Israël, le Royaume-Uni, l’Iran…

 

L’acquisition du F-4 en Allemagne, en 1973, s’explique de deux manières : tout d’abord, la volonté de disposer au sein de la « jeune » Luftwaffe –recréée seulement en janvier 1956 à partir d’engagés volontaires ; les conscrits n’ont été intégrés qu’à partir de 1958- d’un appareil bimoteur, plus fiable et plus sûr que le F-104 dont la centaine d’accidents mortels lui a valu le surnom de « faiseur de veuves. » Ensuite, parce qu’au début des années 1970, la crise économique entre les USA et ses partenaires européens est montée à son paroxysme, avec la rupture de l’étalon-or et du marché des changes à taux fixe, ainsi que les accords de Bretton Woods. L’achat d’un appareil américain, coûteux, est alors un moyen de compenser le déséquilibre de la balance des paiements transatlantiques – une sorte de paiement en retour pour le Plan Marshall et son corolaire, le Military Assistance Program (MAP).

 

Si cet avion a relativement peu évolué au cours des décennies, l’Allemagne et la Bundeswehr ont, elles, bien changé. Aujourd’hui en effet, il est difficile d’imaginer la Bundeswehr acquérir un appareil 100% américain ; au contraire, tout a été fait depuis les années 1980 pour développer une industrie aéronautique intégrée en Europe – c’est-à-dire Airbus et EADS. L’industrie allemande est entre-temps devenue le premier producteur et exportateur d’armements européen. L’Europe de la défense existe et l’on ne va plus s’entraîner au Canada, mais en Sardaigne ou en Scandinavie.

Durant la guerre froide, la République fédérale allemande (RFA) a été très timide dans ses achat de matériels de guerre, renonçant sciemment aux armements les plus performants afin d’exorciser les démons du passé et de rassurer ses partenaires. Le F-4F était un appareil allégé par rapport au modèle américain, ne disposant pas de missiles à longue portée. Aujourd’hui, la baisse des budgets de défense et la rationalisation empêche toute fabrication « sur mesure » et impose les partenariats industriels, tout comme la mise en commun (pooling) des moyens : c’est la philosophie du Tornado (tri-national) puis de l’Eurofighter (7 utilisateurs, dont 5 européens).

On imagine aussi mal la Bundeswehr disposer, aujourd’hui, d’un matériel uniquement destiné à la défense territoriale – tant dès son origine en 1949, il est clair que celle-ci n’a de sens et de légitimité qu’au sein de l’OTAN, constituée la même année. En 2012 les F-4F ont été engagés pour protéger l’espace aérien des Etats baltes. L’Allemagne a fourni, après les Etats-Unis, le second plus important contingent à l’ISAF, en Afghanistan, avec plus de 5'000 soldats déployés. Depuis 2010, la Bundeswehr a abandonné la conscription et est devenue une armée professionnelle, vouée à être engagé pour des missions infra-guerrières de stabilisation ou de gestion de crises (dites de Petersberg) dans un cadre multinational.

Le Phantom, obsolète déjà il y a vingt ans, a été maintenu en service en raison des hésitations stratégiques et politiques. A la fin de la guerre froide, la réunification des deux Allemagnes a primé sur toute autre considération, obligeant à faire des sacrifices économiques et stratégiques. On a même maintenu pendant une décennie, dans la même escadre, le F-4F et son concurrent de la guerre froide : le MiG-29 issu de l’ex-NVA. Tout cela pour ménager les esprits de l’Est et de l’Ouest, imposant une décennie de procrastination stratégique aux partenaires européens et prenant des distances avec les fournisseurs intéressés aux USA.

 

L’influence des intérêts politiques dans la politique de sécurité allemande est évidente, allant parfois à rebours des intérêts économiques. Mais il est tout aussi intéressant de constater l’utilisation de la politique d’armement en tant que véritable « soft power » allemand.

 

Pour en savoir plus :

Alexandre Vautravers, « F-4F : 40 ans et toutes ses dents, » Revue militaire suisse (RMS) Thématique Aviation, septembre 2013.

 

Légende photo :

Les 4 derniers appareils, repeints dans les différents tons de camouflage portés durant les 40 ans de carrière du F-4F en Allemagne.

 

Alexandre Vautravers

Rédacteur en chef, Revue militaire suisse (RMS)

Chercheur associé au Centre genevois de politique de sécurité (GCSP)

 

 

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