RTS: La libre circulation “débattue” par quatre journalistes de gauche, faute d’avoir un journaliste de droite en Suisse romande

FORUM DES MÉDIAS: - Une libre circulation sanitaire?

Cenator, 20.05.2020

Débat mené par Esther Coquoz,
1ère journaliste de gauche

Michel Guillaume, correspondant parlementaire pour Le Temps,
2ème  journaliste de gauche

Patrick Monay, chef de la rubrique suisse à 24 heures, Tribune de Genève, le Matin Dimanche,
3ème journaliste de gauche

Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles pour le journal Libération.
4ème journaliste de gauche

https://www.rts.ch/play/radio/forum/audio/forum-des-medias-une-libre-circulation-sanitaire?id=11311539

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Esther Coquoz introduit le débat sur l’ouverture des frontières qui s’accélère. Les raisons sont-elles sanitaires, économiques ou politiques ?
Elle demande à Michel Guillaume : Pourquoi cet empressement à rouvrir les frontières ?

Michel Guillaume : On est entré dans une nouvelle phase avec l’épidémie. Jusqu’à fin avril, la priorité était la protection de la population. Actuellement, c’est le redémarrage de l’économie. Avec les deux interviews de Guy Parmelin aujourd’hui et de Karin Keller-Suter dans la NZZ, on voit bien que le Conseil fédéral relance la campagne contre l’initiative de l’UDC qui veut absolument résilier l’accord sur la libre circulation des personnes (votation qui aura lieu le 27 septembre).

Jean Quatremer : Le confinement (pas le coronavirus) va causer la plus grave récession en période de paix depuis au minimum trois siècles : 7 à 12 % de récession dans la zone euro. Pour retrouver une récession de -10%, il faut remonter à 1942, quand la France était occupée par l’Allemagne nazie. Le tourisme, c’est 10% du PIB de l’Union européenne. En Grèce, par exemple, c’est 21%. Et tout ce secteur a été beaucoup touché. Il y a une urgence absolue à rétablir les voyages au moins au sein de l’UE. Par contre, pas question de rouvrir les frontières en dehors de l’Espace économique européen.

Patrick Monay : Nous avons réalisé un sondage avec tous les titres de Tamedia. Résultat du sondage: les Suisses veulent partir en vacances à l’étranger.

Cenator (auteur des commentaires en italique): Il y a quelques semaines, la Confédération encourageait les citoyens à passer leurs vacances en Suisse, pour soutenir le tourisme aux abois. Mais maintenant que le Conseil fédéral et nos médias ont uni leurs forces pour combattre l’initiative UDC, tout ce « beau monde » trouve tout à fait normal de se rendre en Grèce ou au Portugal, en voiture, svp !  Les « sondages » prouveraient que c’est la volonté populaire ; le peuple refuserait l’enfermement, à savoir la fin de la libre circulation des personnes ! La « mécanique » destinée à annihiler la capacité de libre réflexion des citoyens est en marche.

Esther Coquoz à Patrick Monay : On a vécu 20 ans de libre circulation en Suisse. Il y avait un sentiment d’enfermement à cause de ce confinement, pas seulement le fait de devoir rester chez soi, mais de ne pas pouvoir sortir de Suisse.

Patrick Monay : Oui, on l’a vu dans les zones frontalières, et je crois partout dans le pays, cette période a fait peser une chape d’incompréhension sur le pays, à laquelle nous ne sommes plus habitués. Il y a un soulagement certain à voir que ça va se débloquer.

Esther Coquoz à Michel Guillaume : Pour l’ouverture des frontières, la France se trouve dans le même accord que la Suisse, l’Allemagne et l’Autriche : est-ce que ça vous a surpris ?

Michel Guillaume : Oui. La Suisse avait entamé d’abord des négociations avec l’Allemagne et l’Autriche, qui ont bien maîtrisé la crise, ce qui n’est pas du tout le cas de la France.
On voit sur coronadata.ch que la France a un ratio de décès, parmi les malades du coronavirus, qui est l’un des plus élevés au monde, plus qu’en Italie, plus qu’en Grande-Bretagne. Je pense que là aussi des considérations économiques ont prévalu : rappelez-vous les files interminables de voitures auxquelles on a assisté à la frontière franco-suisse du côté de Genève.
La gauche et nos médias nous rappellent sans cesse les embouteillages aux postes frontières en cas de contrôles, mais jamais ils ne relèvent que les routes sont surchargées, que des automobilistes perdent chaque année un temps épouvantable dans les bouchons et que le nombre des accidents aggrave encore cette situation. La faute en revient à la libre circulation impliquant l’immigration de masses.

Un peu moins de bouchons en Suisse l'an dernier
En tout, 25'366 heures d’embouteillage ont été recensées en 2018 sur le réseau des routes nationales. C'est une baisse de près de 2% par rapport à 2017. https://www.24heures.ch/suisse/bouchons-suisse-an-dernier/story/29430461
https://www.lelynx.fr/assurance-auto/conduite/securite-routiere/circulation/bouchons-total-2018/embouteillages-2019/

Esther Coquoz à Jean Quatremer : Un accord sans la France, c’était difficile à imaginer.

Jean Quatremer : Oui. Comment voulez-vous que des Suisses aillent en vacances en Espagne en voiture si la France n’a pas ouvert ses frontières ?
Au nom du climat, on nous a seriné depuis des mois qu’il faut éviter la voiture à des fins de loisir, mais tout à coup, en pleine crise économique, le premier souci des gens est de pouvoir partir en vacances en Espagne, en voiture. De plus, l’espace aérien n’est pas rouvert à cette aviation qu’on a tant diabolisée.

Esther Coquoz à Jean Quatremer : Comment vous expliquez que l’Italie, toute seule, comme ça, durant le week-end, annonce elle aussi qu’elle va ouvrir ses frontières, sans avoir passé aucun accord avec personne, sans avertir aucun Etat de l’Union européenne ? Il y a une petite urgence à ne pas être le dernier à profiter des touristes sur ses plages ?
Il y a deux objections dans cette question. D’abord, l’idée que l’on puisse refuser à un Etat souverain le droit de décider lui-même s’il va ouvrir ses frontières. Ensuite, l’insinuation amère que l’Italie serait coupable de vouloir profiter du tourisme.

Jean Quatremer : Là, c’est encore une fois le chacun pour soi qui a dominé. Pourtant la Commission européenne a proposé des guidelines, pour qu’on puisse rouvrir les frontières de façon concertée. Encore une fois, les frontières nationales n’ont pas permis d’arrêter le virus. C’est ce dont on s’en est aperçu.
On sait qu’en réalité, les pays qui ont fermé rapidement leurs frontières ont eu moins d’infections, moins de morts, ont été moins affectés par la crise. Mais voilà : au nom de l’ouverture des frontières, on répète le mantra : « les frontières n’arrêtent pas le virus ». On croirait entendre la formule employée à l’époque de Tchernobyl : « les frontières n’arrêtent pas le nuage radioactif », sauf que dans le cas de la pandémie c’est une absurdité, puisque le virus est transporté essentiellement par des personnes.

La Commission européenne conseille de rouvrir les frontières seulement entre régions sanitairement homogènes, et voilà qu’on ouvre les frontières nationales chacun dans son coin !

Esther Coquoz : Toutes ces ouvertures de frontières auront un impact en Suisse sur un objet politique très important, qui est la votation du 27 septembre. L’UDC veut supprimer la libre circulation des personnes. Patrick Monay, vous y faisiez déjà allusion dans un éditorial paru mercredi dans 24 heures : c’était important d’ouvrir les frontières pour mener un débat serein dans une Suisse ouverte, c’est comme ça que le débat peut mieux se passer ?

Patrick Monay : C’est une bonne nouvelle, cette ouverture, même partielle, en vue de cette votation, parce qu’une situation inverse aurait fait peser un climat malsain, inhabituel, d’incompréhension de la population, avec des réflexes de repli sur soi-même. Et je pense qu’effectivement cette ouverture permet un débat plus serein et je m’en réjouis.
Il faut absolument placer des mots pavloviens nécessaires à la « formation d’opinion » – ici le « repli sur soi ». Le contrôle des frontières est une chose naturelle et il a duré pendant 750 ans. L’ouverture a duré 20 ans, a amené des problèmes sans fin et on veut nous faire croire que c’est l’état normal. 

Esther Coquoz à Michel Guillaume : Vous penser que le Conseil fédéral avait vraiment en tête cette votation du 27 septembre, et qu’il fallait un retour à la normale le plus abouti possible, avant les votations ?
L’initiative UDC ne pouvait pas prévoir la pandémie. Lier les deux et en faire une stratégie politique de l’UDC est juste ignoble. Faire penser que l’on pourrait moduler l’ouverture des frontières en fonction des résultats souhaités dans les urnes, c’est extrêmement grave.
Ce genre de manipulation ouvertement assumée montre à quel point les médias se sentent tout permis. Quel mépris pour la population !

Michel Guillaume : Oui. L’issue de la votation était déjà très ouverte avant la crise du coronavirus. Elle le devient encore davantage puisqu’on vit dans un climat anxiogène, dont entend bien profiter l’UDC avec son initiative de résiliation de la libre circulation.
C’est le comble : après avoir ouvertement parlé de manipuler la population avec la réouverture des frontières, les journalistes osent dire que c’est l’UDC qui profite de la pandémie !

L’UDC dit désormais qui si on ne ferme pas les frontières, on va assister à une libre circulation des chômeurs plutôt que des travailleurs.

Il y a une réalité économique au-delà des slogans, et la réalité économique c’est que l’Union européenne est quand même le principal partenaire économique de la Suisse, dont les exportations vont en direction de l’Union européenne à raison de 55 %. Je pense que les citoyens n’ajouteront pas une deuxième crise, c’est-à-dire une crise institutionnelle avec l’Union européenne, à celle que nous traversons déjà avec le coronavirus.
Encore ce mantra répété ad nauseam selon lequel l’Union européenne est notre principal partenaire commercial. L’UE achète nos produits à cause de leurs  qualités, parce qu’elle y trouve son avantage, elle ne le fait pas par charité. Mais la puissance de nos médias est telle, qu’en prétextant une « menace institutionnelle avec l’UE », le peuple s’est aplati devant une autorité étrangère. (Votations sur les « juges étrangers » et sur les armes.) Par ailleurs, la balance commerciale avec l’UE est nettement en sa faveur.

Esther Coquoz à Patrick Monay : On entre dans une crise économique importante. Cela va être plus difficile, pour le gouvernement, pour ceux qui s’y opposent, de lutter contre l’initiative UDC avec 4 % de chômage qu’avec 2% comme on l’avait au début de l’année ?
Non seulement tous les invités de ce « débat » sont du même bord, contre l’initiative, mais en plus Esther Coquoz pose des questions orientées qui préparent les réponses attendues. En plus, elle cite des chiffres trompeurs : maintenant qu’il s’agit de faire passer la libre circulation, elle parle de moyennes suisses, mais à Genève les chiffres sont bien supérieurs.

Patrick Monay : Oui, avec 2% de chômage en plus, ce sera deux plus fois difficile de combattre l’initiative.
Toutes les analyses de cette libre circulation des personnes ont montré que c’est la demande en travailleurs qui crée l’immigration ; si on est en récession et qu’on ne crée pas d’emplois nouveaux en Suisse, il n’y aura pas, ou moins, de travailleurs européens qui viendront chez nous. Je ne crois pas à un appel d’air de chômeurs.
S’il y a 4% de chômage en Suisse et 20% chez nos voisins, est-ce qu’on ne pense pas que les chômeurs vont prendre d’assaut notre pays ? 

Esther Coquoz à Jean Quatremer : Est-ce que du côté européen la libre circulation en prend un peu pour son grade, est-ce qu’elle va devenir moins importante, moins incontournable ?

Jean Quatremer : On peut l’analyser dans les deux sens. Le monde entier a fermé ses frontières. Certains pays se sont totalement fermés, même face aux marchandises. Face à une crise majeure, c’est les intérêts nationaux qui dominent et on se tourne vers l’Etat, qui a comme réflexe immédiat de contrôler son territoire. Cela semble donner raison à tous ceux qui disent que le contrôle des frontières, c’est la marque même de l’existence d’un Etat, c’est le cœur du cœur de la souveraineté. Et en Europe, clairement, cette crise a montré que la libre circulation ne pouvait pas résister à la peur panique des citoyens, et qu’en fait on peut vivre quelque temps [!] avec les frontières fermées: ce n’est pas sympathique, on ne peut pas aller voir sa famille, partir en vacances, mais au fond on s’habitue, et si le prétexte [!!] invoqué est le bon, les citoyens sont prêts à faire une croix sur une liberté qu’on considérait comme essentielle Mais pour combien de temps ? On n’en sait rien.
Comme si, avant la libre circulation, les gens ne pouvaient pas voir leur famille à l’étranger, ni partir en vacances. On a vécu pendant des siècles avec le contrôle de nos frontières, et on essaie nous faire avaler que la pratique des vingt dernières années serait immuable.

Mais à l’inverse – c’est l’argument dans l’autre sens – ça montre aussi que sans la libre circulation on a des sacrés problèmes. Aujourd’hui, je suis à Bruxelles et il n’y a plus personne pour ramasser les asperges, parce que les travailleurs ne circulent plus. Il y a d’énormes problèmes d’approvisionnement en Europe parce qu’il y a des gens qui ne font plus le travail, les transports, les chaînes d’approvisionnement sont extrêmement perturbés. Il y a des tas de choses qu’on ne trouve pas – et je ne parle pas du papier de toilette (rire d’Esther Coquoz). Donc on voit bien que sans libre circulation, il y a quelque chose qui ne marche pas. Et les gens ont besoin de partir en vacances. Si devant chaque frontière il faut rester une journée [sic !], expliquer où on va, justifier pourquoi on se déplace, etc., combien de temps les citoyens seraient-ils prêts à l’accepter ?
Pour prôner la libre circulation, Jean Quatremer confond volontairement le contrôle normal des frontières avec une situation d’urgence où il faut empêcher la diffusion de la maladie. Cette manipulation éhontée est déversée dans les oreilles des auditeurs parce que les médias savent qu’ils peuvent tout se permettre. Utiliser la pandémie pour promouvoir la libre circulation, c’est juste honteusement pervers.
Si les Allemands ont pu faire venir des travailleurs roumains pour les récoltes, pourquoi pas la Belgique ? C’est la Belgique qui est mal organisée si elle a un taux d’infection Covid si élevé, elle ne doit s’en prendre qu’à elle-même et pas à la libre circulation. Les asperges pouvaient déjà être récoltées avant que l’UE instaure la libre circulation.
Si, lors de pandémies, il y a des pénuries, il n’y a là rien de plus normal. Cette situation très particulière ne permet pas de tirer des enseignements politiques généraux.

Jean Quatremer : Vous avez de la chance en Suisse que comme les votations vont arriver en septembre, les gens vont penser aux vacances et se dire que c’est quand même pas mal de pouvoir circuler librement.
Pauvre Jean Quatremer, les Suisses sont des êtres adultes qui pensent plus loin et profondément que vous ne pouvez le concevoir.
Un seul exemple, en votation populaire, les Suisses ont refusé une sixième semaine de vacances obligatoires pour tous… ça vous en bouche un coin M. Jean Quatremer ?

Rire de satisfaction d’Esther Coquoz, qui s’adresse à Michel Guillaume : Les gens vont penser aux vacances, et se dire que c’était pas mal, ou vont peut-être se rappeler d’autres choses, comme la collaboration que la Suisse a pu avoir avec l’Union européenne ?
Mme Coquoz, comme d’habitude vous vous oubliez et sortez sans vergogne de votre rôle… comme c’est une coutume à la RTS.

Michel Guillaume : Je suis très ouvert. J’aimerais bien que les relations entre la Suisse et l’Union européenne s’améliorent grâce à l’excellente collaboration, hormis un ou deux couacs, auxquelles on a pu assister.
La bien-pensance appelle « couacs » le fait qu’au plus fort de la progression de la pandémie, des pays voisins ont retenu/volé des masques et des désinfectants destinés à la Suisse ; à cause de cela, il y a eu un surplus de malades et de morts parce que des soignants n’ont pas eu suffisamment de matériel pour se protéger.

Michel Guillaume : Durant cette crise du coronavirus, la Suisse a accueilli plusieurs dizaines de patients français. C’est toujours du goodwill en plus. Cela dit, l’UE attend de la Suisse qu’elle signe cet accord, que la Suisse n’a jamais voulu signer et dont elle voudrait maintenant rediscuter plusieurs points qui lui semblent très défavorables.