Cette semaine encore, je découvrais dans une revue spécialisée les grandes considérations d'un éminent spécialiste de l'université de Genève (1). S'extasiant devant la complexité du réel, ce monsieur postulait que l'école devait absolument s'y mettre au plus vite et proposer aux élèves des activités permettant de titiller cette fameuse complexité.
Pour y parvenir, son esprit retors préconisait notamment l'entrée par le complexe des situations-problèmes. Soit, la crème de la crème (ou plutôt la tarte à la crème) du constructivisme. Cerise sur la tarte en question, il justifiait ce point de vue par la nécessité de tenir compte des dernières avancées en matière de sciences cognitives.
Bien entendu, pas un mot sur ces fameuses et spectaculaires découvertes cognitives. Pas l'ombre d'un auteur, d'une citation, d'une référence. Rien. Ni même d'ailleurs l'ébauche d'une explication sur la manière dont l'entrée par le complexe préconisée par les constructivistes peut s'accommoder de l'architecture cognitive des élèves que j'ai décrite dans mon précédent billet et qui, elle, exige, de partir du simple pour aller vers le complexe(2). Ce black-out est tout aussi total au sujet de l'armada d'études empiriques comparatives qui démontrent toutes, résultats à l'appui, que l'entrée par le complexe, la découverte ou autre enquête est ce qu'on peut faire de plus efficace si on tient absolument à ce que les élèves n'apprennent rien ou presque (3).
Cela étant dit, ce n'est pas parce que ce monsieur délire en plein que cela signifie qu'on ne peut pas traiter de la complexité à l'école. Bien au contraire. D'ailleurs, pour être précis, cela fait depuis belle lurette que dans certaines disciplines, ce genre de choses se font. Qu'on pense aux travaux rédactionnels dans les langues où les élèves doivent jongler avec de multiples mots de vocabulaire et de nombreuses règles de grammaire notamment. Ou alors aux activités mathématiques où différents types de connaissances issues de la géométrie comme du calcul littéral par exemple s'entremêlent afin d'arriver à la solution.
La gestion de la complexité demande en fait tout ce que les approches constructivistes (ou autres approches par compétences) ne peuvent pas fournir, à savoir des connaissances durables et profondément ancrées. Comme les cognitivistes John Anderson ou Daniel Willingham l'ont démontré (4), une gestion experte de la complexité demande qu'au préalable des connaissances soient solidement acquises. Ce constat, désormais clairement établi par les sciences cognitives, devrait faire réfléchir nos concepteurs de plan d'étude et les empêcher de céder à toutes les modes infondées du moment (moment qui s'éternise, puisque, comme on l'a déjà vu, ce genre d'expériences ont déjà été tentées il y a de cela 100 ans en URSS avec des conséquences catastrophiques (5)). Il ne s'agit pas de refuser l'enseignement de la complexité, bien au contraire, mais de le programmer à un moment du cursus où les bases sont solidement posées d'une part, et d'autre part, de l'aborder intelligemment comme on va le voir.
De solides bases de connaissances ne sont en effet pas suffisantes pour aborder la complexité. Pour être domptée, celle-ci demande à celui qui descend dans l'arène des outils de pensée relativement complexes eux aussi. Si donc, on veut éviter la stratégie consistant à tâtonner pour s'en sortir, stratégie que mettent en place les élèves soumis aux fabulations constructivistes tout comme les personnes n'ayant jamais suivi aucune formation et qui peut, selon le cognitiviste John Sweller (6), mener à une résolution de problème n'ayant entraîné aucun apprentissage, il faut enseigner aux élèves/étudiants des outils mentaux permettant de gérer la complexité. Dans leur dernier ouvrage commun, John Hattie et Gregory Yates (encore un spécialiste des sciences cognitives qui dit le contraire de notre illustre chercheur du début, décidément...) donnent deux exemples concrets pour illustrer le cas.
L'illustration la plus frappante, à mon humble avis d'enseignant en histoire, de l'ouvrage est tiré d'une étude menée dans deux hautes écoles du Maryland aux Etats Unis. Il s'agissait d'apprendre aux étudiants l'analyse de documents historiques. On a ainsi donné à un groupe un enseignement explicite du schéma analytique suivant:
Stratégie | Questions de procédure | Questions évaluatives |
Questions sur l’auteur |
|
Quel effet le point de vue de l’auteur a-t-il sur son argumentation ? |
Compréhension de la source |
|
Quel type de vision du monde la source reflète-t-elle ? |
Critique de la source |
|
La preuve est-elle apportée de ce qui est prétendu être prouvé ? |
Création d’une compréhension plus ciblée |
|
Comment chaque source approfondit-elle votre compréhension de l’événement historique ? |
(7)
En clair, l'enseignant a verbalisé l'ensemble de ces questions qu'un chercheur expérimenté se pose lorsqu'il analyse des documents historiques. Plus encore, l'enseignant les a non seulement verbalisées, mais a encore fait démonstration de la manière d'user de ce questionnement et ce à plusieurs reprises. Il a également fait travailler ce questionnaire à ses étudiants usant de nombreux feedbacks correctifs pour qu'ils aient assimilé la manière correcte d'utiliser ce schéma. Ce travail préparatif s'est étalé sur 5 périodes. D'après les résultats obtenus, cet investissement en a valu la peine puisque les auteurs de l'étude en question concluaient:
Our results suggest that students developed sophisticated task representations for writing because they experienced firsthand how reading and writing strategies converge to accomplish clearly defined goals in historical writing. In this way, the inquiry process provided focus and made the purpose of reading, pre-writing and writing strategies transparent to students (8)
En clair, si l'on veut enseigner sérieusement la gestion de la complexité, il faut non seulement commencer par user des moyens les plus efficaces (enseignement explicite) pour ancrer profondément des connaissances solides et durables dans la mémoire des élèves/étudiants qui leur permettront par la suite d'entrer dans l'analyse, mais il faut de aussi enseigner tout autant explicitement les processus mentaux que déploie un expert au travail. De cette manière, l'architecture cognitive de nos élèves/étudiants est respectée et de solides schémas de connaissances mentaux leur sont fournis. On leur permet alors de savoir parfaitement ce qu'il faut faire face à la complexité et de comprendre comment se construit la connaissance.
Dès lors qu'un maximum de schémas de ce type auront été assimilés, ils pourront à leur tour développer de nouveaux questionnements, de nouvelles stratégies encore plus complexes. On est donc à des années lumière de ce que proposent les têtes pensantes du monde francophone de l'éducation constructiviste. Et tout aussi loin des pauvres stratégies de tâtonnement et de l'inculture généralisée que leurs méthodes induisent.
Stevan Miljevic, le 11 octobre 2014 sur le web et pour les Observateurs.ch
(1) https://dl.dropboxusercontent.com/u/2745999/Publications%20-%20Laurent%20Dubois/Complexit%C3%A9%20-%20LD%20Resonances%20oct-2014%2011-13.pdf
(2) https://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/09/28/lapport-des-sciences-cognitives-en-education/
(3)Vous en trouverez quelques unes ici https://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/06/01/moyens-denseignement-le-constructivisme-toujours-a-la-barre-au-mepris-des-recherches-scientifiques-serieuses/
(4) pour Anderson voir le point (2) et pour Willingham: https://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/04/21/les-competences-sont-impossibles-sans-les-connaissances/
(5) https://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/09/14/heures-de-gloire-du-constructivisme-lurss-des-annees-20/
(6) https://stevanmiljevic.wordpress.com/2014/09/28/lapport-des-sciences-cognitives-en-education/
(7) Hattie and Yates, Visible Learning and the Science of How we learn", Routledge, London and New York, 2014, p.74
(8) De La Paz et Felton, 2010, p.190 cité par Hattie and Yates, Visible Learning and the Science of How we learn", Routledge, London and New York, 2014, p.75