Après les affirmations -- c’était en 2013 -- du quotidien parisien de gauche Le Monde sur l’espionnage de la France par l’Agence Nationale de Sécurité américaine (NSA : National Security Agency), c’est le journal de gauche britannique The Guardian et l’hebdomadaire de gauche allemand Der Spiegel qui s’y mettent à leur tour.
Der Spiegel accuse les services de renseignement américains de surveiller Angela Merkel. Une possibilité qui a donné lieu à un communiqué de la chancellerie allemande : « Le gouvernement fédéral a obtenu des informations indiquant que le téléphone portable de la chancelière pourrait être surveillé par les services secrets américains » a expliqué le porte-parole du gouvernement allemand Steffen Seibert.
Selon le journal allemand Die Welt, le Bureau Fédéral pour la sécurité des informations techniques (BSI : Bundesamt für Sicherheit in der Informationstechnik) mène l’enquête depuis quelques jours sur un éventuel accès de la NSA aux données du téléphone de la chancelière.
A qui profite le « crime » ?
« Enfin, la chancelière s’indigne des pratiques d’espionnage de la NSA », écrit le journal allemand de gauche Frankfurter Rundschau, qui poursuit : « Tous les hommes naissent égaux en droits. Les services de renseignement américains de la NSA prennent visiblement ce principe de la Constitution américaine au sérieux : si déjà ils espionnent le peuple allemand, alors ils ont bien le droit d’espionner la première servante du peuple allemand, Angela Merkel. Merci, la NSA. Peut-être que la chancelière va maintenant gamberger. Et peut-être va-t-elle être sérieusement indignée.
En tout cas, considère le quotidien de centre gauche, ce moment est une chance. Une chance pour endiguer l’espionnage le plus total de l’histoire de l’humanité. Si elle saisit l’opportunité de pénétrer cette terre inconnue de la communication numérique, Merkel pourrait s’attirer beaucoup de respect. Si elle ne réagit qu’avec tiédeur, le SPD — le Parti social-démocrate, en cours de négociation avec elle pour former le gouvernement de grande coalition — pourrait la dynamiser.
La Frankfurter Rundschau recommande au SPD – au nom des citoyens et de sa propre crédibilité – qu’il fasse en sorte que des mesures contre l’espionnage des citoyens et le traité de libre-échange avec les Etats-Unis fassent désormais partie des négociations de coalition.
Si la résistance contre ces pratiques qui menacent les libertés est trop faible aux Etats-Unis, alors l’ami américain a besoin de toute urgence d’une critique constructive de l’étranger, conclut le quotidien. A l’appui de ces vigoureuses exigences, la FR rappelle que l’écrivain et essayiste Ilija Trojanow — qui avait signé une lettre ouverte à la chancelière sur l’affaire de la NSA en septembre dernier — a récemment été refusé sur le territoire américain au motif qu’il avait exprimé des critiques sur la folie de l’espionnage.
De son côté, Cicero souligne combien la chancelière aura été naïve et combien elle aura raté d’occasions jusqu’à ces dernières révélations la touchant personnellement. N’avait-elle pas lancé cette phrase devenue légendaire, selon laquelle Internet est pour nous tous une terre inconnue, au moment même où Barack Obama faisait halte à Berlin ?
Et n’avait-elle pas été en retrait par rapport aux libéraux (FDP) de sa coalition voire au parti frère de la CSU, en affirmant sa confiance en ses propres services de renseignement et en allant jusqu’à laisser son directeur de la chancellerie déclarer en août que l’affaire était close ?
La Süddeutsche Zeitung stigmatise aussi la naïveté dont aura fait preuve la chancelière Angela Merkel durant l’été, mais elle tient à souligner que Angela Merkel est naturellement d’abord victime de l’espionnage de la NSA. Son portable est sa salle des machines. Les images de la chancelière envoyant des SMS sont légendaires.
Toutefois, la Süddeutsche Zeitung dénonce deux erreurs de sa part : celle d’avoir toléré la banalisation de l’affaire par ceux-là mêmes qui devaient faire la lumière (directeur de la chancellerie et ministre de l’Intérieur) et celle de ne prendre l’affaire en main que quand l’espionnage américain concerne son propre portable, non le peuple allemand. Mais la chancelière a de la chance, estime le quotidien de Munich.
Contrairement à la Frankfurter Rundschau, la Süddeutsche Zeitung n’attend pas grand-chose des sociaux-démocrates du SPD qui se réjouissent déjà à l’idée d’obtenir des portefeuilles ministériels et sont devenus mou comme du beurre. Pour finir, la Süddeutsche Zeitung décoche une flèche cinglante au président américain : Barack Obama n’est pas prix Nobel de la paix, mais un fauteur de troubles déstabilisant la paix.
Espionner ses amis cela se fait depuis toujours
Les révélations concernant les écoutes téléphoniques de la NSA dont Angela Merkel aurait été la cible laissent plutôt de marbre les spécialistes français du renseignement. « Cela se fait depuis toujours », lâche l’un d’entre eux, pour qui la France tient naturellement sa place dans une guerre de l’ombre qui se déploie sur le terrain de la lutte antiterroriste et de l’intelligence économique. Mais si « tout le monde le fait », comme le confirme Alain Chouet, ancien chef du service de renseignements de sécurité de la DGSE, ces pratiques sont toutefois soumises à « une question de moyens et d’éthique », ce dernier aspect entrant malgré tout en ligne de compte dans un État de droit.
Par ailleurs, à chaque pays ses priorités. En ce qui concerne la France, « nous nous concentrons sur les menaces et l’interception d’écoutes dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ou la criminalité internationale », souligne Alain Chouet. L’accent est mis sur l’interprétation et l’analyse. « Dans les pays démocratiques, les actions de désinformation en matière de contre-terrorisme sont difficiles à tenir sur le long terme ».
En matière de lutte antiterroriste, le système est jugé assez efficace, dans l’anticipation et l’identification des individus pouvant mener à bonne fin une action hostile. « On peut ainsi concentrer l’action sur eux et éviter un passage à l’acte », relève l’ex-agent de la DGSE. Même efficience en ce qui concerne le renseignement industriel. Cloud, big data : ces systèmes sont perméables du fait aussi de l’imprudence ou de la méconnaissance des usagers du Web.
« Quand on balance des données dans l’atmosphère, ce n’est pas illégal d’aller les y chercher », souligne Alain Chouet. Les serveurs informatiques se trouvent, pour 98% d’entre eux, aux États-Unis. « C’est comme si on mettait son coffre-fort en dépôt chez les voleurs et qu’en plus on leur donnait la combinaison », ironise l’ex-agent. Les choses se compliquent lorsqu’il s’agit d’engager des actions de désinformation.
« Dans les pays démocratiques, ces actions, employées en matière de contre-terrorisme, sont difficiles à tenir sur le long terme », dit Alain Chouet. Reste un principe de base, à considérer dans la parade comme dans l’offensive, qu’aucun « espion » ne démentirait : « Quand on ne veut pas ébruiter un secret, on ne le répand pas soi-même. Car quoi que vous disiez, vous pouvez être intercepté ».
Quand c’est la NSA qui se fait espionner
Michael Hayden, en tant qu’ancien patron de la NSA et de la CIA, devrait réviser les bases de l’espionnage. Tom Matzzie, consultant politique et contributeur au Huffington Post, s’est retrouvé témoin d’une conversation téléphonique de son voisin de train, qui n’était autre que l’agent retraité. Ce dernier était en plein entretien avec un journaliste de Time, Massimo Calabresi, auquel il acceptait de parler seulement s’il était mentionné anonymement en tant qu’ancien haut responsable de l’administration.
Quand c’est la France qui espionne les Américains
Les Américains ne sont pas les seuls à espionner les diplomates. À en croire Madeleine Albright, Paris en fait autant et c’est normal. En pleine polémique sur l’ampleur des écoutes de la NSA, l’ex-secrétaire d’État américaine Madeleine Albright monte au créneau. Elle affirme que la France l’a espionnée quand elle représentait les États-Unis à l’ONU, minimisant les critiques des Européens face aux écoutes menées par Washington. « Ce n’est une surprise pour personne, les pays s’espionnent les uns les autres », a déclaré Madeleine Albright.
Ambassadrice à l’ONU de 1993 à 1997 avant que Bill Clinton ne la nomme à la tête du département d’État, la diplomate a assuré en avoir eu la confirmation à ses dépens lorsqu’elle travaillait aux Nations unies. « Je me rappelle très bien que quand j’étais aux Nations unies, l’ambassadeur français est venu me voir en me demandant : Pourquoi avez-vous dit cela à telle personne, à propos de la raison pour laquelle vous voulez des femmes dans le gouvernement ? », a raconté Mme Albright. « Je lui ai répondu : Excusez-moi ? ». « Ils avaient intercepté une de mes conversations », a-t-elle poursuivi.
Madeleine Albright a jugé que les fuites orchestrées par Edward Snowden avaient été très dommageables pour les États-Unis. « Une grande partie de la politique étrangère, c’est du commérage, et récupérer ce que quelqu’un dit de quelqu’un d’autre est utile à long terme pour essayer de déterminer comment agir face à tel ou tel pays », a-t-elle poursuivi. « Glorifier Snowden est une erreur. Ce qu’il a fait relève de la justice et cela nous a fait beaucoup, beaucoup de mal », a-t-elle conclu.
Parlons un peu des espions russes
Depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine, les services de Moscou redoublent d’activité. Assoupis après la chute de l’Union soviétique, les services de renseignement extérieurs russes – le SVR, qui a succédé à la 1re direction générale du KGB – ont redoublé d’activité depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Un ancien officier du KGB. Le niveau de l’espionnage russe en Europe aurait même atteint, selon certains experts, celui qu’il avait pendant la guerre froide. Les services russes sont particulièrement actifs dans les ex-Républiques soviétiques, surtout celles qui lorgnent vers l’Otan et l’Union européenne. « En Géorgie, les hommes du KGB ont été placés dans les structures de sécurité. En Ukraine et en Biélorussie, la pénétration des services russes est très profonde: les KGB locaux sont contrôlés par Moscou », explique un diplomate en poste dans la région. Les affaires d’espionnage ponctuent la vie politique régionale.
En 2008, Herman Simm, un haut fonctionnaire estonien, a été arrêté à Tallinn pour espionnage au profit de la Russie. L’ouverture rapide de l’UE et de l’Otan aux anciens pays d’Europe de l’Est a fourni aux Russes une opportunité unique d’infiltration. Les réseaux dormants ont été réactivés. En Pologne, le bureau du SVR avait été installé juste en face du ministère des Affaires étrangères. En Bulgarie, sur fond de crise politique, le gouvernement a réhabilité des anciens dignitaires des services secrets de l’époque communiste. Dans un récent rapport, les services tchèques estiment que la Russie entretient le réseau d’espionnage le plus actif dans le pays. Mais ce retour de flamme concerne aussi l’Europe occidentale et les États-Unis.
À Bruxelles, siège de l’Otan, de l’UE et de l’Agence européenne de défense, plusieurs fonctionnaires européens issus des pays de l’Est, notamment de Hongrie et de Bulgarie, ont récemment été discrètement écartés car ils travaillaient pour la Russie, confie un diplomate européen. En 2010, la Direction centrale du renseignement intérieur français s’est alarmée du projet de construction – suspendu depuis – d’une cathédrale orthodoxe russe Quai Branly, à portée d’écoute des annexes de l’Élysée. À l’époque, un responsable de la DCRI confiait au Figaro que l’activité des services russes en France était aussi intense qu’en 1985. En juin 2010, dix espions russes ayant infiltré l’entourage d’Obama ont été arrêtés. Les services occidentaux, qui ont recentré leurs efforts sur al-Qaïda et la lutte contre le terrorisme, seraient moins armés qu’avant pour faire face à ces offensives clandestines.
Dopés par la relance des dépenses en matière de défense, les services extérieurs russes s’intéressent surtout à l’armement, au spatial, à l’aéronautique et au nucléaire. « Ils ont conservé un réel savoir-faire dans les écoutes électroniques », explique un spécialiste. Depuis quelque temps, l’activité de renseignement a été renforcée par l’envoi de sous-marins russes en Méditerranée. Le SVR surveille aussi les activités des opposants et des Caucasiens. Ils se servent aussi, à des fins stratégiques, des minorités russes dans les ex-Républiques soviétiques. Le SVR est aussi accusé d’avoir rétabli une ancienne pratique stalinienne de « liquidation » des « ennemis » du régime à l’étranger.
L’assassinat de l’ancien agent du KGB Alexandre Litvinenko, empoisonné au polonium à Londres en 2006, n’a jamais été élucidé. Les experts ont aussi noté un regain d’influence du SVR en Azerbaïdjan et au Kazakhstan. Les services russes font aussi une percée au Vietnam et en Malaisie. Si l’on excepte les anciennes Républiques d’URSS, on est encore loin, cependant, d’atteindre, en matière d’espionnage, le rythme de croisière de la grande période soviétique. « À l’époque, le régime était organisé autour du KGB. Ce n’est plus le cas aujourd’hui », relativise Thomas Gomart, spécialiste de l’Ifri.
La France se dit « choquée »…
David Blair, dans The Daily Telegraph, écrit notamment : L'espionnage des citoyens français par la NSA n'a rien de vraiment surprenant : depuis des générations, les alliés, France en tête, s'espionnent mutuellement. Vous vous souvenez de cette scène, dans Casablanca, où le policier français annonce à Rick qu'il ferme son établissement parce qu'il a été "choqué" de découvrir que l'on y jouait ? Ce moment aussi magnifique que théâtral m'est revenu en mémoire quand j'ai appris que le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius avait convoqué l'ambassadeur américain pour se plaindre des activités de la National Security Agency (NSA). Fabius est choqué - choqué ! - que l'Amérique puisse espionner la France. Comment un allié peut-il en espionner un autre ? Mais c'est un terrible abus de confiance !
Alors qu'en réalité, Fabius n'a pas été surpris le moins du monde. La nouvelle que la France est la cible de l'espionnage électronique américain est à peu près aussi surprenante que le fait qu'il y a de meilleurs restaurants à Paris qu'à Washington. Après tout, la France espionne ses alliés, dont les Etats-Unis, depuis des générations. Une des pépites les plus intéressantes contenues dans les révélations de WikiLeaks concerne Berry Smutny, un important homme d'affaires allemand qui, à l'époque, dirigeait une société spécialisée dans le domaine spatial, OHB-System. En 2009, il a déclaré que dans le domaine de l'espionnage commercial, la France représentait un plus grand danger pour l'Allemagne que la Chine ou la Russie.
"Pour ce qui est du vol de technologie, c'est la France l'empire du mal, et l'Allemagne le sait," a affirmé Smutny, dont les propos sont repris dans un câble diplomatique américain. L'ambassade des Etats-Unis a noté que selon lui, l'espionnage industriel français était "si catastrophique que dans l'ensemble, il inflige davantage de dégâts à l'économie allemande que la Chine ou la Russie". Or, n'oubliez pas que l'Allemagne est l'amie la plus proche et la plus fidèle de la France, le pays avec lequel Paris travaille main dans la main depuis le traité de l'Elysée en 1963. Quant à l'Amérique, les opérations de l'espionnage français y sont notoires. La communauté du renseignement américain considèrerait l'espionnage industriel français comme une menace certes inférieure à celle de la Russie et de la Chine, mais de peu. En 1992, Stansfield Turner, un ancien directeur de la CIA, disait : "Maintenant que la vieille Union soviétique a disparu, les services les plus agressifs du monde, ce sont les Français."
Toutefois, éclaircissons quelques points. Pour commencer, les opérations du renseignement français contre ses alliés se concentrent principalement sur le domaine commercial. Autrement dit, la France s'efforce d'obtenir l'avantage pour ses propres entreprises. Les Russes et les Chinois aussi, mais leurs opérations ont également d'autres objectifs, beaucoup plus ambitieux. Ce qui nous amène au second point. Je n'irai pas par quatre chemins : la France a parfaitement le droit d'espionner ses alliés afin d'obtenir un avantage commercial (et vice-versa, bien sûr). Nous vivons dans un monde où les pays sont en concurrence. Fort heureusement, ils ne sont peut-être plus en concurrence quand il s'agit de mener des guerres, mais ils ne cessent de jouer des coudes pour prendre l'avantage dans les secteurs commerciaux et économiques.
Au bout du compte, un gros contrat sera de toute façon accordé à l'entreprise d'un pays A ou B. C'est l'un ou l'autre qui récoltera les bénéfices industriels et dans le domaine de l'emploi. Par conséquent, il est tout à fait normal qu'A et B cherchent à obtenir l'avantage par tous les moyens, tant qu'il n'y a pas vraiment mort d'homme. Alors, faisons donc preuve de maturité sur cette question. Bien sûr que l'Amérique espionne la France, et la France espionne l'Amérique (et l'Allemagne aussi). Cela a toujours été et sera toujours le cas, conclut David Blair dans The Daily Telegraph.
Michel Garroté
Sources :
http://www.valeursactuelles.com/international/merkel-surveill%C3%A9e-nsa20131024.html
https://www.bsi.bund.de/DE/Home/home_node.html
http://www.fr-online.de/meinung/leitartikel-abhoeraffaere-eine-nuetzliche-affaere,1472602,24771070.html
http://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/2013/10/24/merkel-nsa-apres-l-affront-la-fin-de-l-espionnage-americain
http://www.lefigaro.fr/international/2013/10/24/01003-20131024ARTFIG00591-la-dgse-entre-antiterrorisme-et-economie.php
http://www.huffingtonpost.fr/2013/10/25/nsa-michael-hayden-espion-directeur-espionnage-espion-espionner-espionne_n_4161286.html?utm_hp_ref=france
http://www.lepoint.fr/monde/espionnee-par-la-france-24-10-2013-1747653_24.php
http://www.lefigaro.fr/international/2013/10/24/01003-20131024ARTFIG00569-les-espions-russes-reprennent-pied-en-europe.php
http://blogs.telegraph.co.uk/news/davidblair/100242400/france-is-shocked-shocked-i-tell-you-that-america-would-spy-on-its-allies/