Pour une école développant de véritables compétences!

J’ai déjà traité par le passé de la question du rapport entre compétences et connaissances. Plus exactement, ma réflexion portait alors sur l’importance à accorder aux connaissances et à leur mobilisation pour développer une compétence. Tests internationaux à l’appui, je démontrai que, contrairement à ce que l’on veut nous faire croire de nos jours, la meilleure manière de façonner des élèves compétents était de leur fournir des connaissances.[1]

Je vais maintenant essayer, études expérimentales à l’appui, d’approfondir un peu la question des compétences, d’élaborer une distinction entre véritable compétence et illusion. Cela nous amènera à nous réfléchir sur les chemins à emprunter pour développer l’expertise chez nos élèves et sur les apports concrets que leur apporte celle-ci.

A l’époque, j’ai défini une compétence comme une « capacité à mobiliser et articuler diverses connaissances afin de résoudre un problème »[2]. Cette façon de voir les choses est d’ailleurs plus ou moins acceptée par le grand pape genevois de l’approche par compétences Philippe Perrenoud pour qui une compétence est une « faculté de mobiliser un ensemble de ressources cognitives (savoirs, capacités, informations, etc) pour faire face avec pertinence et efficacité à une famille de situations. »[3]

Divergences sur les finalités de l’école…

Cette convergence n’est que fort temporaire. D’emblée un certain nombre de différences nous séparent irréductiblement. Pour tout dire, la plupart d’entre elles séparent même Perrenoud des données fournies par les sciences expérimentales, le reléguant ainsi au stade de théoricien du café du commerce.

La première raison pour laquelle Perrenoud et les adeptes de l’approche par compétence ont tort réside dans les finalités attribuées à l’école. Ce point est incontournable puisque de là découle la nature des compétences qu’on peut envisager de travailler dans le milieu scolaire. Je précise qu’il s’agit bien là de l’école obligatoire et pas d’autres stades dont la dynamique est radicalement différente. Perrenoud insiste sur la nécessité de promouvoir à l’école ce qui sera utile dans la vie quotidienne, sociale ou professionnelle. Cette vision est insuffisante pour au moins deux raisons. Tout d’abord, apprendre quelque chose d’immédiatement utile est à la portée de tous et ce sans trop de difficultés. Lorsque l’être humain est confronté à une situation et que la nécessité s’en mêle, il apprend relativement facilement ce qu’il a besoin de savoir pour surmonter l’obstacle.

Au sujet de l’utilité, Perrenoud est doublement dans l’erreur car l’évolution nous a façonné de manière à ce que nous acquérions certaines compétences dites primaires sans faire d’effort particulier, inconsciemment et très rapidement. Ce sont les compétences qu’on retrouve à chaque époque de l’humanité comme résoudre des problèmes ou communiquer dans sa langue maternelle.[4] Une école qui suivrait les préceptes de Perrenoud est donc une école dont l’unique ambition est de fournir ce que la nécessité et la vie nous amèneront quasi automatiquement. Autrement dit, et paradoxalement, une école inutile dont on peut se débarrasser sans trop de scrupules.

Si on excepte les incontournables fondamentaux, c’est tout au contraire dans…l’inutilité directe de ce qu’elle enseigne que l’école doit aller chercher son intérêt. Afin de servir au mieux la société et les individus qui la composent, elle se doit de mettre à leur disposition du potentiellement utile et non du directement utile. Elle doit permettre aux personnes qui la fréquentent de répondre de manière plus que minimale aux différentes situations qu’elles rencontreront. Travailler l’utile, c’est offrir le strict minimum. Un plancher que quasiment chacun atteint de toute façon. A l’inverse, l’école doit donc permettre l’ouverture de nouveaux horizons, de répondre avec créativité aux divers défis rencontrés durant l’existence.

Il n’est pas possible de prévoir à l’avance ce qui pourra être utilisé de manière créative dans telle ou telle situation pour la simple et bonne raison qu’alors il n’y aurait tout simplement plus de créativité. On peut en revanche se dire que des savoir ou savoir-faire depuis longtemps éprouvés et acceptés sont des bases stables qui seront toujours potentiellement utilisables dans un futur plus ou moins proche contrairement à la nouveauté et à l’actualité dont la durée de vie se compte bien souvent plus en mois qu’en années.

Ces contenus trouveront tout leur sens dans des situations qui, à priori, ne semblent pas nécessité leur apport pour être traversées. Aucune innovation ne sort du néant. Elles sont toutes le fruit d’une analogie originale que l’esprit a réalisé entre ce qu’il vit et une connaissance d’un autre type qu’il possédait au préalable[5] Par exemple, ce sont ses connaissances en mathématiques qui ont permis à Einstein, par analogie, de développer ses principales découvertes en physique. Or, à priori, les équations mathématiques en question n’auraient dû lui être d’aucune utilité dans son domaine. Mais c’est parce qu’il les connaissait, qu’il a émis un rapprochement original entre celles-ci et les problèmes qu’il rencontrait, qu’il a pu changer sa manière de voir la situation et de développer ainsi quelque chose de radicalement novateur.[6] Il ne s’agit là que d’un exemple bien spécifique, mais le principe est valide pour toute situation de créativité.

De tels bonds qualitatifs vers l’avant ne sont possibles que si des savoirs et savoir-faire sont parfaitement maitrisés par les individus, sans quoi ils ne sont tout simplement pas capables de les réinvestir dans des contextes originaux. Voilà le rôle décisif que l’école peut et doit jouer pour permettre aux personnes, aux entreprises qu’ils fréquenteront tout comme à la société qu’ils composent d’évoluer.

sur la manière d’atteindre la compétence…

Si travailler des compétences utiles couramment n’a que peu de sens pour une école de qualité, la volonté affichée par Perrenoud de faire travailler et entraîner aux élèves la mobilisation des capacités et connaissances pour elle-même n’en a pas beaucoup plus. Il s’agit là d’une fausse bonne idée supplémentaire dont les théoriciens des approches constructivo-compétentes ont le secret.

En posant un regard superficiel sur la question, on peut effectivement penser que la coordination et la mise en pratique d’une multitude d’éléments dans un environnement complexe devraient être exercées pour elles seules. Mais les recherches menées en psychologie cognitive ne semblent pas soutenir cette hypothèse. Dès les années 60, des travaux ayant pour objet de recherche les contrôleurs aériens ont démontré que ceux-ci avaient beau travailler quotidiennement dans des univers extrêmement complexes et gérer de grosses quantités d’informations, ils n’étaient pas meilleurs que le commun des mortels dans des tâches de gestion de grosses quantités d’informations d’une nature différente à celles dont ils avaient l’habitude[7]. En revanche, dès que des contenus connus préalablement sont réinjectés dans l’expérience, ils reprennent un net avantage sur le reste de la population[8]. Autrement dit, travailler régulièrement en mobilisant diverses connaissances et capacités dans des situations complexes n’améliore en aucune façon l’aptitude à gérer cette même complexité dans d’autres domaines. Il n’y a aucun transfert d’une éventuelle capacité de mobilisation. On ne développe pas de nouvelles capacités stratégiques ou autres en se confrontant à la complexité, comme le croit Perrenoud, mais bien en acquérant des connaissances plus poussées dans le domaine qui nous intéresse.

D’autres études, plus récentes, permettent de prolonger le raisonnement. Certains ont émis l’hypothèse que des experts reconnus utilisaient des stratégies particulières pour mobiliser leurs connaissances dans des situations complexes relatives à leur domaine. Ici encore, c’est négatif. Les travaux réalisés au sujet des maîtres d’échec démontrent, par exemple, que les plus grands maîtres d’échec ne pensent pas plus profondément en considérant plus de coups à l’avance ou plus de coups alternatifs que leurs adversaires. Ils possèdent simplement des schémas de connaissances sur le positionnement des pièces plus évolués et plus nombreux que leurs opposants.[9] Ces résultats ont été confirmés par d’autres investigations menées dans divers domaines comme l’algèbre, la programmation, la compréhension et le rappel de texte ou le génie électronique.[10] Autrement dit, même sans se référer au transfert, le fait de gérer de la complexité régulièrement apporte moins que l’apprentissage des connaissances dans le développement d’une compétence. Attention toutefois de bien comprendre et de ne pas en déduire qu’il faille éviter la complexité. Bien au contraire, le développement des connaissances nécessite le passage par la complexité. Nous allons y revenir. En revanche, gérer de la complexité pour elle-même n’a aucun sens.

Comment se développe réellement une compétence

Comme on vient de le voir, la compétence passe nécessairement par l’acquisition préalable des connaissances. Et ce développement se fait par plusieurs stades. Au début, l’élève retient de manière proche au par cœur la connaissance. Ce passage a permis aux grossiers détracteurs des connaissances d’étayer leur discours en disant qu’on formait des perroquets incapables de comprendre ce qu’ils répétaient. Généralement, cette idée est totalement fausse car rares sont les cas où l’élève ne comprend rien à ce qu’il a appris (apprentissage par cœur). Il est par contre vrai qu’il peut être incapable de le réinvestir d’une quelconque manière. Dans ce cas, Daniel Willingham parle de connaissance inflexible. C’est un stade absolument normal par lequel passent toutes les connaissances. A force de pratique, cette connaissance va se flexibiliser, c’est-à-dire pouvoir être utilisée dans diverses situations. Plus elle se flexibilisera et plus le nombre de cas où elle sera potentiellement utilisable va augmenter.[11] Le cerveau flexibilise vraisemblablement la connaissance par analogie. Plus il la rencontre dans des cas différents, plus il la maîtrise, en connait les contours, les compatibilités et incompatibilités avec d’autres et plus il peut discriminer les liens pertinents ou non avec d’autres éléments, étendant ainsi le champ d’utilisation potentielle de cette connaissance.

A ce niveau-là, la personne est réellement compétente dans l’utilisation de cette connaissance. Elle augmentera son expertise en devenant compétente avec un maximum d’autres connaissances du même domaine.

La compétence se développe ainsi, à mon sens, dans au moins deux directions bien distinctes, à savoir la profondeur et l’amplitude de chaque connaissance et le nombre de connaissances. L’école doit ici faire des choix : elle peut insister sur le nombre de connaissances différentes tout en ne les flexibilisant qu’au minimum, voire même pas du tout, auquel cas on peut effectivement parler de savoir encyclopédique ou, au contraire se concentrer sur très peu de connaissances extrêmement approfondies. Un juste milieu est vraisemblablement la solution la plus souhaitable.

La vraie compétence amène un changement qualitatif dans la manière de penser

Définir, comme cela a été fait jusqu’ici, la compétence simplement comme une capacité à traiter plusieurs ressources en parallèle s’avère à mon avis fort restrictif. La manière dont Perrenoud et consorts conçoivent la compétence est assez révélateur du peu d’intérêt de leur démarche au regard de ce que peut effectivement apporter une véritable compétence. Une fois constaté que l'utilité n'est pas un bon critère et que l’amélioration de la capacité de mobilisation pour elle-même ou le transfert de cette capacité ne semblent trouver aucune confirmation du côté des sciences expérimentales, on ne sait plus vraiment ce qu’il reste de la démarche qu’ils préconisent.

En revanche, une compétence traitée de manière sérieuse et selon les modalités que les données empiriques (voir le Visible Learning de Hattie par exemple) nous suggèrent, va bonifier la manière dont l’esprit fonctionne lorsqu’il traite le sujet concerné. En premier lieu, la quantité de connaissances stockées dans la mémoire à long terme décharge la mémoire de travail d’une personne experte. Elle peut donc traiter plus d’informations simultanément qu’un novice.[12] Mais ce n’est pas tout.

Lorsqu’il n’a aucune expérience dans un domaine, un débutant n’a guère d’autre choix que d’user d’un processus hasardeux d’essai-erreur pour tenter de résoudre un problème. Lorsque ce n’est pas le cas, des études relatives à la résolution de problèmes de physique ont démontré qu’un novice travaille de façon régressive à partir du but en utilisant une stratégie « moyen-fin » : il repère les différences entre l’état courant d’un problème et l’état but et cherche des opérations pour réduire ces différences. La personne experte, elle, travaille en allant vers l’avant.[13] Peut-être faut-il y voir le résultat de l’augmentation du niveau d’expertise qui permet d’élaborer une représentation précise des conséquences à long terme d’une action, de choix etc.[14]

Mais il y a plus intéressant encore : tant qu’ils n’ont pas atteint un stade suffisant dans la compétence, les débutants pensent au niveau de la structure de surface d’un problème ou d’une situation. Dit plus simplement, ils n’en voient que les éléments constitutifs alors que les personnes compétentes, elles, voient, les fonctions qu’occupent ceux-ci dans la structure profonde du problème ou de la situation. Penser de manière fonctionnelle aide à voir tout de suite ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Etre compétent permet donc de penser à un niveau d’abstraction beaucoup plus élevé.[15]

Enfin, signalons aussi que des personnes moyennement compétentes augmentent leur rythme de résolution. Elles possèdent des schémas en mémoire à long terme ainsi que des automatismes qui le leur permettent.  Mais les personnes les plus compétentes, elles vont travailler plus lentement. La perspective semble s’inverser : au lieu de se ruer sur la solution la plus évidente, elles hésitent avant d’agir car elles commencent par chercher ce qui pourrait ne pas correspondre à ce qu’elles pensent. Elles envisagent plusieurs hypothèses, même les moins évidentes, avant de poser leur diagnostic et d’agir.[16]

Conclusion 

Ainsi donc, être compétent, ce n’est pas seulement acquérir de nouvelles connaissances, ni même être capable de les mobiliser dans des situations complexes. L’expertise va impulser à la pensée une dynamique totalement nouvelle, divergeant radicalement de ce que peut faire un individu qui ne maîtrise pas ces connaissances. Et ce par la vitesse, la capacité à appréhender des éléments en parallèle, à discerner les conséquences ou à penser de manière abstraite. Ces différences peuvent même culminer au niveau de la capacité à se remettre en question, à aller à l’encontre de sa propre pensée et ce même à l'aide des plus improbables possibilités.

On réalise ici le fossé abyssal existant entre les pauvres ambitions d’un Perrenoud et les potentialités extraordinaires qu’ouvre le développement de véritables compétences. On réalise également à quel point les grands penseurs adeptes d’une humanité externalisant sa mémoire et la remplaçant par la capacité à rechercher l’information se trompent. En suivant leurs préceptes, notre société se conditionne elle-même à cesser d’innover et d’aller de l’avant. On a beau savoir chercher l’information, on ne peut pas rechercher ce dont l’existence nous est totalement inconnue. De plus, quand bien même les informations nécessaires seraient trouvées, la manière dont l’esprit les traite est largement tributaire du degré de maitrise qu'il possède…

Autant dire que soit la post-modernité passe par pertes et profits, soit c’est notre société qui risque de s’effondrer. Nous sommes au bord du gouffre, à nous de choisir…

Stevan Miljevic, pour les Observateurs et Contre Réforme, le 19 août 2016

[1] https://contrereforme.wordpress.com/2015/12/17/enseigner-des-competences-ou-des-connaissances/

[2] ibidem

[3]  http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2000/2000_30.html

[4] https://contrereforme.wordpress.com/2016/02/05/un-regard-evolutionniste-sur-leducation/

[5] https://contrereforme.wordpress.com/2016/06/27/former-des-eleves-creatifs/

[6] Hofstadter et Sander, « L’analogie, cœur de la pensée », Odile Jacob, Paris, 2013 pp. 545 et suivantes

[7] Yntema, D. B. (1963). Keeping track of several things at once. Human Factors, 5, 7-17. Cité par Tricot, A. & Sweller, J. (sous presse). La cécité aux connaissances spécifiques.Education & Didactique http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/TricotSweller_French.pdf consulté le 12 aout 2016

[8] Bisseret, A. (1970). Mémoire opérationelle et structure du travail. Bulletin de Psychologie, 24, 280-294 . Cité par Tricot, A. & Sweller, J. (sous presse). La cécité aux connaissances spécifiques.Education & Didactique http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/TricotSweller_French.pdf consulté le 12 aout 2016

[9] De Groot, A. (1965). Thought and choice in chess. The Hague, Netherlands: Mouton. Cité par Tricot, A. & Sweller, J. (sous presse). La cécité aux connaissances spécifiques.Education & Didactique http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/TricotSweller_French.pdf consulté le 12 aout 2016

[10] Chiesi, H. L., Spilich, G. J., & Voss, J. F. (1979). Acquisition of domain-related information in relation to high and low domain knowledge. Journal of Verbal Learning and Verbal Behavior, 18, 257-273. doi: 10.1016/s0022-5371(79)90146-4, Egan, D. E., & Schwartz, B. J. (1979). Chunking in recall of symbolic drawings. Memory & Cognition, 7, 149-158. doi: 10.3758/bf03197595, Jeffries, R., Turner, A., Polson, P., & Atwood, M. (1981). Processes involved in designing software. In J. R. Anderson (Ed.), Cognitive skills and their acquisition (pp. 255- 283). Hillsdale, NJ: Erlbaum, Sweller, J., & Cooper, G. (1985). The use of worked examples as a substitute for problem solving in learning algebra. Cognition & Instruction, 2, 59-89. Tous cités par Tricot, A. & Sweller, J. (sous presse). La cécité aux connaissances spécifiques.Education & Didactique http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/TricotSweller_French.pdf consulté le 12 aout 2016

[11] http://www.formapex.com/daniel-willingham/1004-les-connaissances-inflexibles-premiere-etape-vers-lexpertise?616d13afc6835dd26137b409becc9f87=4d34101224fa8bcc8a53050fda55c277 consulté le 16 août 2016

[12] Si vous avez besoin d’un petit rafraichissement sur le fonctionnement du cerveau humain, vous pouvez jeter un œil ici https://contrereforme.wordpress.com/2015/12/17/enseigner-des-competences-ou-des-connaissances/

[13] Chi, M. T. H., Feltovich, P. J., & Glaser, R. (1981). Categorization and representation of physics problems by experts and novices. Cognitive Science, 5, 121-152. doi: 10.1207/s15516709cog0502_2 Cité par Tricot, A. & Sweller, J. (sous presse). La cécité aux connaissances spécifiques.Education & Didactique http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/TricotSweller_French.pdf consulté le 12 aout 2016

[14] Lucile Chanquoy, André Tricot et John Sweller « La charge cognitive, théorie et applications », Armand Colin, Paris, 2007, p.110

[15] Daniel Willingham « Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école », La Librairie des Ecoles, Paris, 2010, pp.130-135

[16] Lucile Chanquoy, André Tricot et John Sweller « La charge cognitive, théorie et applications », Armand Colin, Paris, 2007, p.110

L’Education en échec. Former des élèves créatifs

On entend souvent dire qu’un prof qui transmet des connaissances n’éveille pas la créativité de ses élèves. Par contraste, permettre à l’élève de tâtonner et découvrir par lui-même serait nettement plus porteur. Chacun a bien entendu le droit d’avoir sa propre opinion sur un sujet. Même si celle-ci ne se fonde sur à peu près rien de sérieux. Personne ne peut vous interdire de croire aux soucoupes volantes. Mais quand ces avis ont un impact sur la vie d’autrui et qu’une tentative de validation empirique est possible, il serait peut-être bon d’approfondir un peu la question et de voir ce que des démarches scientifiques sérieuses peuvent nous apprendre avant de se servir de son prochain comme d’un cobaye.

Etre créatif, c’est être capable d’imaginer ou de mettre en œuvre un concept ou un objet nouveau, de découvrir une solution originale à un problème[1]. Selon André Tricot, on ne naît pas créatif, mais on le devient. Ce qui semble confirmé par l’intégralité des recherches menées à ce jour sur ce domaine. Attention toutefois de ne pas confondre la créativité consistant comme on vient de le dire à générer de l’innovation avec la qualité de ces créations. On peut être très créatif et ne produire que du très médiocre qualitativement parlant. Tout comme, à l’inverse, on peut n’être que peu innovant mais toucher au génie.

Comment donc l’école peut-elle contribuer à former des gens créatifs quantitativement comme qualitativement ? Comment peut-elle augmenter le potentiel créatif des individus qui la fréquentent ?

Etre créatif nécessite de connaitre son sujet

La première des choses à prendre en considération est le fonctionnement de l’esprit humain. J’ai déjà longuement évoqué sur ce site la manière dont les psychologues cognitivistes abordent la question, à savoir que c’est au sein de la mémoire que se fait le processus de réflexion. Pour faire court, la mémoire à court terme est le lieu de la pensée. Elle n’a qu’une capacité fort limitée (environ 7 éléments en simultané) et ne peut donc traiter qu’un nombre limité d’informations en même temps. Cette limite n’est toutefois plus valide si les informations en question sont déjà connues et stockées de manière cohérente dans la mémoire à long terme.

En conséquence, plus on connait de choses sur le sujet qui occupe nos pensées, plus on libère de possibilités pour notre esprit d’aborder le problème différemment. Quelqu’un qui ne maîtrise pas sa matière ne peut donc que difficilement être créatif puisqu’avant même d’arriver au stade de la création, il lui faut se représenter la situation et la comprendre. Or, ces deux opérations vont consommer une grande partie des ressources mentales disponibles. En outre, être créatif demande d’aller vers le non-commun, ce qui demande également de grandes ressources cognitives. Si le capital disponible cognitif disponible est épuisé, alors rien ne pourra être effectué, la personne se trouvant en état de surcharge cognitive.

Ajoutons à cela que si l’individu ne possède pas suffisamment d’éléments de savoir au sujet de la situation, le risque est grand d’en créer une mauvaise représentation et de rendre ainsi quasi impossible toute action pertinente. On ne peut pas interagir correctement sur un objet qu'on a mal définit et compris.

Comme on le voit, le rôle joué par les connaissances disponibles en mémoire à long terme est primordial. Si capital d’ailleurs qu’il ne s’arrête pas là : un des plus puissants moteurs de la créativité réside dans la capacité de notre esprit à faire des analogies. Etre créatif ce n’est pas générer quelque chose de neuf en partant du néant car tout ce que notre pensée produit est le fait d’analogies réalisées avec des situations déjà rencontrées précédemment. Etre créatif c’est mettre à profit des connaissances existantes dans un domaine pour aborder un phénomène dans un autre domaine. Sans quoi il n’y a pas innovation. L’être humain fait d'ailleurs continuellement des comparaisons entre ce qui lui arrive et ce qu’il a déjà vécu. Sa cognition dépend de l’exploitation continuelles d’expériences passées avec lesquelles il arrive à lier la situation qu’il affronte.[2] Il le fait d’ailleurs maintes fois par seconde sans en être forcément conscient [3].

Notons encore que posséder un grand bagage de connaissances sur un sujet permet également de connaitre ce qui a déjà été dit ou fait en la matière et donc d’éviter de réinventer l’eau chaude à chaque instant.

Ainsi qu'une multitude d'autres…

Plus donc on a de connaissances stockées dans notre mémoire à long terme et plus nous avons la capacité de faire des analogies créatrices, que celles-ci soient volontaires ou non. Plus précisément, plus on connait d’éléments sur divers sujets, plus on a de possibilités de créer des analogies entre ces domaines. Ces analogies peuvent être de surface ou profondes. Une analogie de surface se fait entre deux connaissances simples, dont les traits communs peuvent être aisément identifiés. Par exemple, Einstein a développé une de ses meilleures idées en partant de la ressemblance quasi visuelle existante entre une équation mathématique et une équation physique ! [4]

Une analogie profonde, en revanche, a trait à la manière dont les concepts et connaissances se lient. Plus on connait les divers éléments constitutifs d’une situation, plus la manière dont ceux-ci interagissent entre eux apparaît. Dès lors, l’analogie peut ne plus porter sur les éléments de surface mais sur la structure de la situation, sur un regard plus abstrait. A ce jour, il semble qu’aucun moyen n’ait été trouvé pour pouvoir enseigner directement ces structures profondes, l’esprit commençant nécessairement par appréhender une situation en surface.[5] Ce qui ramène une nouvelle fois à l’impératif d’un bon bagage de connaissances sur une vaste gamme de domaines.

Ces divers aspects de la créativité doivent nous amener à penser intelligemment  les contenus scolaires. Certains voudraient en effet que l’école ne se focalise que sur ce qui est utile aux élèves directement. Or, et puisque les humains sont capables d’apprendre par eux-mêmes à peu près tout et n’importe quoi à partir du moment où cela fait partie de leur environnement et leur est utile quotidiennement, il est impératif, au contraire, que l’école apprennent aux jeunes des connaissances qui ne correspondent ni à leur environnement immédiat, ni à leur passion. L’école doit s’évader du carcan de l’utilité directe.[6] Une des pierres angulaires de cet impératif réside justement dans la nécessité d’augmenter au maximum le potentiel créatif des élèves. Pour faire des analogies créatrices en nombre, il faut avoir de vastes connaissances dans de multiples domaines autres que ceux dans lesquels on évolue régulièrement que ce soit professionnellement ou socialement.

N’oublions toutefois pas que si ces connaissances doivent être les plus étendues possibles, il est tout aussi impératif qu’elles soient bien maîtrisées sans quoi elles seront inutilisables.

Des techniques pour générer des idées créatives ?

D'autres affirment que la créativité est une compétence mobilisable dans n’importe quel domaine. Cette idée n’est qu’un mythe. La créativité est inextricablement liée aux connaissances qu’on possède sur un sujet. Mais cela ne suffit pas. Pour pouvoir être créatif, il faut également être capable de prendre du recul par rapport aux connaissances rencontrées et les aborder d’une manière nouvelle.

Connaître certaines techniques permet effectivement de maximiser la capacité de « lâcher prise », de prendre de la distance vis-à-vis du problème qu’on est en train de traiter et de créer ainsi volontairement des analogies créatrices. Par exemple, on peut imaginer enseigner aux élèves des techniques sur la manière de travailler pour générer des solutions créatives à un problème. Le travail de groupe peut avoir pour avantage de laisser autrui exprimer ses pensées et ainsi de détacher l’individu des siennes. Mais pas n’importe quel travail de groupe. Par exemple, contrairement aux idées reçues, le brainstorming est certainement une des plus mauvaises manières d’obtenir des solutions créatives.[7] Mais il existe également bien d’autres techniques individuelles efficaces. Ce n'est certes pas le Saint Graal car les analogies involontaires sont bien plus nombreuses, mais c'est mieux que rien.

A ce propos, Hattie affirme que l’efficacité des programmes de créativité est fortement liée à la manière de les transmettre. Et de vanter les mérites des pédagogies structurées, explicites, notamment le Direct Instruction pour y parvenir plutôt que les façons de travailler implicites et constructivistes.[8] Il est plus pertinent de considérer ces techniques comme des objectifs à atteindre, des connaissances procédurales à transmettre de la manière la plus claire possible plutôt que de miser sur l’implicite et de les traiter comme des outils mobilisables afin d’acquérir d’autres connaissances.

La passion comme moteur

Tous les grands scientifiques qui font des découvertes marquantes sont en général des obsédés de leur domaine. S’ils ne l’étaient pas, ils n’auraient jamais pu déceler les analogies demeurées insaisissables jusqu’à eux. En cela, on se rend compte que les poussées créatives vers l’abstraction ne peuvent pas être provoquées à merci. On peut bien évidemment inciter à émettre des idées créatrices sur un sujet, mais celles-ci sont totalement dépendantes du degré de maîtrise du sujet. Or, seuls l’obsession, l’engagement et la persévérance permettent de dépasser le stade de connaisseur expérimenté pour atteindre celui de véritable expert et ainsi ouvrir les portes nécessaires à de véritables innovations.[9]

Tricot avertit : ce statut d’expert n’est pas facile à gérer car bien souvent il interfère avec la capacité à trouver le bonheur dans la vie de tous les jours.[10] L’individu qui veut aller jusqu’au bout de sa passion doit donc être au clair et savoir qu’il lui faudra faire un choix.

Si l’école n’a pas pour rôle de créer de telles passions, en revanche, en valorisant l’effort, en apprenant à vaincre les difficultés sans abaisser le niveau d’exigences, elle apprend aux élèves la ténacité. Ce résultat, on ne l’obtient pas en s’alignant sur les envies des élèves.

En conclusion : une grave confusion

L’école du constructivisme et des compétences qui domine aujourd’hui la scène scolaire occidentale est une école qui n’a pas compris ce qu’est la créativité. Par son inefficacité à faire acquérir des connaissances, son incapacité à définir précisément les corpus à transmettre, son acharnement à chercher l’utile et à plaire, elle ne permet pas aux élèves d’acquérir le bagage de connaissances indispensables à toute activité créatrice.

Elle ne leur permet pas non plus de développer au mieux des techniques visant à faire jaillir de la créativité tant elle est obnubilée par l’apprentissage implicite de celles-ci inhérent à toutes les formes de pédagogies qualifiées à tort d’actives.

En fait, l’école constructivo-compétente fait une grave confusion entre laisser les élèves exprimer une créativité fort limitée et augmenter significativement leur potentiel créatif. La différence est à peu près autant grande que celle existante entre laisser un gamin qui connait l'addition en faire de nombreuses ou lui apprendre la soustraction, la multiplication et la division.

Le 28 juin 2016, Stevan Miljevic pour les Observateurs.ch et contrereforme.wordpress.com

[1] http://www.formapex.com/sciences-cognitives/640-et-la-creativite-le-point-sur-la-recherche-en-sciences-cognitives-sur-la-creativite-la-fin-dun-mythe

[2] Hofstadter et Sander « L’analogie, cœur de la pensée », Odile Jacob, Paris, 2013, p.38

[3] Ibid. p.26

[4] Voir la vidéo d’André Tricot suivante un peu après la 15ème minute

[5] http://www.formapex.com/daniel-willingham/1004-les-connaissances-inflexibles-premiere-etape-vers-lexpertise?616d13afc6835dd26137b409becc9f87=4d34101224fa8bcc8a53050fda55c277

[6] Amadieu et Tricot « Apprendre avec le numérique », Retz, Paris, 2014, pp.97-98

[7] De Bruyckere, Kirschner, Hulshof « Urban Myths About Learning and Education », Academic Press, Londres, 2015 p.79

[8] John Hattie « Visible Learning », Routledge, London and New York, 2009, pp.155-156

[9] Hofstadter et Sander « L’analogie, cœur de la pensée », Odile Jacob, Paris, 2013, p.364

[10] La vidéo d'une conférence donnée par André Tricot sur le sujet "Compétence et créativité"

Education: vers une révolution numérique?

Ordinateurs, téléphones portables ou autres tablettes sont régulièrement pressentis pour faire une entrée en force dans les salles de classe. L’avenir de l’enseignement résiderait dans les nouvelles technologies. Dans cette optique, l’ère du tableau noir et du papier serait révolue, et peut-être même celle du maître qui enseigne. Place au progrès. Place à la révolution technique.

Tout le monde n’adhère toutefois pas à ces conceptions naïves. Certes, les progrès techniques ouvrent de belles perspectives, mais sont-elles réellement à la hauteur des espérances engendrées ? Les nouvelles technologies sont-elles vraiment la solution miracle pour favoriser les apprentissages de nos élèves? Au vu des coûts qu’engendrerait une telle évolution, la moindre des choses est de prendre le temps de la réflexion, de peser les pours et les contres.

Un outil d’une efficacité moyenne

Dans sa méga-analyse, John Hattie s’est penché sur plus de 80 méta-analyses traitant de la question. Pour donner un ordre de grandeur, cela équivaut à des expérimentations menées sur plus de 4 millions d’élèves! L’enseignement assisté par ordinateur se voit gratifié d’un effet d’ampleur moyen de 0.45[1]  alors que la moyenne séparant ce qui est réellement efficace de ce qui ne l’est que peu se situe à 0.40. Autrement dit, l’apport moyen des nouvelles technologies est concluant sans toutefois pouvoir être considéré comme la panacée en matière éducative.

Devant l’immense palette de possibilités offertes par la technologie, Hattie précise que certaines pratiques basées sur l’usage des ordinateurs sont en fait très efficaces alors que d’autres ne le sont pas du tout. Autrement dit, il n’y a aucun dogmatisme à avoir, c’est ce que vous faites avec l’ordinateur qui va déterminer si oui ou non son utilisation se justifie. Et de développer un peu sa pensée en signalant que l’impact obtenu est bien plus grand lorsque l’ordinateur est là pour compléter un enseignement traditionnel plutôt que pour le remplacer. A titre d’exemple, lorsqu’on utilise l’ordinateur pour prolonger les périodes de pratiques d’apprentissage, l’effet est positif. Il en va de même si l’élève se sert de tutoriels afin de combler certaines lacunes. De même, l’ordinateur peut fournir des feedbacks très adaptés aux élèves afin que ceux-ci révisent leurs performances. Cela dit, le nombre de tâches auxquelles il peut répondre de manière adaptée reste malgré tout assez restreint, sur des sujets bien précis et ne concerne que des questions fermées.

Hattie précise encore qu'à ce jour, rien ne permet d’avancer que les progrès de la technologie fassent augmenter l’effet moyen obtenu en enseignant à l’aide d’ordinateurs[2]. Enfin, il ajoute que l’effet obtenu grâce aux ordinateurs est également fortement dépendant du niveau de maîtrise qu’a l’enseignant de l'outil [3].

Internet n’aide pas vraiment à apprendre

L’ordinateur peut donc s’avérer un remarquable assistant. En revanche, l’utilisation d’internet pour apprendre prend la forme d’une fausse bonne idée. Olson et Wisher qui y ont consacré une attention particulière, notent que les effets obtenus par ce biais sont en général les plus bas qu’on puisse obtenir dans toute la gamme des interventions éducatives basées sur l’ordinateur. Hattie ne dit du reste pas autre chose puisqu’il mesure pour cette pratique un effet d’ampleur de 0.18, soit un des plus faibles qui soit.[4]

Nicholas Carr nous en donne une bonne explication. Il fait remarquer que des dizaines d’études arrivent à la conclusion que lorsque nous nous connectons sur internet, nous entrons dans un environnement favorisant la lecture en diagonale, la pensée hâtive et distraite et l’apprentissage superficiel[5].

Amadieu et Tricot approfondissent la question: certaines caractéristiques des documents numériques telles que la richesse des formats d’information (animations, vidéos, images, textes…), les fonctions de navigation et d’interaction dans les documents (moteur de recherches, liens hypertextes…) ainsi que l’étendue des informations (liens vers d’autres documents) peuvent effectivement favoriser des modes de lecture en diagonale ou par scan du texte : le lecteur survole le texte à la recherche de mots clés ou d’informations précises au lieu de lire le tout dans son intégralité.[6] Une des conséquences en est qu’il passe largement à côté d’informations dont il n’a pas conscience de l’importance.

Dans le même ordre d’idée, les études menées sur les employés de bureau démontrent que ceux-ci font de fréquents aller-retour avec leur boite e-mails, allant jusqu’à plus de 40 fois par jour consulté celle-ci. Les réseaux sociaux disponibles ainsi que l’ensemble des ressources consultables en ligne vont dans le même sens, à savoir que le travail en cours est fréquemment interrompu avant d’être repris. Cognitivement, ces arrêts suivis du redéploiement de la pensée ont un coût cognitif potentiellement élevé. Si donc les ressources limitées de la mémoire à court terme sont sollicitées de la sorte, le niveau de compréhension et donc d’apprentissage s’en trouve affecté.[7]

Une étude menée récemment par le prestigieux M.I.T. vient confirmer ces soupçons : les étudiants disposant de moyens pour surfer sur internet durant les cours réussissent moins bien leurs examens que les autres. Ils sont régulièrement distraits et leurs performances s’en ressentent de manière critique. A tel point d’ailleurs que les chercheurs impliqués suggèrent que bannir les nouvelles technologies des salles de classe équivaut à bonifier l’enseignement dispensé ![8] Si donc même les étudiants d’une si prestigieuse école se font avoir, qu’est ce qui va se passe avec des enfants ou des adolescents ?

La multitude de possibilités offertes par internet n’est cependant pas la seule explication aux déficiences d’apprentissage résultant de l’utilisation du net comme moyen d’enseignement. A chaque fois qu’un lecteur rencontre un lien hypertexte, son cerveau doit traiter la question « faut-il cliquer dessus ou non ? » Cette évaluation, ainsi que la navigation éventuelle entre les différents liens, la construction du sens au travers de multiples documents impliquent des résolutions de problème mentalement exigeantes et sans rapport avec la lecture proprement dite. La charge cognitive s’exerçant sur la mémoire de travail est ainsi considérablement alourdie, l’aptitude du lecteur à comprendre et retenir ce qu’il lit diminue.[9] Amadieu et Tricot font aussi remarquer que le manque d’organisation des documents numériques implique aussi un alourdissement de la charge qui s’exerce sur l’esprit de l’élève. Alors qu’un manuel scolaire classique est généralement organisé à l’aide d’une table de matières, de chapitres, de titres, sous-titres, d’un index etc, sur internet on passe d’un document à l’autre par le biais de connexions entre des contenus complètement indépendants les uns des autres et donc sans aucune organisation.[10]

Quel est l’impact du numérique sur nos capacités ?

Tout le monde s’accorde à dire que la lecture sur écran est plus fatigante que la lecture papier. En revanche, il n’existe aucun consensus au sujet d’un éventuel impact de l’utilisation intensive des nouvelles technologies sur le fonctionnement du cerveau. La plasticité de celui-ci laisse à penser que cela pourrait impacter notre manière de traiter les informations. Mais sans certitude. Une telle évolution est vue par certains avec enthousiasme alors que pour d’autres, il s’agit d’une catastrophe sans précédent. Mais l’état actuel des connaissances scientifiques sur la question ne permet pas de lever ces incertitudes. Voilà un domaine sur lequel il est urgent de se pencher. Certains chercheurs se sont d’ailleurs déjà mis au travail et trois études menées à l’université de Waterloo analysant le rapport entre le taux d’utilisation des smartphones et les performances cognitives viennent d’être publiées. Elles font état d’une corrélation entre l’intensité de l’usage du smartphone et des lenteurs cognitives. La question de savoir si la faiblesse cognitive est à l’origine de l’usage intensif du smartphone ou s’il s’agit de l’inverse n’est toutefois pas encore tranchée.[11] Cela dit, mon expérience d’enseignant a tendance à me faire penser que, généralement, ce ne sont pas les gens avec les plus grandes difficultés qui cherchent le plus d’aide…

Mais encore…

En 1913, Thomas Edison disait que « les livres seront bientôt obsolètes dans les écoles. Les élèves recevront un enseignement visuel. Il est possible d’enseigner tous les domaines de la connaissance humaine par le cinéma. Notre système scolaire va complètement changer d’ici à dix ans. »[12] Avec le recul d’une bonne centaine d’années, on se rend compte qu’Edison avait tort sur toute la ligne. Certes, les enseignants se servent de vidéos pour renforcer leurs pratiques mais la révolution technologique du cinéma ni même la télévision n’ont jamais radicalement bousculé les pratiques enseignantes. Il se pourrait bien que l’ordinateur et, plus généralement, les nouvelles technologies, ne fassent pas exception. C’est en tout cas ce que laissent présager les études menées à ce jour.

Les férus de nouvelles technologies vont donc rester encore un moment sur leur faim. Car même pour motiver les élèves, elles n’atteignent pas les sommets escomptés. La raison en est simple : C’est l’objectif de son utilisation qui peut faire vibrer et non le média lui-même. Un jeune ne s’enthousiasme pas stupidement devant un portable s’il ne peut l’utiliser que pour appeler ses parents. Si l’intérêt existe bien évidemment, il doit être modéré : une étude menée en 2011 sur les attentes des jeunes a démontré que les étudiants préfèrent que l’usage des nouvelles technologies dans les cours soit modéré et pas intensif.[13]

C’est autant plus vrai que l’utilisation de ces outils numériques que peut même diminuer son attention en faisant vagabonder son esprit. Par exemple, l’utilisation du smartphone en classe peut faire penser une élève au sms/whatsapp qu’elle n’a pas reçu le matin même, ce qui lui rappellera qu’elle doit changer sa photo de profil facebook, ce qui lui fera penser au bouton qu’elle a sur le nez etc. Au final, elle est alors à des années-lumière de ce qui se passe autour d’elle. Il en est d’ailleurs de même pour toute tentative visant à adapter les enseignements aux intérêts des élèves.[14]

Exit donc les twictées et autres dispositifs farfelus. Si on veut utiliser sérieusement les nouvelles technologies dans une salle de classe, il faut éviter de se demander comment on peut les intégrer dans un cours, mais bien plutôt s’interroger sur la plus-value que celles-ci peuvent apporter à l’enseignement. Et si effectivement un bénéfice se dégage, alors là la technologie prendra la place qui lui est due.

Stevan Miljevic, le 17 mai 2016 pour contrereforme.wordpress.com et lesobservateurs.ch

[1] http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/

[2] John Hattie « Visible Learning, A synthesis of over 800 meta-analyses relating to achievement », Routledge, NY, 2009, p.221

[3] John Hattie and Gregory Yates « Visible Learning and the science of how we learn », Routledge, NY, 2014, p.198-199

[4] John Hattie « Visible Learning, A synthesis of over 800 meta-analyses relating to achievement », Routledge, NY, 2009, p.227

[5] Nicholas Carr « Internet rend-il bête ? », Robert Laffont, Paris, 2011, p.168

[6] Amadieu et Tricot « Apprendre avec le numérique, mythes et réalités », Retz, Paris, 2014, p.71

[7] Ibid p.189 une des études en question : Renaud, Ramsay & Hair « You’ve got Email ! Shall I deal with it now ? » International Journal of Human Computer Interactions, 21, n.3, 2006, p.313-332

[8] http://www.theguardian.com/education/2016/may/11/students-who-use-digital-devices-in-class-perform-worse-in-exams?CMP=share_btn_tw consulté le 14 mai 2016

[9] Nicholas Carr « Internet rend-il bête ? », Robert Laffont, Paris, 2011, p.182. Des exemples d’études menées à ce sujet et référencées par Nicholas Carr : Miall & Dobson « Reading Hypertext and the Experience of Literature », Journal of Digital Information, 2, n.1, 13 août 2001, Niederhauser, Reynolds et al. « The influence of Cognitive Load on Learning from Hypertext », Journal of Educational Computing Research, 23, n.3, 2000, .237-255 et Zhu « Hypermedia Interface Design : The Effects of Number of Links and Granularity of Nodes », Journal of Educational Multimedia and Hypermedia, 8, N.3,1999 p.331-358

[10] Amadieu et Tricot « Apprendre avec le numérique, mythes et réalités », Retz, Paris, 2014, p.73

[11] http://www.danielwillingham.com/daniel-willingham-science-and-education-blog/the-brain-in-your-pocket

[12] Amadieu et Tricot « Apprendre avec le numérique, mythes et réalités », Retz, Paris, 2014, p.4

[13] De Bruyckere, Kirschner, Hulshof « Urban Myths about Learning and Education », Academic Press, London, 2015 p.136 L’étude dont il est question est Jones & Shao « The net generation and digital natives : implication for higher education », York : Higher Education Academy, 2011

[14] Willingham « Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école », La Librairie des Ecoles, Paris, 2010, p.64

Les réformes scolaires actuelles favorisent-elles l’esprit critique?

L’école qui transmet des connaissances est régulièrement présentée comme une institution remplissant des têtes de notions n'ayant que peu de sens au lieu d’apprendre aux élèves à raisonner.  J’ai déjà montré que cette idée est fausse et trompeuse car c’est sur la base des connaissances que s’élabore le raisonnement (1). Le but du présent billet est d’approfondir encore un peu plus la question afin d’exercer une lecture critique des réformes qui secouent l’école francophone ces dernières années.

Qu’est-ce que le raisonnement ?

Qu'entend-on par pensée critique ou raisonnement? Raisonner, c’est "exercer une activité mentale par laquelle on produit des arguments complets, ou par laquelle on produit ou évalue la conclusion d’un argument ou sa preuve". (2) Un argument se compose de deux types de propositions : d’une part des propositions évidentes  par elles-mêmes  ou démontrées dans un autre raisonnement appelées prémisses et d’autre part une proposition unique appelée conclusion qu’on tente de justifier, d’affirmer ou  de soutenir par le biais des prémisses. Les prémisses et la conclusion sont reliées par des liens ou connexions. Pour donner un exemple très simple, « Si le chevalier combat, alors la reine est inquiète » est un argument dans lequel « le chevalier combat » est une prémisse alors que « la reine est inquiète » en est la conclusion. La liaison s’effectue à l’aide de « Si, alors ».(3)

Pour pouvoir argumenter ou juger de la validité d’un argument, il faut donc être au minimum capable de comprendre ses prémisses et sa conclusion, d’en juger la pertinence ainsi que  d’établir ou d’interroger la validité des liens et connecteurs les liant entre elles.  En d’autres termes, il faut avoir des connaissances portant sur ce qui constitue les prémisses et la conclusion et être capable de faire des inférences logiques pour relier ces deux ensembles.

Notez bien que l’activité de résolution de problème suit globalement la même structure et s’inscrit elle aussi parfaitement dans cette définition du raisonnement.

Le rôle des connaissances

L’architecture cognitive humaine impose des limites strictes. L'esprit ne peut traiter que peu d’éléments simultanément. (4) La seule manière de pouvoir mobiliser de nombreuses connaissances en parallèle consiste à les avoir déjà retenues et comprises. Tout ce qui est déjà mémorisé est gratuit en terme de coût cognitif alors que les informations provenant de  l’environnement (internet, livres etc) pèsent lourdement sur les capacités de la mémoire de travail et peuvent amener à une surcharge. Le cerveau n’est alors plus apte à faire ce qu’on lui demande. Il est donc évident  que tout ce qui est du domaine du travail sur les prémisses ou la conclusion qu’implique d’argumenter est largement favorisé par la possession et la maîtrise d’une solide culture générale.  Et redisons-le une énième fois: cette acquisition est maximisée par la pédagogie explicite par opposition aux méthodes dites actives. (5)

Certains thuriféraires de la fausse modernité ripostent que notre société génère tant de connaissances que celles-ci sont très rapidement désuètes. Et de conclure sur l’inutilité de les apprendre. Coupons court à ces affabulations : les contenus scolaires sont traditionnellement des connaissances éprouvées depuis des lustres. Ce qui implique que leur durée de vie est bien plus longue que celle des savoirs générés par les dernières avancées scientifiques,  encore largement débattues et dont la pérennité n’est pas encore assurée.

Développer la capacité d’inférence ?

Reste à savoir  s’il est plus opportun d’accentuer l’acquisition de connaissances ou la capacité d’inférer. Et le cas échéant, de trouver la meilleure manière de bonifier celle-ci. Plusieurs écoles de pensées s’opposent puisque « certains théoriciens défendent l’idée que les individus effectuent des inférences logiques de façon parfaitement naturelle et spontanée car ces inférences relèvent d’une base innée, alors qu’à l’opposé d’autres soutiennent qu’elles sont le produit de l’expérience et de l’apprentissage. » (6) Il n’y a donc pas de consensus et les positions varient, partant de celles affirmant n’avoir jamais rencontré d’erreurs pouvant être attribuées sans ambiguïté à un raisonnement erroné jusqu’à celles niant à peu près toute forme d’innéité en passant par des postures mixtes et intermédiaires.

Les deux traditions majeures de la psychologie cognitive qui se sont penchées sur la question, à savoir celle des travaux sur l’expertise et celle qui analyse ce qui ressort de la lecture du journal peuvent nous éclairer. Elles arrivent à la conclusion que la caractéristique la plus universelle de la pensée critique est la possession d’un vaste background de connaissances bien maîtrisées. (7) La plupart du temps, ce n’est pas l’éventuel manque de structure logique des inférences qui est à l’origine de l'incapacité à penser de manière critique mais bien plus l'incapacité à concevoir ou à comprendre des prémisses. Cette position serait justifiée par plusieurs études empiriques sérieuses. (8)

Il semble donc que l’accent doive être mis sur les connaissances plutôt que sur le développement de stratégies spécifiques à l’élaboration d’une pensée critique si on veut maximiser les  gains éducatifs. Ce qui n’empêche bien entendu pas un travail sur les deux aspects en simultané. Tout en gardant bien  à l’esprit où doivent se situer les priorités.

Toutefois, si décision est prise de focaliser sur le développement des inférences, les expériences menées à ce jour démontrent là aussi que la meilleure manière de procéder est de transmettre  explicitement les manières de faire plutôt que de miser sur l’implicite, la découverte ou autre faribole axée projet. (9)

Le raisonnement comme inhibition des automatismes

Certains auteurs ajoutent une  dimension supplémentaire au raisonnement. Selon eux, raisonner c’est aussi être capable, dans certaines circonstances, de stopper les réflexes automatiques afin de laisser place à la réflexion logique. Pour les constructivistes, le prétexte était trop beau et permettait de critiquer les apprentissages menant à l’automatisation. Mais même en admettant cette hypothèse, les expériences empiriques réalisées à ce jour leur donne tort puisque la manière la plus efficace pour apprendre aux élèves à faire cette transition de l’automatisme à un système logique consiste à émettre des alertes exécutives verbales. (10) Dit plus simplement, il s’agit d’indiquer aux élèves concrètement le piège et comment y remédier. On est donc à mille lieux des méthodes dites actives…

A première vue, il peut sembler raisonnable qu'un automatisme empêche de raisonner. Mais c'est oublier que tout automatisme permet de diminuer la charge cognitive qui s’exerce sur l’esprit. Et permet ainsi de traiter plus de données en parallèles ! Un équilibre fin doit ainsi être trouvé. Ce d’autant plus qu’un certain nombre d’études démontrent que plus le niveau d’expertise (que l’automatisation facilite et dont elle est un des traits) dans un domaine augmente, plus la pensée se dérigidifie et permet à l’expert de basculer plus facilement consciemment de l’automatisme au raisonnement logique. (11) Dès lors, l’automatisation n'est ni plus ni moins qu'un passage nécessaire afin de permettre à un individu de mieux contrôler sa pensée.

Explication de ce pseudo paradoxe: le fait de continuer à travailler avec une connaissance déjà apprise permet de la rendre flexible : la manière dont elle est stockée en mémoire à long terme va évoluer vers quelque chose de plus profond, de plus abstrait. La multiplication des situations où ces connaissances interviennent permet de les comparer et de déplacer ainsi peu à peu  l'attention de l'élève des connaissances vers la structure profonde de la situation, la manière dont les concepts et connaissances se lient entre eux. (12)

L’esprit critique se transfère-t-il aisément d’un domaine à l’autre?

Puisque des structures profondes identiques se retrouvent dans un certain nombre de situations à priori radicalement différentes, on peut dès lors se demander s’il ne serait pas utile d’enseigner ces structures profondes directement. Malheureusement, l’esprit ne fonctionne pas de la sorte. Si les éléments composants les prémisses ne sont pas maîtrisés au point d’être des connaissances flexibles, il sera très difficile de passer directement à la structure profonde de la situation. Ce d’autant plus que la capacité de travail de la mémoire à court terme va se retrouver réduite d’autant que les divers éléments de la situation ne sont pas acquis.

Si donc on veut augmenter au maximum les capacités de transfert, on est obligé de maximiser la quantité des connaissances réellement acquises et  de multiplier autant que possible la nature des structures profondes dans lesquelles on les utilise.  Pour y arriver, la meilleure manière est de mettre l’accent sur l’acquisition des connaissances tout en réinvestissant systématiquement les anciennes connaissances dans les activités qui ont trait aux nouvelles.

Quid de l’interdisciplinarité ?

Mettre sur pied des dispositifs scolaires d’interdisciplinarité n’a pas grand sens au regard de ce qui a été dit. Certes le mérite de rendre plus flexibles les connaissances utilisées existe, mais cela ne contribue pas à créer une capacité générale à relier des connaissances de nature différente. Tout au plus cela permet-il de déplacer le cloisonnement existant entre les différentes savoirs acquis dans les diverses branches et de re-cloisonner le tout autrement. Mais surtout, le temps consacré à réaliser des projets (qui, rappelons-le, ne sont pas du tout efficaces en terme d’acquisition de nouvelles connaissances) est un temps sacrifié en terme d’augmentation du capital de savoir disponible. Et cela sans même évoquer les problèmes de coordination entre enseignants ou de savoirs  que partiellement maîtrisés par ceux-ci (puisqu'hors de leur champ disciplinaire) qui ne peuvent que tirer encore un peu plus le niveau vers le bas.

Tout au plus, si vraiment un besoin irrépressible d’interdisciplinarité se fait sentir, peut-on imaginer un dispositif où l’acquisition des connaissances dans une branche se ferait en partant des savoirs acquis dans une autre discipline (Par exemple, un enseignement d’histoire partant des connaissances géographiques, de sciences prenant appui sur les mathématiques etc. L’inverse étant tout aussi valable). Dans ce cas, on se retrouverait effectivement dans une situation impliquant le franchissement des frontières disciplinaires désiré, l’augmentation du capital-savoir et la flexibilisation des connaissances déjà acquises.

Au vu de ce qui a été dit, je vous laisse juge pour évaluer la pertinence des réformes engagées dans le monde scolaire francophone, que cela soit les plans d’étude axés sur le travail d’analyse au détriment de l’acquisition des connaissances, sur l’imposition de modalités pédagogiques peu efficaces (méthodes de l’enquête, de la découverte, du projet, de l’entrée par le complexe, du ludique etc.) ou sur les fantasmes d’interdisciplinarité.

Stevan Miljevic, le 8 janvier 2016 pour lesObservateurs.ch et contrereforme.wordpress.com

(1) https://contrereforme.wordpress.com/2015/12/17/les-tetes-bien-faites-et-les-tetes-bien-pleines/

(2) « Psychologies du Raisonnement » sous la direction de Sandrine Rossi et Jean-Baptiste Van der Henst, de Boeck, Paris, 2007, p.15

(3) http://www.unifr.ch/philo/modern-contemporary/lauper/documents/argumentation consulté le 3 janvier 2016

(4) https://contrereforme.wordpress.com/2015/12/17/enseigner-des-competences-ou-des-connaissances/

(5) Voir par exemple le classement établi par John Hattie qui relègue les pédagogies axées sur la découverte ou le jeu bien loin derrière http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/

(6) « Psychologies du Raisonnement » sous la direction de Sandrine Rossi et Jean-Baptiste Van der Henst, de Boeck, Paris, 2007, p.41

(7) D. Hirsch JR « The Schools we need  and why we don’t have them“, Anchor Books, New York, 1999, p.152

(8) Ibid p.136-1377

(9) Lisa M. Marina, Diane F. Halpern « Pedagogy for developing critical thinking in adolescents: Explicit instruction produces greatest gains » https://drive.google.com/file/d/0B9acqT9DN0pjMzdmODRhMzQtY2Q4My00ZWY3LTg0YjAtNTExMTFmNTA2MTNm/view consulté le 3 janvier 2016

(10) Olivier Houdé « Le raisonnement », Que sais-je ?, PUF, Paris, 2014, p.85

(11) Fernand Gobet, « Psychologie du talent et de l’expertise », De Boeck, Bruxelles, 2011, p.129

(12) http://www.formapex.com/daniel-willingham/1004-les-connaissances-inflexibles-premiere-etape-vers-lexpertise?616d13afc6835dd26137b409becc9f87=4d34101224fa8bcc8a53050fda55c277 Consulté le 4 janvier 2016

Enseigner des compétences ou des connaissances?

Un peu partout dans les pays occidentaux, la vision traditionnelle de l’école qui transmet des connaissances a cédé le pas à une nouvelle forme d’apprentissage axé sur les compétences. Le maître qui enseignait des savoirs, c’est désormais terminé. Il doit maintenant céder sa place à un animateur supervisant la construction de compétences par de jeunes apprenants. L’école de grand papa tout juste bonne à remplir des têtes a donc vécu. Place à la formation du futur, celle qui préfère les têtes bien faites aux têtes bien pleines.

Cette (r)évolution est généralement présentée comme l’inéluctable conséquence de l’entrée dans le 21ème siècle, des avancées des sciences de l’éducation et de la psychologie cognitive comme de la démocratisation du savoir et du progrès technologique. Mais au delà des slogans, qu’en est-il réellement ? Les avancées scientifiques réalisées à ce jour et les changements sociétaux survenus justifient-ils vraiment ce renversement spectaculaire ?

Qu’est ce qu’une compétence ?

 Un traitement sérieux de ces questions nécessite, en préalable, une définition claire de ce qu’est une compétence. Mais pour se faire, un premier détour du côté des connaissances est souhaitable. Il existe trois types de connaissances : les connaissances factuelles ou déclaratives (dates, définitions, faits, etc), les connaissances procédurales (manipulations mentales qui doivent être effectuées dans le but de résoudre un problème. Par exemple, la manière d’additionner deux fractions ou alors la série de questions sur l’auteur, la date et la nature du document que doit se poser un élève devant un document historique) et les connaissances contextuelles (celles permettant de savoir quand et pourquoi utiliser telle ou telle procédure en vue de résoudre un problème).

Quand un élève se trouve dans une situation qui demande de mobiliser et d’articuler plusieurs de ces connaissances et qu’il est capable de le faire, alors on dit de lui qu’il est compétent. On peut donc décrire la compétence comme la capacité à mobiliser et articuler diverses connaissances afin de résoudre un problème. Rien de bien nouveau, l’école construit des compétences depuis belle lurette. Dans l’optique traditionnelle, l’apprentissage des connaissances est le premier pas effectué dans le processus d’acquisition de compétences. A ce sujet, la seule question d’intérêt est de savoir à quel moment de la scolarité (obligatoire, secondaire ou tertiaire) doit apparaître telle compétence dans telle branche. Certaines branches activant, en effet, plus tôt que d’autres, la mise en branle d’une compétence dans son intégralité.

Ce qui pose problème aujourd’hui avec l’approche par compétences telle que préconisée est qu’elle découple en grande partie la compétence de l’acquisition des connaissances préalables nécessaires. Puisque les connaissances sont disponibles via la technologie, autant en faire l’impasse et cesser de réserver l’intégralité des compétences à des niveaux ultérieurs. Les compétences pour tous par la multiplication du nombre de situation où l’élève doit effectuer ce travail d’association des informations dès l’école obligatoire en somme. On se focalise uniquement sur la mise en synergie de diverses ressources dans des situations complexes. L’élève n’a plus besoin d’apprendre ces connaissances, il lui suffit d’aller les chercher pour effectuer son travail.

Le fonctionnement du cerveau

 Afin de juger de la pertinence des approches, il faut aussi comprendre comment fonctionne le cerveau. Contrairement à certaines idées préconçues, la mémoire n’est pas simplement un espace de stockage. C’est également le lieu du raisonnement. On distingue deux sortes de mémoire : la mémoire à long terme (MLT) et la mémoire à court terme (MCT). La MLT est responsable du stockage des informations. Elles regroupent celles-ci en petites structures. Si vous y stockez des informations sur les « ours polaires », alors les notions « pelage blanc », « 4 pattes », «  avec des griffes » etc. seront toutes groupées entre elles. Plus on connaît de choses sur un sujet particulier, plus le regroupement qui lui correspond est volumineux. [1]

 De son côté, la MCT est le lieu où le cerveau traite les problèmes. Son rôle consiste à assembler les informations de manière à répondre aux diverses demandes. Une des particularités de la MCT est qu’elle ne peut mobiliser qu’un nombre réduit d’informations (4 à 7 selon les chercheurs) en simultané. Elle ne peut mobiliser qu’un nombre réduit de connaissances acquises et d’informations extérieures supplémentaires en parallèle. Dès qu’elle dépasse ce stade, l’élève est en surcharge cognitive et n’est plus capable de réaliser ce qu’on attend de lui.[2]

Implications du fonctionnement de la mémoire sur les contenus d’apprentissage

Cette présentation sommaire de la manière dont le cerveau opère permet d’apprécier l’importance d’une bonne culture générale. Lorsque la MCT exige de la MLT une restitution de connaissances pour comprendre un texte, traiter un problème ou autre, celles-ci apparaissent sous la forme des blocs dans lesquels elles ont été stockées.[3] Or, chaque regroupement ne compte que pour un élément dans le traitement par la MCT. Ainsi, pour reprendre l’exemple précédent, si l’ « ours polaire » est nécessaire, alors il entraine dans son sillage le « pelage blanc », les « 4 pattes » et les « griffes » sans que cela n’alourdisse la charge qui s’exerce sur la mémoire à court terme. Des informations non mémorisées, elles, compteraient chacune pour un élément distinct. Et donc, plus un élève connaît de choses, plus sa capacité de compréhension, d’analyse, d’évaluation ou autre synthèse est élevée. A l’inverse, plus il dépend d’aides extérieures, plus ses facultés d’effectuer les synergies nécessaires entre les informations se restreignent, comme sa capacité à réussir ce qu’il entreprend.

La capacité à assimiler de nouvelles choses est elle aussi mise à mal par le manque de culture générale : dès lors que quelqu’un peine à comprendre une nouveauté, il lui est beaucoup plus difficile de se l’approprier également. Connaître plus et mieux favorise donc l’apprendre à apprendre tant vanté dans le milieu éducatif.[4]

L’approche par compétences ne semble pas en mesure de combler ces lacunes. Si la répétition de situations dans lesquelles la MCT est impliquée à plein régime permettait d’élever le nombre d’informations traitables en simultané, alors une entrée par les compétences pourrait se justifier. Or il n’en est rien: la capacité de travail de la mémoire à court terme ne bouge pas d’un iota. On peut traiter autant de problèmes que l’on veut, la limite reste toujours située entre 4 et 7 éléments.

De plus, il convient également de signaler que le transfert d’une compétence comme d’une connaissance d’un domaine à un autre est loin d’être aisé.[5] Et que donc il n’est pas non plus certain que la multiplication de ce genre de tâches dans le cadre scolaire puisse être rentable dans d’autres situations de la vie courante.

 Ce qu’en disent les études empiriques

 On pourrait cependant imaginer que le travail par compétence peut s’avérer payant non pas dans l’augmentation des facultés de la MCT mais qualitativement, dans sa manière de réaliser les synergies nécessaires. La meilleure manière d’éprouver cette hypothèse est de consulter les études empiriques menées sur le terrain. L’étude PISA est à ce titre d’un intérêt certain, puisqu’elle se veut justement une étude mesurant des compétences et non des connaissances. Or les pays qui trustent les premières places (pays asiatiques) n’ont pas de plans d’étude axés compétences. D’ailleurs, à une exception près (qui s’explique par d’autres raisons), la majeure partie des pays où les approches par compétence ont été instaurées n’obtiennent pas des résultats faramineux. L’exemple le plus parlant est vraisemblablement les Etats-Unis dont les écoles forment massivement à cette approche et dont les résultats sont faibles.

Plus encore, partout où les approches par compétence ont été introduites, Tous les tests empiriques effectués constatent une baisse des résultats. De la Genève de la fin du 20ème siècle au Québec de ces dernières années[6] en passant par les comparaisons inter-écoles américaines[7], tous sont unanimes. Non seulement les curriculums orientés connaissances sont plus précis et donc plus efficaces[8], mais même dans ceux prônant des approches compétences, un travail explicite remplaçant l’apprentissage implicite d’une compétence par la transmission d’une connaissance procédurale est supérieur : au lieu de laisser l’élève se dépatouiller seul, on peut en effet travailler la synergie des informations nécessaire dans une tâche complexe sous la forme d’une connaissance procédurale à acquérir. Il peut, par exemple, s’agir d’enseigner à l’élève les questions à se poser pour résoudre son problème.[9] En bref, dans tous les cas, les connaissances l’emportent sur les compétences.

Le progrès a-t-il quelque chose à voir là dedans ?

 En faisant exception de ce qui a été dit jusque là, affirmer qu’une approche par compétences est inéluctable au 21ème siècle exige trois postulats de base : 1) Les gens ont accès à une multitude de sources d’information. Il est indiscutable. 2) Non seulement les individus possèdent cette multitude de choix, mais ils en font usage. A ce niveau ça se gâte : le 20ème siècle nous a déjà prouvé au travers de la pluralité des journaux existants ou des chaines de télévision que cela n’était pas le cas, que nombreux sont ceux qui utilisent cette pluralité pour se divertir, mais que la grande majorité ne s’en sert pas pour faire travailler les hautes fonctions cognitives du cerveau. Le raisonnement le plus courant consiste à se simplifier la vie. D’ailleurs, les cognitivistes sont d’accord sur le fait que notre cerveau n’est pas conçu pour réfléchir mais pour éviter de le faire.[10] 3) La complexité va être de plus en plus incontournable pour tout un chacun. Rien, à part la science fiction, ne permet d’étayer cette affirmation. Surtout si on peut transformer ces compétences sous forme de procédures, alors la technologie pourrait elle-même, à la longue, les réaliser. Mais nous n’en sommes pas là. Et, comme vu précédemment, la meilleure manière d’y répondre n’est en tout cas pas celle prônée actuellement.

Une approche réellement novatrice ?

 

Il convient enfin de battre en brèche un dernier argument, celui de la nouveauté. En fait, les approches par compétences ont déjà été tentées aux USA dans les années 20 et les années 50[11] avant de réapparaître dans les 90’s. L’URSS également a testé cette approche aux alentours de 1920[12]. Et, à ma connaissance, il est fort probable que déjà durant la période de la révolution industrielle, ce genre d’expériences a été tenté en Allemagne[13]. Etonnamment, ces manières de faire l’école ont toutes été abandonnées. Il serait peut-être temps de se demander sérieusement pourquoi. Et d’arrêter d’invoquer la science et le progrès pour justifier tout et n’importe quoi !

Stevan Miljevic, le 12 novembre 2015 pour lesObservateurs.ch et Les Cahiers de l'Indépendance N.14 (à paraître)

[1] Mario Richard et Steve Bissonnette « Les sciences cognitives et l’enseignement » in Gauthier, Tardiff, « La pédagogie, théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours », 3ème édition, Gaëtan Morin, 2012, pp.240-241

[2] Hattie et Yates « Visible Learning and the science of how we learn », Routledge, NY, 2013, p.146-151

[3] Mario Richard et Steve Bissonnette « Les sciences cognitives et l’enseignement » in Gauthier, Tardiff, « La pédagogie, théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours », 3ème édition, Gaëtan Morin, 2012, pp.241

[4] Daniel Willingham « Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école », la Librairie des Ecoles, Paris, 2009, p.42-47

[5] Ibid p.97 à 102

[6] http://www.actualites.uqam.ca/2014/reforme-scolaire-plus-de-lacunes-en-maths

ou http://www.libreexpressionquebec.qc.ca/Societe/ReformeEducative-ULConteste.htm

[7] Voir par exemple Christopher Jencks « What’s Behind the Drop in Test Scores ? », Working Papers for a New Society 6 (juillet-août 1978) p29-41 cité par E.D.Hirsch Jr, « The Making of Americans , Democracy and our schools », Yale University Press, New Haven and London, 2009, p.28-29. L’œuvre entière de Hirsch va dans ce sens.

[8] Bissonnette, Richard, Gauthier « Comment enseigne-t-on dans les écoles efficaces ? », PUL, Laval, 2006, p.93-95

[9] Voir dans le classement établi par John Hattie, la supériorité nette du Problem solving teaching sur le Problem based learning http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/ ainsi que Hattie and Yates, Visible Learning and the Science of How we learn », Routledge, London and New York, 2014, p.72-79 ou https://drive.google.com/file/d/0B9acqT9DN0pjMzdmODRhMzQtY2Q4My00ZWY3LTg0YjAtNTExMTFmNTA2MTNm/view

[10] Daniel Willingham « Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école », la Librairie des Ecoles, Paris, 2009, p.4

[11] http://lexiconic.net/pedagogy/diane.pdf

[12] http://www.lesobservateurs.ch/2014/09/14/heures-gloire-du-constructivisme-educatif-lurss-annees-20/

[13] Voir dans Theo Dietrich, "La pédagogie socialiste, fondements et conceptions", François Maspero, 1973 la partie concernant le pédagogue Kerschensteiner et https://fr.wikipedia.org/wiki/Georg_Kerschensteiner