Il fallait se méfier. De cette dialectique faite d’une phrase, prononcée avec la force de l’évidence et le plus souvent accompagnée d’un dédaigneux haussement d’épaule : « Le virus n’a pas de frontières ». Les experts de l’ONU le disent, le ministre de la Santé, Olivier Véran le répète, Jean-Claude Junker, ancien président de la Commission européenne, le martèle et les scientifiques le confirment comme s’il fallait un microscope pour démontrer le caractère effectivement apatride d’un virus. Emmanuel Macron en rajoute même dans le truisme douanier : « Il n’a pas de passeport ».
Pourquoi un tel refus d’évoquer les frontières, en particulier chez les élites ?
Mais, sa charge virale se pose bien quelque part, y reste ou s’y déplace. Et en vue de mettre fin à sa propagation, les autorités interviennent bel et bien dans un cadre politique précis, celui de la Nation encadrée par des frontières. Un virus apatride peut très bien se loger dans les pages d’un passeport parfaitement en règle. Il fallait un grand aveuglement ou une épaisse mauvaise foi pour ne pas comprendre cette autre banale vérité. D’ailleurs, une fois l’Europe traversée par le Covid-19, les pays fermèrent leurs frontières sans barguigner. Évidence contre évidence. Bien-sûr le virus circule sans papiers, bien-sûr ses porteurs en disposent. Et à y réfléchir un peu, tout le monde en convient.
l'évidence
Mais, alors une question se pose : pourquoi un tel refus d’évoquer les frontières, en particulier chez les élites ? Pourquoi tenir pour honteux l’idée d’encadrer à l’intérieur de bornes prédéfinies le virus, fût-il universel ? Réponse : la fine fleur de la mondialisation ne refuse pas les frontières – tant la perspective de s’en jouer au rythme des fuseaux horaires la met en joie – non, elle récuse surtout son corollaire politique : la Nation. Cette échelle porterait en elle le germe du repli sur soi, de la haine, de l’égoïsme et pousse, en temps de crise, les masses populaires vers le chemin du nationalisme. Pas besoin de s’étendre longtemps sur cet abrégé politique entendu maintes fois depuis les années 1980 et 1990. Mieux vaut essayer de comprendre l’apparition de « nouvelles frontières » depuis le discours du Premier ministre Edouard Philippe : celles des départements français. En effet, l’évocation des frontières nationales faisait horreur à l’exécutif mais il vient de mettre en place de frontières locales sans le moindre embarras. Le virus n’a pas de passeport mais il a une plaque minéralogique.
De sans frontières, nous sommes passés à cent frontières
Le Covid ne connaissait pas les distances ? Il ne doit pas désormais rayonner au-delà de 100 kilomètres. Les douaniers charrient avec eux l’image peu flatteuse du barbelé mais les octrois de l’Ancien Régime – repeints en rouge et vert – relèveraient eux de l’hygiène sanitaire ! Alors, certes le Ministre de la santé peut s’employer à rassurer « les frontaliers » sur la possibilité de passer librement les « barrières administratives », notamment celles entre du « rouge » « au vert », il n’en reste pas moins que selon les départements, les habitants ne disposeront pas des mêmes droits et devoirs. Ironie suprême de l’histoire : le virus comporterait des biais culturels. Forcément sans frontière, il renfermerait, dans ses mystères, des identités régionales, en contradiction totale avec l’idée française de la Nation, cette communauté de citoyens. Le barbare Covid vient du Nord mais épargne le Sud. Il joue au foot mais pas au rugby. Il mange des pains au chocolat mais pas des chocolatines. Il écoute Brel mais pas Cabrel.
recoin régional
On devait éviter le repli national, on obtient le recoin régional. Le professeur Alain Supiot voit resurgir, à la faveur de cette fragmentation du territoire par tableur Excel (critères de propagation du virus et d’équipement hospitalier), les « divisions territoriales de la féodalité ». Moins inspirés, certains superposent même les départements rouges des proscrits avec celui des votes extrême droite. D’autres sans doute par humour calquent la France des points rouges avec l’avancée des prussiens après la défaite de Sedan en 1870… De sans frontières, nous sommes passés à cent frontières.
source: https://www.marianne.net/debattons/billets/carte-du-deconfinement-le-virus-n-pas-de-passeport-mais-il-une-plaque?utm_source=nl_quotidienne&utm_medium=email&utm_campaign=20200504&
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image: les mains de Macron...