Quid de la liberté pédagogique dans le plan d’étude romand?

Au préalable je veux préciser qu'il ne sera pas question dans ce billet de la pertinence ou non des attentes fixées par le Plan d'Etude Romand (PER). Ce sujet sera vraisemblablement traité dans un futur article. Il ne sera donc question que du rapport qu'entretient le PER avec la liberté pédagogique. Car s'il y a bien une notion sacrée dans le petit monde de l'enseignement, c'est celle de liberté pédagogique. Chaque enseignant a ses sensibilités propres, ses techniques personnelles et il est largement plus efficace lorsqu'il officie en usant de méthodes qui le mettent à l'aise. Un enseignant dont on force les usages ne sera jamais efficace.

Si certaines pratiques doivent être dénoncées avec ardeur, ce n'est pas pour les interdire dans les salles de classe. Non, il s'agit plutôt de promouvoir ce qui est réellement efficace dans les cursus de formation et de fournir aux maitres des outils de travail en adéquation avec ces manières de faire statistiquement validées comme supérieures. Après, chacun doit être libre d'agir différemment s'il en ressent la nécessité. Les autorités scolaires ont donc la tâche de promouvoir et non d'imposer les pédagogies les plus efficaces. Pas celles que certains auteurs déclarent comme telles sans avoir aucune base de comparaison sérieuse, mais celles dont on a clairement mesuré la supériorité par le biais de comparaisons à grande échelle. L'unique cas où la liberté pédagogique peut être mise en cause réside dans un manque flagrant de résultats attribuable objectivement aux pratiques du maître.

Si l'écrasante majorité de mes collègues adhèrent vraisemblablement dans les grandes lignes à ces dires, il semble qu'au niveau des instances dirigeantes ce ne soit pas toujours le cas. Les concepteurs du plan d'étude romand ne semblent pas sur cette longueur d'onde. Tout particulièrement ceux qui ont rédigé les programmes d'histoire et de géographie.

Un plan d'étude est un document qui recense les objectifs que les enseignants doivent faire atteindre à leurs élèves. On distingue grosso modo deux types d'objectifs: les connaissances et les compétences. Connaitre une date, une règle de grammaire ou une série de mots est de l'ordre de la connaissance. Du côté des compétences, on peut lister des habilités telles que savoir lire une carte, construire des schémas ou analyser la nature de sources historiques. Les compétences sont donc des méthodes enseignables et mobilisables par les élèves pour résoudre des situations problématiques. Elles ne doivent pas être confondues avec les méthodes d'enseignement qui, elles, n'ont strictement rien à faire dans un plan d'étude. Afin de distinguer clairement les compétences attendues des élèves des méthodes d'enseignement, on attend des élèves qu'ils soient capables par eux-mêmes d'appliquer de manière autonome les premières alors que les secondes consistent en des mises en situation dans le cadre scolaire et ne sont donc pas forcément applicables de manière autonome. Dans le premier cas, l'élève sait faire quelque chose tout seul, dans le second il est mis par l'enseignant dans une certaine situation n'impliquant pas un quelconque savoir/savoir-faire.

Ainsi, lorsque les fascicules fournissant un aperçu des contenus du Plan d'Etude Romand  à l'intention des parents, enseignants, étudiants et responsables scolaires disponibles sur le site du PER présentent "l'élève mène des enquêtes" (1) comme objectif d'apprentissage, ils outrepassent largement leurs attributions. Mener une enquête n'est pas un objectif d'apprentissage à atteindre mais une méthode dont dispose l'enseignant pour faire travailler ses élèves. Une méthode qui, soit dit en passant, n'atteint que des faibles rendements bien inférieurs à la moyenne si l'on se fie à la principale étude sortie à ce jour sur les différentes méthodes pédagogiques. (2)

Quiconque creuse un peu plus le sujet réalise rapidement qu'il ne s'agit en fait que de la partie émergée de l'iceberg. Le PER ne se contente en effet pas d'indiquer des contenus aux professeurs d'histoire-géographie mais bien la manière de les enseigner. Comment expliquer sinon que la lecture (et la comparaison) de cartes en géographie soit un objectif à atteindre durant les trois années du cycle d'orientation? Apprendre à lire une carte est effectivement un objectif que l'on peut travailler, mais lorsque celui-ci est signalé comme tel pour l'ensemble des 3 années (3) et dans la totalité des thématiques à traiter en géographie (3 par année) (4), il n'y a plus d'hésitation possible. Apprendre à lire une carte n'est pas très compliqué: il s'agit de prendre l'habitude de lire la légende, puis de repérer sur la carte les éléments pertinents décrits dans la légende et de les relever. Si un enseignant a besoin de 2 cours pour enseigner cette habilité, c'est un grand maximum (Allez, allons jusqu'à 3…). Mais il n'est en tout cas pas question d'en faire un objectif nécessitant trois ans d'apprentissage. En fait, en matière de sciences humaines, le PER regorgent d'instructions de la sorte.  Qu'on pense à l'exigence faite de traiter les différentes thématiques d'histoire par le biais de démarches historiennes (5). Nul doute que les démarches historiennes peuvent être un objectif d'apprentissage en elles-mêmes. En revanche, l'obligation faite de traiter les thématiques historiques au travers de ce biais les fait allègrement sortir de la case objectif pour rejoindre celle de la méthodologie imposée. Tout aussi parlante est l'attente fondamentale exigeant qu'à la fin du cycle l'élève identifie les références historiques dans les représentations documentaires, ou de fiction (6). La seule manière d'identifier ce qui est faux ou vrai dans une oeuvre de fiction est d'avoir un certain bagage de connaissances. Lorsqu'un élève prend une bande dessinée d'Astérix, sa seule chance de savoir si effectivement l'empereur romain baissait le pouce ou non pour condamner un gladiateur comme lui suggère l'ouvrage est d'avoir appris si ce fait est sérieux oui ou non. Les supports (films, BDs etc) peuvent être multipliés à l'infini, il est impossible d'identifier des références historiques sans les connaissances. La bonification de cette capacité d'identification des élèves par la multiplication de ces supports ou par le biais d'une technique d'analyse qui serait enseignée n'existe pas. En conséquence, il s'agit une nouvelle fois d'une injonction à utiliser une certaine méthode d'enseignement. D'ailleurs le PER ne s'en cache même pas puisque des indications pédagogiques (varier le choix des oeuvres et médias proposés) sont fournies à ce sujet.

L'utilisation systématique des verbes identifiercompareranalyser et décrire dans le plan d'étude pour l'histoire-géo est une autre illustration de cette dérive contre la liberté pédagogique des enseignants. Identifier n'est pas connaitre. Quand il est demandé en géographie que soit faite une identification des différents acteurs  (7) ou une identification des stratégies (…) développées par les différents acteurs sur le terrain (8) il n'existe pas de technique généralisable qui permette à l'élève à coup sûr par la suite d'identifier des acteurs ou des stratégies dans une situation quelconque. Cela ne s'enseigne pas. Il est donc clair qu'il s'agit de mise en pratique et non d'un objectif d'apprentissage. Il en va de même pour un intitulé du type Analyse d'une situation de dominance et/ou de conflit lié à la gestion et/ou à l'accès à l'eau (9). Il n'y a aucune règle ou méthode généralisable qui puisse être déduite et donc transmise aux élèves, ce qui signifie que nous ne sommes pas en face d'une exigence d'apprentissage mais d'une exigence de mise en situation. Enfin, lorsqu'il est demandé que soit faite description (…) de l'organisation de l'état fédéral, il ne s'agit pas de faire apprendre à l'élève l'organisation de ce même état fédéral sinon, le terme utilisé aurait été acquisition par exemple. Le PER est en effet suffisamment précis dans les termes qu'il utilise pour ne pas prêter à confusion. Quiconque a encore besoin d'éléments pour se convaincre des dérives pédagogiques autoritaires du PER peut jeter un oeil aux documents émis par les différents départements de l'instruction publique. Il n'existe aucun cas où l'élève apprend à faire ces analyses et autres identifications de manière autonome. L'élève sera systématiquement guidé par une batterie de questions allant dans ce sens. Il ne s'agit donc pas d'objectifs d'apprentissage mais d'établir un contrôle total sur les pratiques de l'enseignant et de faire dévier celles-ci au maximum dans le sens des pédagogies constructivistes. Remarquons au passage qu'une fois allégé de l'ensemble de ces occurrences il ne reste plus grand chose au plan d'étude romand dans les domaines de la géographie et de l'histoire. Surtout si en plus on retire également les formulations d'hypothèses. Il faut être sérieux un instant, une hypothèse est par définition un dire dont on ne sait pas s'il est valide ou non. Par conséquent, à chaque fois que les élèves répondent à une question, de manière correcte ou non, ils formulent une hypothèse. Il n'est pas possible de considérer qu'il s'agit là d'un objectif d'apprentissage puisque l'élève peut dire n'importe quoi, tant que cela est en relation avec la question posée pour poser une hypothèse. Encore une fois il ne s'agit donc pas d'apprendre aux élèves quoi que ce soit.

Si certaines graves entorses à la liberté pédagogique sont aisément identifiables comme les précédentes, d'autres sont un peu moins évidentes. Elles apparaissent sous leur vrai visage lorsque le plan d'étude est mis en relation avec les supports de cours fournis par les départements de l'instruction publique eux-mêmes. Le repérage des éléments essentiels liés au risque dans une illustration ou un film (10) dans la thématique des changements climatiques en géographie fait partie de cette catégorie. En tirant par les cheveux, il aurait été possible d'estimer que le travail d'extraction d'informations d'un documentaire puisse être un objectif. Que cela fasse partie de la géographie aurait pu en surprendre plus d'un mais c'était encore envisageable.  En revanche, lorsque les ressources mises à disposition des enseignants sont passées au crible fin, il ne fait plus guère de doute: nous nous situons à nouveau dans de la méthode imposée. Personne ne peut prétendre que cette compétence ait pu être acquise lorsque cet exercice n'est réalisé qu'à une ou deux reprise dans l'ensemble de la séquence. Dans à peu près n'importe quelle branche, une habilité doit être répétée plusieurs fois pour être bonifiée. Ce d'autant plus que les classes d'histoire-géo valaisannes notamment sont hétérogènes et comportent des élèves de tous niveaux confondus. Les élèves faibles ont besoin de bien plus qu'une simple confrontation pour maitriser une certaine habilité.  Si tel n'était pas le cas, la scolarité obligatoire pourrait être singulièrement réduite. Les génies n'ont pas besoin de beaucoup pour apprendre.

Cette liste de violations de la liberté pédagogique des enseignants n'est pas exhaustive. Elle pourrait certainement être complétée. Elle n'est qu'une simple illustration de ce que les concepteurs du Plan d'Etude Romand ont essayé de faire: à savoir non pas d'élaborer des objectifs d'apprentissage unifiés mais d'uniformiser la manière d'enseigner. Dans un sens qui, vous le devinez, rejoint les courants socio-constructivistes. Ceux-là même qui sont systématiquement démolis par toutes les recherches empiriques sérieuses menées dans le domaine de l'éducation.

Qu'on s'entende bien:  je n'ai rien contre l'utilisation de ces méthodes. Apprendre à lire des cartes, à se servir de celles-ci ou visionner un documentaire pour l'acquisition de nouvelles connaissances peuvent être, suivant l'utilisation qui en est faite, de bonnes pratiques. En revanche, leur imposition par un plan d'étude,  non pas en tant qu'objectifs mais en tant que pratique pédagogique,  est absolument inacceptable. Le Plan d'Etude Romand doit être revisité de fond en comble dans le sens du respect des enseignants et de leurs pratiques.

Stevan Miljevic, le 16 janvier 2014

http://stevanmiljevic.wordpress.com

Notes de bas de page

(1) http://www.plandetudes.ch/documents/10136/19192/Cycle+3+web+CIIP/75420548-b10b-4a5b-af1c-dd7d27b70ca5 p.14-15 consulté le 15 janvier 2014

(2)http://visible-learning.org/hattie-ranking-influences-effect-sizes-learning-achievement/ consulté le 15 janvier 2014. Cette méthode n'obtient un effet d'ampleur que de 0.32 alors que la moyenne de l'ensemble des techniques pédagogiques, toutes confondues y compris les plus farfelues est de 0.40

(3) http://www.plandetudes.ch/web/guest/SHS_31/ consulté le 15 janvier 2014

(4) Plan d'étude romand, Cycle 3, version 2.0, 27 mai 2010 "Mathématiques et Sciences de la nature - Sciences humaines et sociales" 3, p.76-78-80 ou alors sur http://www.plandetuderomand.ch/web/guest/SHS_31/ en ouvrant les différents menus déroulants du fond consultés le 15 janvier 2014

(5) Ibid p. 86 et 92 ou sur http://www.plandetuderomand.ch/web/guest/SHS_32/ dans le menu déroulant du fond consulté le 15 janvier 2014

(6) Ibid p.87 ou sur http://www.plandetuderomand.ch/web/guest/SHS_32/ consulté le 16 janvier 2014

(7) Ibid p.72 ou sur http://www.plandetuderomand.ch/web/guest/SHS_31/ consulté le 16 janvier 2014

(8) ibid p.76 ou sur http://www.plandetuderomand.ch/web/guest/SHS_31/ dans le menu déroulant sur les thèmes de 9ème année consulté le 16 janvier 2014

(9) Ibid p.81 ou sur http://www.plandetuderomand.ch/web/guest/SHS_31/ dans le menu déroulant sur les thèmes de 11ème année consulté le 16 janvier 2014

(7) Ibid p.78 ou sur http://www.plandetuderomand.ch/web/guest/SHS_31/ dans le menu déroulant sur les thèmes de 10ème année consulté le 16 janvier 2014