Un train-fantôme dans le Cervin

Olivier Grivat
Olivier Grivat
Journaliste indépendant, auteur d'ouvrages liés à l'histoire de la Suisse
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Il y a cent ans, les premiers «écologistes» mettaient fin à un projet fou, celui d’un chemin de fer accédant au sommet de la montagne-symbole suisse par excellence.

Accéder au sommet de la pyramide magique dominant Zermatt à 4480 m, confortablement assis dans un fauteuil de chemin de fer, c’est le défi insensé que deux ingénieurs suisses ont imaginé il y a un peu plus d’un siècle.

Le 4 décembre 1906, le Vaudois Henri Golliez, de Lutry, et l’Obwaldien Xavier Imfeld, de Sarnen déposaient une demande de concession pour un train sur le Cervin au Département fédéral des postes et des chemins de fer, l’ancienne appellation du Département de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) dirigé par le catholique conservateur Joseph Zemp.

Comme le relate un intéressant travail de mémoire que l’on doit à une licenciée ès-lettres de l’Uni de Lausanne, Alice Denoréaz*, le tracé projeté était divisé en deux sections : la première section devait être exploitée par un train électrique à crémaillère reliant la gare de Zermatt au Schwarzsee, à une altitude de 2580 m. De là, la ligne devait progresser par galerie souterraine creusée à travers la face sud de l’arrête du Hörnli, pour atteindre à 3052 m la cabane aujourd’hui prisée par les alpinistes.

La deuxième section devait être franchie par un funiculaire souterrain cheminant à travers la roche jusqu’à la gare terminus projetée sur la face nord à 20 m à peine du sommet. La pente maximale devait être de 95 %, presque un ascenseur grimpant à la verticale.

La durée du parcours était estimée à 1 heure et 20 minutes. Optimistes, les promoteurs avaient évalué la durée des travaux à quatre ans, tandis que les coûts d’exploitation se seraient élevés à 10 millions de l’époque. Une somme considérable…

50 francs l'aller-et-retour

Ce projet à vocation purement touristique ne s’adresse qu’à une élite fortunée. Elle doit être exploitée que pendant la saison estivale, de juillet à fin septembre. Le billet aller-et-retour est évalué à 50 francs, une somme à comparer au tarif des guides de la vallée de Viège qui fixe à 100 francs l’ascension du Cervin.

Henri Gollier et son compère Xavier Imfeld y voient une occasion rêvée de faire progresser le chemin de fer touristique en bénéficiant de la réputation croissante de Zermatt, et réciproquement. Grâce à l’ouverture tout récente du tunnel du Simplon, en 1906, et à la construction du futur tunnel du Lötschberg sur la ligne reliant Berne à Brigue, ils estiment qu’ils vont pouvoir drainer des milliers de voyageurs et capter une partie des touristes séjournant dans l’Oberland bernois.

Le village de Zermatt qui n’est pas encore une station de villégiature a vu le nombre de ses touristes plus que doubler après la mise en service de la ligne Viège-Zermatt en 1891. Avec des galeries panoramiques creusées dans la montagne pour admirer le paysage, comme dans la face nord de l’Eiger à la Jungfrau, et un restaurant d’altitude à plus de 4000m, l’attraction serait garantie loin à la ronde.

N’ayant décidément peur de rien, les deux ingénieurs projettent même l’aménagement d’une salle pressurisée pour soulager les voyageurs souffrant du mal de l’altitude ! A l’époque, la question était de savoir si un séjour prolongé à plus de 3000 m était dangereux pour la santé.

Un collaborateur de Gustave Eiffel

Malgré l’audace de leur projet ferroviaire dans le Cervin, la paire Golliez-Imfeld était loin d’être des farfelus. Ingénieur diplômé de l’Ecole polytechnique de Zurich, le Vaudois Henri Golliez avait enseigné les sciences naturelles au collège de Sainte-Croix avant d’entamer une carrière de professeur de minéralogie à l’Uni de Lausanne, où il devint le doyen de la Faculté des sciences entre 1892 et 1894. Membre de la direction de la compagnie du Lötschberg et administrateur de la ligne Furka-Oberalp, il fit partie de la commission scientifique pour la construction du chemin de fer de la Jungfrau.

De 8 ans son aîné, Xavier Imfeld avait suivi des études d’ingénieur topographe à l’Ecole polytechnique de Zurich également. Il avait travaillé au Bureau topographique fédéral où il révisa notamment les cartes du canton du Valais, avant d’être engagé de 1890 à 1891 par Gustave Eiffel pour créer un projet d’observatoire au Mont-Blanc, l’éternel rival du Mont-Cervin. Son attirance pour la montagne valaisanne n’était certainement pas un hasard, relève l’auteur du mémoire, Xavier Imfeld avait épousé en 1880 Marie Seiler, fille du «grand» Alexandre Seiler, le célèbre hôtelier qui contribua à la renommée internationale de Zermatt.

Qu’est-ce qui fit alors capoter le fantastique projet du Cervin ferroviaire ? En 1898, toujours à Zermatt, le chemin de fer du Gornergrat (3100 m d’altitude) avait été inauguré en grande pompe. C’était la première ligne à crémaillère électrifiée de Suisse et elle avait été construite avec les moyens du bord et de l’époque : de solides mulets valaisans…

Huit ans après, les mentalités semblent avoir changé et une véritable campagne s’organise contre le projet de construction à travers la montagne mythique, un sommet autrement plus prestigieux que celui du Gornergrat. Il avait l’audace de s’attaquer aussi au lobby des guides zermattois qui avaient de sérieuses raisons de craindre pour leur gagne-pain.

La campagne contre le chemin de fer du Cervin débute en 1907, juste un mois après la demande de concession à Berne : «Même invisibles, l’ascenseur et les installations du sommet seront dans le Cervin, comme une tare cachée dans un beau corps ….», écrit le Fribourgeois Raymond de Girard dans un courrier de La Liberté. Ce professeur de géologie, décédé en 1944, était membre du Club alpin président de la Commission fribourgeoise pour la conservation des monuments historiques.

Le professeur Ernest Bovet, professeur de littérature française et italienne à l’Uni de Zurich, préside la Commission spéciale du Cervin créée par le Heimatschutz ; il est la figure de proue d’un mouvement intellectuel conservateur qui remet en cause les valeurs matérialistes que représentent le projet de Golliez-Imfeld.

Il s’attaque à l’industrie touristique et aux futurs clients du chemin de fer: «Et qui donc peuplera ce bar alpestre ? La bande vulgaire des touristes prétentieux et pressés, dépourvus de culture, de respect, d’éducation même et de simplicité, les touristes bruyants du luxe à bon marché ; et vous entendez déjà (…) les réflexions bébêtes, et par un temps de brouillard, les déceptions, les mots dénigrants de ceux qui n’en auront pas pour leur argent. »

Le Cervin se défend !

Le Heimatschutz et le Club alpin suisse lancent deux pétitions qui récoltent au total plus de 70'000 signatures.  Une pièce de théâtre, intitulée «Le Cervin se défend!» est écrite par le Fribourgeois Auguste Schorderet. Elle met en scène un entrepreneur américain et un ingénieur français qui désirent construire un chemin de fer au Cervin. Mais en essayant d’escalader le sommet, l’ingénieur chute mortellement en raison de son inexpérience du milieu alpin. Morale de la pièce écrite par ce journaliste qui a travaillé à La Gazette de Lausanne: ne touchez pas aux symboles suisses!

La présence de touristes étrangers fortunés influencerait les mœurs «simples et authentiques» des autochtones qui perdraient ainsi leur identité propre : «Les montagnes sont le bien de plus de trois millions de Suisses, et non pas celui des seuls touristes, écrit l’homme de lettres Charles-Marius Gos, également membre du Club alpin. Le Cervin appartient à tous les Suisses. Nous ne devons pas souffrir que ce patrimoine commun de beauté soit concédé à quelques-uns pour en faire un objet de lucre».

Il n’y voit dans cette entreprise aucun caractère d’utilité publique, elle qui ne s’adresse qu’à une clientèle de riches oisifs. Au lieu de participer à l’essor du tourisme, le train du Cervin va tuer la poule aux œufs d’or!

Et ceux qui entreprendront l’ascension de la montagne magique vont se sentir ridiculisés par le chemin de fer rempli de touristes. Les promoteurs ont beau tenter de présenter leur projet comme une «œuvre philanthropique permettant aux personnes qui n’ont pas les qualités physiques requises pour l’alpinisme d’accéder au sommet du Cervin et d’y admirer le paysage», la colère gronde dans les milieux des alpinistes et des écologistes avant l’heure. Il est même question, en cas de refus suisse, de demander une concession aux Italiens tout en proposant aux guides une caisse de retraite dotée par un subside prélevé sur les bénéfices de la compagnie. Rien n’y fait. La bataille médiatique fait rage par courrier des lecteurs interposés jusqu’en 1910 : «Un chemin de fer est-il honorable sur une montagne ? Ignominieux sur une autre ? Est-il honorable à 3000m et infâme à 4000 ?», a beau se défendre Henri Golliez dans La Gazette de Lausanne du 14 juin 1907.
Sans doute influencé, le Conseil fédéral ne publiera pas de messages dans la Feuille fédérale pour donner son avis sur la question et les deux concessionnaires décèderont sans voir aboutir leur rêve : Xavier Imfeld en 1909 et Henri Golliez en 1913. La disparition des deux ingénieurs sonnera définitivement le glas de ce train-fantôme il y a juste un siècle.

* «Les oppositions au projet d’un chemin de fer touristique entre Zermatt et le sommet du Cervin», mémoire de la Faculté des Lettres de l’Uni de Lausanne rédigé par Alice Denoréaz sous la direction du professeur Cédric Humair

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