« Pas de souci »: les modes langagières

Jean- François Mayer
Jean- François Mayer
Docteur en histoire et civilisations, rédacteur en chef de Religioscope
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Par principe, je me méfie des modes, aussi quand elles touchent la langue. Dans les années 1990, je me souviens de la propagation massive du mot “citoyen” adjectivé. J’avais reçu, d’un fonctionnaire français, une carte de fin d’année produite par le ministère dont il dépendait, m’apportant ses “vœux citoyens”. Engagement citoyen, comportement citoyen, attitude citoyenne: jusqu’à la nausée! Ébahi, j’avais écouté une intervention d’une (pourtant brillante) étudiante française, qui insérait l’adjectif “citoyen” plusieurs fois par minute…

Il y a quatre ou cinq ans, dans le vocabulaire d’un ami perméable aux phrases à la mode, j’ai vu apparaître une nouvelle “expression à tout faire”: “Pas de souci!” Je l’entends aujourd’hui un peu partout en Suisse romande. Je prie le passager d’un bus bondé de m’excuser de l’avoir heurté: “Pas de souci!” Je demande à une vendeuse si l’article commandé pourra m’être livré dans les délais: “Pas de souci!” Je remercie une personne de son aide: “Pas de souci!” Et ainsi de suite.

Comment de telles épidémies se répandent-elles? utilisation par une vedette de la télévision? diffusion progressive à partir d’un usage initial? contamination à partir de l’anglais (l’expression — d’origine australienne — no worries, ou don’t worry, qui avait été un titre de chanson)? Surtout, pourquoi une expression se répand-elle comme un feu de prairie plutôt qu’une autre? Peut-être son caractère commode: “pas de souci” remplit de multiples usages et se prononce aisément. Pour “citoyen”, je soupçonne une impulsion politique, une promotion délibérée — avec une inflation qui semble désoler même certains des suppôts les plus acharnés du vocabulaire républicain: “Le beau mot de citoyen adjectivé à l’excès doit être restauré dans ses prérogatives”, s’inquiétait un article de Gauche Avenir sur la “bataille des idées” en 2008.

Il serait passionnant de suivre à la trace les pérégrinations de telles expressions. Je n’ai pas été le seul à remarquer le succès de “pas de souci”. Un article de Geneviève Grimm-Gobat sur le site Largeur.com s’en irritait en 2007 déjà: “La formule branchée ‘y a pas de souci’, arrivée récemment en Suisse romande mais présente en France et au Québec depuis quelques années, a subrepticement remplacé l’expression ‘pas de problème’. Elle est utilisée pour rassurer son interlocuteur […]. Comme diraient les linguistes: il y a eu glissement sémantique. Le regard s’est déplacé du problème rencontré à la personne qui y est confrontée. En administrant la formule magique ‘pas d’souci’, on énonce un cliché rassurant pour l’interlocuteur et pour soi-même.”

Plus indulgents, Yvan Amar et Evelyne Lattanzio notaient que c’est “l’une des charmantes étrangetés de la langue que de faire resurgir dans la langue familière des mots qui appartiennent au lexique soutenu, parfois même ancien. Car a priori, rien ne prédisposait ce mot de souci à passer dans la langue branchée.”

L’Académie française y a prêté attention: “On entend trop souvent dire il n’y a pas de souci, ou, simplement, pas de souci, pour marquer l’adhésion, le consentement à ce qui est proposé ou demandé, ou encore pour rassurer, apaiser quelqu’un, souci étant pris à tort pour ‘difficulté’, ‘objection’.” Une occasion de découvrir l’excellente section “Dire, ne pas dire” du site de l’Académie, avec ses catégories: emplois fautifsextensions de sens abusives,néologismes et anglicismes, et aussi… bonheurs et surprises! Les académiciens ne laissent rien passer des modes du temps et éreintent même “le vivre ensemble, qui semble relever plus du vœu pieux ou de l’injonction que du constat. Faut-il vraiment faire de ce groupe verbal une locution nominale pour redonner un peu d’harmonie à la vie en société?”

Jean-François Mayer

 

Repris de mayer.im/

5 commentaires

  1. Posté par Eric le

    Je cherche l’équivalent positif de pas de soucis les expressions toutes faites ne me dérange pas à partir du moment où elles sont identifiées

  2. Posté par Catherine Pavageau le

    Mars 2017 – Complément sur les Considérations langagières, de Catherine de Lisbonne

    « Le ressenti ». Le grand culte du « moi et mon nombril ».
    Les « BONjour !!! SAAlut !!! » Pourquoi tant d’insistance emphatique sur la première syllabe ?
    « C’est clair » perdure…
    « Je suis aux taquets »
    L’insupportable « tout à fait »
    « Pas que »
    « Je vais tout donner, tout déchirer »
    « Kiffer » et « Liker »
    « Je valide »
    « Je n’arrive pas à me projeter »…!!!
    « Je vais venir + 3ème verbe (à l’infinitif) ». Exemple, je vais venir mettre, je vais venir poser, je vais venir rajouter, etc.
    Le « Lâcher prise » éreintant.
    « Du coup, pour le coup ». Il serait bon de tordre définitivement le coup à cette expression.
    « Au jour d’aujourd’hui »… no comment sur la bêtise de ce pléonasme.
    Au restaurant : « Bonne continuation/Bonne dégustation ». Il serait bon d’ajouter : « Laissez-nous manger en paix!!! »
    Quand on vous rend la monnaie, bouchez-vous les oreilles quand on vous dit : « Voilà pour vous »
    « Excellente journée ! »

    À suivre…

  3. Posté par Christine Giguère le

    Petite correction: Au Québec, les seules personnes qui utilisent l’expression « pas de souci » sont … les Français. Les Québécois disent « pas de problème ».

  4. Posté par Catherine Pavageau le

    « J’ai un souci » avec toutes ces formules actuelles « concensus-mou-à-la-française » :
    – Le « C’est Énorme » à tout bout de champ
    – L’ « Excellent » ( Avec insistence sur l’intonation sur le EX)
    – Trop beau, trop bon
    – Y a pas photo
    – Gérer les enfants, ses émotions, …
    – Toutes ces phases qui commencent par « En fait »
    – Que ( prononcer queue) du bonheur !
    – Et le coup de coeur, à toutes les sauces

    Considérations d’abus langagiers de Catherine, de Lisbonne

  5. Posté par Jean-Philippe Chenaux le

    Combien Jean-François Mayer a raison de souligner l’incongruité de cette expression « y’a pas de souci », qui a remplacé subrepticement, il y a quatre ou cinq ans, l’expression « y’a pas de problème ». Soit dit en passant, lorsqu’en Asie, vous dites à quelqu’un: « it’s no problem », on vous répondra souvent: « If you say it’s no problem, it means it is always one problem! ».
    Trève de plaisanterie, le professeur de sociologie Pierre Jaccard insistait toujours dans ses cours sur l’importance de dater l' »émergence » (comme disent les sociologues ou les historiens de gauche) d’un concept, d’un phénomène de société, d’un néologisme. C’est la question que soulève Jean-François Mayer dans son papier d’humeur et qui, dans ce domaine, n’a pas intéressé grand monde jusqu’ici. Unissons donc nos efforts et créons une Académie (ou plus modestement un Club) pour l’étude des « mots en toc et des formules en tic », titre d’un hilarant ouvrage publié par Frédéric Pommier, journaliste à France-Inter, dont je recommande la lecture toutes affaires cessantes. De l' »incontournable » « j’ai envie de rebondir » à l’expression « c’est énorme » », en passant par l’omniprésent « tout à fait », on y trouve de solides matériaux de base pour la rédaction d’un dictionnaire du français branché. Notre confrère parisien a malheureusement oublié de mentionner l’abominable « en fait », qui apparaît jusqu’à cinq fois par minute dans les conversations. Mais « en fait », pourquoi Jean-François Mayer ne nous livrerait-il pas un article de la même veine que le précédent consacré à cette expression? Ce ne serait pour nous « que du bonheur »…
    Jean-Philippe Chenaux

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