L’initiative a été lancée dans un contexte particulièrement favorable, alors que l’armée connaît une grave crise financière et qu’un nombre toujours plus grand de citoyens mettent en doute l’obligation générale de servir
Déposée en janvier 2012, l’initiative populaire pour la suppression du service militaire obligatoire constitue une menace vitale pour l’armée de milice telle que la Suisse la connaît depuis le premier règlement militaire de 1817. « Cette initiative concerne uniquement l'obligation de servir » ou « Nous ne voulons pas dicter aujourd'hui ce qui se passera par la suite », tels sont les propos que tiennent volontiers les instigateurs de cette initiative et qui masquent leurs réelles intentions, l’abolition pure et simple de toute armée en Suisse. C’est d’ailleurs l’un des objectifs affichés en 2010 par le programme d’un parti gouvernemental, favorable à cette initiative. L’objectif : « Le PS préconise la suppression de l'armée suisse » (p. 50). De quelle façon ? « Le service militaire obligatoire est dépassé et entraîne une surdotation massive de l'armée. Il faut le remplacer par un système de recrutement volontaire, dont l'épine dorsale sera constituée par des volontaires exerçant principalement une profession civile après leur formation militaire de base, et qui ne seront convoqués qu’en cas de nécessité ou pour rafraîchir leurs connaissances (milice de volontaires) » (p. 50). Des volontaires qu’il s’agira encore de trouver … CQFD.
Le désarmement unilatéral de l’Europe et l’avènement des « armées bonsaï »
L’initiative a été lancée dans un contexte particulièrement favorable, alors que l’armée connaît une grave crise financière et qu’un nombre toujours plus grand de citoyens mettent en doute l’obligation générale de servir. Selon le dernier sondage effectué par l’Académie militaire et le Center for Security Studies à l'EPF de Zurich, 45% des personnes interrogées se prononcent en effet en faveur de la suppression de cette obligation. Une telle remise en cause concerne tous les pays européens qui connaissent encore une telle obligation. En Autriche, il est désormais question d’une milice constituée de volontaires. En Finlande, la durée du service militaire obligatoire va être réduite de 15 jours avec, à la clé, une économie de 6,5 mio €. Mesure apparemment modeste, mais lourde de sens, alors que la Finlande doit elle aussi économiser dans sa défense. En Suède enfin, la professionnalisation a conduit à un véritable « effondrement de l’armée suédoise » pour reprendre une expression de l’ancien éditeur et journaliste Bertil Galland.
Comme le reconnaît encore Bertil Galland, « en vérité, il n’existe pas à cette heure de politique de défense proprement européenne. L’OTAN est entièrement dépendante de la volonté des Etats-Unis. Quant à la Russie, elle retrouve des forces, morales et matérielles, susceptibles de raviver des appétits de reconquête. Le Moyen-Orient a ses zones de feu, voisines de la Turquie que certains voudraient voir dans l’UE ». A ce constat s’ajoute celui d’un repositionnement stratégique des Etats-Unis vers la région Asie-Pacifique, de dépenses militaires en augmentation partout dans le monde, sauf en Europe, où les armées tentent à devenir des « armées bonsaï », c’est-à-dire des armées qui ont l’apparence de vraies armées, avec toutes leurs compétences, mais qui sont tellement réduites qu’elles ne peuvent plus agir efficacement. Ouvertement prônée par l’OTAN, Américains en tête, la « mutualisation » des moyens, ou « Smart Defense », ne se révèle pas une solution miracle, mais au contraire risque d’accroître encore l’inefficacité militaire de l’Europe. Mais n’est-ce pas là le but recherché outre-Atlantique ? Quelle puissance navale, fière de son passé comme la France ou le Royaume-Uni, est prête à partager ses porte-avions, outils de puissance nationale par excellence ? Autant de questions centrales pour l’avenir du Vieux Continent. De son côté, l’Armée suisse n’échappe pas à cette tendance, alors même que notre pays, fier de sa « neutralité armée », n’appartient – avec raison – à aucune alliance militaire, mais que son budget militaire a fondu depuis 1990 dans des proportions dramatiques.
Inégalité de servir ?
Les arguments en faveur d’une suppression sont connus mais en réalité guère novateurs : surdimensionnement, inégalités devant l’obligation de servir, tendance européenne à l’abandon ou à la suspension. Entre la Constitution fédérale de 1874 et son article 18 (« Tout Suisse est tenu au service militaire ») et celle de 1999 (article 59 : « Tout homme de nationalité suisse est astreint au service militaire »), la seule différence réside dans la reconnaissance d’un service civil de remplacement. Les inégalités par rapport à ce principe sont fréquemment évoquées pour justifier la suppression d’une obligation civique séculaire, volontiers considérée comme un « archaïsme ». De nos jours, près de 40% des jeunes appelés ne font pas d’école de recrues ou ne la terminent pas. A ce pourcentage s’ajoute encore celui des militaires qui obtiennent des dispenses et dont la compétence opérationnelle peut donc être mise en question. Ces taux varient fortement entre cantons ruraux et cantons citadins, à certaines exceptions près. Est-ce là un phénomène nouveau ? Non. Avec la République helvétique et la loi du 13 décembre 1798, le service militaire devient obligatoire pour tous les citoyens célibataires de 20 à 45 ans, avec remplacement interdit. Dans les familles où vivent plusieurs garçons célibataires, un tirage au sort désigne celui qui doit servir. En 1817, le premier règlement militaire fédéral reprend le principe d’une armée fédérale composée de contingents cantonaux recrutés dans la proportion de quatre hommes pour 100 habitants. Plus tard, selon les lois militaires de 1850 et 1851, l’effectif de l’élite représente 3% de la population, celui de la réserve 1,5%. Avant 1914, seulement 64% des conscrits sont aptes au service. Soit le même taux qu’actuellement …
Ces différents problèmes ne sont donc pas nouveaux. Sous l’Ancien Régime et durant la plus grande partie du XIXe siècle, l’obligation de servir reste théorique, non seulement en raison de l’existence, jusqu’à la Constitution de 1848, du service étranger, mais surtout parce que les contingents de troupes cantonales prévus par le Pacte fédéral de 1815 et le règlement de 1817 n’épuisent pas la capacité démographique du pays. On sait aussi qu’en fonction de la conjoncture démographique, de la situation financière et politique, la politique de recrutement peut être modulée. C’est le cas après la Première Guerre mondiale, au moment de la grande illusion pacifiste des années 20.
Réinventer l’armée de milice
D’un point de vue historique donc, l’inégalité de l’obligation de servir n’est donc pas un facteur suffisant, à lui seul, pour justifier son abandon et l’adoption d’un système entièrement professionnalisé ou basé sur le volontariat. Il faut donc aussi se poser la question de sa redéfinition voire de sa réinvention, par exemple en s’interrogeant sur la pertinence des cours de répétition ou sur un recrutement qui offrirait plusieurs variantes de service. L’accomplissement des obligations militaires sous la forme d’un « service long pour la promotion de la paix » (6 mois en Suisse, 6 mois à l’étranger) répondrait à la volonté affichée jusque-là par le Conseil fédéral d’augmenter le nombre de militaires suisses à l’étranger.
La Suisse n‘a aucune tradition d‘armée professionnelle, si ce n‘est celle du service étranger, qui se manifeste toujours au XIXe siècle. En effet, de nombreux officiers, de retour après plusieurs années passées à l’étranger, encadrent les contingents cantonaux. Toutefois, leur expérience professionnelle se révèle inadaptée aux besoins et aux particularités d’un entraînement destiné à des « citoyens-soldats ». Un système professionnel ne manquerait pas de poser la question des rapports de force dans le pays, avec l’avènement d’un nouvel acteur. Quel en serait le contrôle démocratique?
Le débat qui s’annonce devrait moins porter sur la forme que sur le fond et la finalité d’une armée. L’obligation de servir est consubstantielle à l’armée de milice, même si ce n’est que dans la Constitution de 1999 que le principe de la milice appliqué à l’armée a été explicitement mentionné. Au-delà des considérations matérielles immédiates, c’est en définitive bien d’un débat de société dont il s’agit et qui porte sur les devoirs du citoyen vis-à-vis de celle-ci.
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22 mai 2012, Pully, CGG
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