Ces dernières années, les recherches en psychologie cognitive ont amené un certain nombre de connaissances incontournables dans le domaine de l'enseignement. Ce billet se consacre à l'exploration de deux aspects primordiaux dans ce domaine d'activité: les recherches sur l'expertise développées par John Anderson ainsi que celles sur la charge cognitive de l'australien John Sweller. J'ai déjà par le passé traité en partie cette dernière, mais je pense intéressant d'y revenir un peu.
Avant de rentrer vraiment dans le sujet, il est nécessaire de fournir un petit explicatif de la manière dont nous interagissons avec notre environnement. Schématiquement, cela donne quelque chose comme cela:
Pour faire simple: lorsqu'un élève est confronté à un problème, les informations que lui donne son environnement entrent en lui par le biais de ses sens. Il ne s'agit là que d'une photographie sonore ou visuelle à laquelle il va falloir donner du sens. Cette quête se résout au niveau de sa mémoire de travail: celle-ci va chercher dans la mémoire à long terme les informations nécessaires à la compréhension du problème proposé. Par exemple, s'il se trouve en face d'une chaîne de calculs à résoudre, ses sens lui permettent de photographier la consigne et la chaîne. Puis, il va faire émerger de sa mémoire à long terme les informations nécessaires à l'exécution de la tâche, à savoir notamment ses capacités de lecture, ses connaissances en matière d'exécution des opérations mathématiques et ses aptitudes à respecter les priorités des opérations (récupération). Sa mémoire de travail peut alors se charger de résoudre l'opération. S'il a appris quelque chose en plus, alors la nouvelle connaissance va se stocker dans sa mémoire à long terme (stockage) où elle modifiera et enrichira les schémas de connaissances déjà présents.
Bien entendu, c'est un petit peu plus compliqué que cela, les chercheurs ont tous des spécificités qui leur sont propres (par exemple, certains postulent plusieurs mémoires à long terme) mais, dans les grandes lignes, voilà les opérations mentales que réalise un élève qui essaye de résoudre un problème.
L'expertise selon John Anderson
Anderson est un chercheur américain travaillant à l'université de Carnegie Mellon. Son domaine de recherche est l'apprentissage des savoir-faire, autrement dit des connaissances procédurales. Plus précisément, Anderson a élaboré une théorie expliquant comment quelqu'un passe du statut de novice en un domaine à celui d'expert.
Pour y arriver, Anderson s'est appuyé sur une méthode consistant en des simulations informatiques: des résultats d'analyses expérimentales détaillées des comportements cognitifs sont utilisés pour créer des simulations par ordinateur de ces comportements. Le programme fournit ensuite des prédictions donnant lieu à un test expérimental ultérieur, dont les résultats sont ensuite utilisés pour modifier la simulation. Et ainsi de suite, la totalité de ce processus se répétant tant que nécessaire.
Anderson postule que pour devenir un expert, le novice passe par trois étapes. Lors de la première, nommée phase cognitive, il doit acquérir un ensemble de connaissances déclaratives (des faits, des dates, des définitions etc.) Par exemple, pour lire une recette de cuisine, il faut d'abord connaitre ce que sont les ingrédients, ce que signifient les différents modes de cuisson exposés dans la recette etc.
La seconde phase est la phase associative. Durant celle-ci, l'apprenant va devoir mettre en pratique les connaissances acquises durant la première phase dans un ou plusieurs contextes limités. Il va s'agir de flexibiliser les connaissances acquises lors de la première phase, de transformer ces connaissances déclaratives en connaissances utilisables et de les utiliser dans un contexte limité. Lors de cette phase, l'habilité en cours de transformation devient de plus en plus coulée, mieux coordonnée, de plus en plus rapide. Son exécution se fait avec de moins en moins d'erreurs. Anderson affirme que ce processus d'apprentissage prend du temps et que la répétition permet de graver plus profondément dans la mémoire à long terme ce qui doit être acquis.
Vient enfin la troisième phase, dite phase autonome. Les savoirs reliés au domaine ont été acquis lors des deux premières phases, ils vont maintenant être affinés et de plus en plus automatisés. L'ex novice entre désormais dans un processus de généralisation lui permettant d'élargir le champ d'application de ce qu'il a acquis jusqu'à être capable de l'utiliser dans l'ensemble des situations qui s'y rattachent. A ce propos, les études de Weisberg démontre que c'est avec cette généralisation que se développe la véritable créativité, à savoir la capacité à compiler de multiples habilités/savoirs différents de manière totalement nouvelle. Plus les possibilités sont nombreuses, plus la personne est potentiellement créative.
Sweller et la théorie de la charge cognitive
De son côté, John Sweller est professeur en éducation à l'Université de New South Wales à Sydney en Australie. Il est particulièrement réputé pour sa théorie de la charge cognitive dont il a développé la première version en 1988. Elle permet d'expliquer autrement que par le manque de travail les réussites et les échecs des apprenants dans les tâches qui leur sont demandées. L'hypothèse de Sweller est que la mémoire de travail a une capacité limitée et que l'apprentissage peut être entravé si la sollicitation est trop importante.
A l'inverse de la mémoire à long terme et de son potentiel de stockage illimité, la mémoire à court terme (ou mémoire de travail) ne peut ingérer qu'une quantité limitée d'éléments simultanément. Les estimations sur sa capacité d'absorption varient de 3 à 7 éléments différents en simultané. Mais pour aller plus loin dans la théorie de la charge cognitive, il nous faut faire un petit détour du côté du stockage des informations dans la mémoire à long terme.
Lorsque des informations sont stockées dans la mémoire à long terme, elles ne le sont pas indépendamment les unes des autres. En fait, le cerveau les organise en schémas et réseaux sémantiques. Cela signifie qu'il créée des associations, des liens et des relations entre la signification d'un mot et de certains concepts. Par exemple, le mot "bateau" peut faire surgir dans la mémoire à long terme des concepts tels que "bâbord", "proue", "poupe", "bateau à voile" etc. De même, le mot "Mac Donald" ramène à "restauration rapide", "aucun service aux tables", "payer immédiatement" etc. En gros, la mémoire à long terme stocke l'information sous forme de réseaux de liens qui constituent des blocs. Plus les connaissances sont intégrées, plus le réseau est compact.
Lorsque ces informations sont sollicitées par la mémoire de travail pour exécuter un problème, le bloc entier est traité comme une seule unité. L'expertise permet donc de réduire le nombre d'éléments différents convoqués et ainsi de réduire la charge cognitive s'exerçant sur la mémoire de travail. Dans l'exemple sur les chaines mathématiques évoqué précédemment, l'expert en face d'une chaîne de calcul va peut-être solliciter un seul ensemble de connaissances qui comprendra le traitement de la priorité des opérations, le traitement de l'addition, de la soustraction etc. Ce qui laisse encore à la mémoire de travail une bonne marge d'éléments différents qui peuvent encore être traités en plus simultanément. De son côté, le débutant, lui, devra recourir à plus d'une ressource si des liens ne sont pas encore solidement effectué entre celles-ci. Cela nous amène à conclure deux choses au sujet du travail de récupération dans la mémoire à long terme pour traiter un problème: 1) ce processus de récupération a un coût en terme de charge cognitive 2) ce coût est fonction du niveau d'expertise atteint par celui qui se confronte à un problème.
Outre cette charge interne, l'élève en face d'un problème se heurte également à une charge externe. Celle-ci se compose de l'ensemble des éléments qu'il rencontre à l'extérieur, que cela soit dans la donnée du problème, dans les éventuels documents à sa disposition pour résoudre le problème, son environnement immédiat etc.
Si donc on espère que l'élève soit capable de réaliser l'apprentissage qu'on demande de lui, il ne faut pas que la charge cognitive qui s'exerce sur sa mémoire de travail surpasse les capacités qu'a celle-ci de traiter les données. Sans quoi l'élève n'est tout simplement plus apte à réaliser la tâche demandée.
L'implication immédiate pour l'enseignant est donc de réduire au maximum la charge cognitive qui s'exerce sur la mémoire de travail de l'élève s'il veut que celui-ci soit apte à réussir son nouvel apprentissage. Il s'agira donc d'organiser l'enseignement (ainsi que l'environnement) de manière à ce que la mémoire de travail des élèves ne sature pas. Sweller précise également à ce sujet, qu'un enseignement qui utilise systématiquement les mêmes procédés contribue également à réduire la charge cognitive qui s'exerce sur les élèves.
Soulignons encore un dernier point en relation avec John Sweller et l'enseignement. Sweller a également démontré que ce n'est pas parce qu'un élève réussit à résoudre un problème qu'il a nécessairement appris quelque chose. Si au préalable il n'a pas reçu le corpus de connaissances et procédures nécessaires à la résolution de ce problème, il y a de bonnes chances que sa méthode de résolution consiste en une succession d'essais-erreurs basés sur le hasard. A la longue, la solution sera trouvée mais aucun apprentissage n'aura eu lieu.
Conclusion
L'ensemble des apports relevés dans ce billet est suffisamment clair pour que chacun puisse se faire une idée assez précise de ce qui doit être fait ou non dans une salle de classe. Aller du simple vers le complexe en découpant l'enseignement en petits blocs ou fournir aux élèves au préalable de nombreux et riches exemples travaillés est donc non seulement du ressort du bon sens, mais également en parfaite harmonie avec ce que disent les cognitivistes d'aujourd'hui. On parle bien là de réelles et récentes avancées scientifiques basées sur des preuves empiriques et non de balbutiements pré-scientifiques datant du début du siècle dernier. C'est là un peu la même différence qui sépare la phrénologie de l'avènement des neurosciences. Or aujourd'hui, personne n'oserait se revendiquer de l'étude des bosses du crâne pour comprendre le fonctionnement du cerveau. Pourquoi donc ne ferait-on donc pas de même dans le domaine des sciences de l'éducation?
Stevan Miljevic, le 28 septembre 2014 sur le net et pour les Observateurs
Bibliographie
Mario Richard et Steve Bissonnette "Les sciences cognitives et l'enseignement" in Gauthier, Tardiff, "La pédagogie, théories et pratiques de l'Antiquité à nos jours", 3ème édition, Gaëtan Morin, 2012, pp.237-254
Netographie
http://www.u-picardie.fr/servlet/com.univ.utils.LectureFichierJoint?CODE=1179228177848&LANGUE=0 consulté le 24 septembre 2014
http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/tricotRPE.pdf consulté le 25 septembre 2014
http://formapex.com/sciences-cognitives/640-et-la-creativite-le-point-sur-la-recherche-en-sciences-cognitives-sur-la-creativite-la-fin-dun-mythe consulté le 26 septembre 2014