Comment la Suisse a démoli l’Union Européenne

Stéphane Montabert
Suisse naturalisé, Conseiller communal UDC, Renens

En acceptant l'initiative UDC "contre l'Immigration de Masse" la Suisse visait essentiellement des objectifs de politique intérieure. Elle a pourtant rompu, sans même le vouloir, toute la construction européenne.

Ou, plus précisément, toute l'illusion d'une construction européenne.

Commençons par une définition. Connaissez-vous la différence entre une Fédération et une Confédération? Des Etats fédérés ne peuvent pas signer des traités internationaux avec des Etats tiers. Des Etats confédérés gardent cette prérogative.

Par exemple, la France peut signer un traité international avec le Canada, mais elle ne peut pas en signer un avec la Floride. Celle-ci est un Etat membre de la fédération des Etats-Unis d'Amérique. Pour des raisons similaires, la France ne pourrait pas non plus signer un traité avec le Canton de Vaud. La Suisse est une fédération depuis 1848, même si elle a gardé sa dénomination historique de "Confédération Helvétique", ce qui ajoute quelque peu à la confusion.

Ces nuances sont essentielles car l'Union Européenne n'est pas une fédération. Ses membres gardent leur liberté d'agir. La France peut traiter directement avec l'Inde, l'Allemagne avec le Japon et l'Espagne avec le Brésil.

L'Union Européenne travaille d'arrache-pied pour se donner l'apparence d'un gouvernement fédéral, d'où la présence par exemple d'une Catherine Ashton comme "ministre des affaires étrangères" tentant de jouer les porte-paroles de pays aux positions disparates. Dans les faits, l'Union Européenne est une organisation supra-nationale résultant d'un enchevêtrement de traités, un fantastique hub diplomatique permettant des discussions multilatérales et des engagements politiques à l'échelle d'un continent, mais ce n'est pas un Etat.

Les traités liant les pays de l'UE, réunis sous le terme élogieux d'acquis communautaire, sont imposés à tout nouveau membre. Lorsque la Pologne ou la Hongrie ont intégré l'UE en 2004, elles n'ont pas eu le choix: elles ont dû adhérer à leur tour à tous les traités signés jusque-là, sans faire de tri. Une sacrée masse d'accords à transposer dans leur législation nationale!

La Suisse n'a pas signé des accords de libre-circulation avec l'UE, mais avec les quinze pays membres de l'UE à l'époque. Elle a signé des accords de libre-circulation avec dix nouveaux pays lorsque l'UE s'est étendue à vingt-cinq en 2004, et encore deux lorsque l'UE s'est étendue à vingt-sept en 2007. Le peuple suisse a été amené à approuver ces nouveaux accords par scrutin populaire.

Il était prévu que les Suisses s'expriment sur l'extension de la libre-circulation à la Croatie quelque part durant l'année 2014, après avoir rejeté l'initiative de l'UDC. Pour diverses raisons, le peuple n'a pas suivi le script. Acceptée le 9 février, la votation contre l'immigration de masse empêche désormais formellement tout accord de libre-circulation avec la Croatie via son article 4 - un article si clair que même une socialiste comme Simonetta Sommaruga n'a pas osé jouer sur le registre de l'interprétation.

L'UE et la Suisse sont donc face à une situation nouvelle: un pays membre de l'UE, la Croatie, n'a pas le même niveau d'intégration que les autres.

Toute la construction européenne tremble sur ses bases. De nombreux diplomates ont rappelé - avant et après la campagne - la menace de la sympathique clause guillotine sur les accords bilatéraux:

Les [accords bilatéraux] sont juridiquement liés par une « clause guillotine », qui prévoit qu'ils ne peuvent entrer en vigueur qu'ensemble. Si l'un des accords n'était pas prolongé ou était dénoncé, les parties ont la possibilité de déclarer caducs les autres.

Les Européens ont été d'autant plus prompts à éjecter la Suisse de certains traités - Erasmus+, Human Brain Project ou le marché européen de l'électricité - qu'il s'agissait de négociations futures ; mais activer réellement la clause guillotine sur les accords existants sera une autre paire de manches.

Quelle force pourrait obliger 27 gouvernements de l'Union à résilier simultanément les sept accords bilatéraux I de 1999 et les neuf accords bilatéraux II de 2004 qu'ils ont chacun conclu avec la Suisse? Cela ferait 432 traités à annuler!

La situation est d'autant plus inextricable que chaque pays apprécie différemment chaque texte - la Finlande ne se sentira peut-être pas aussi concernée par le transport terrestre que l'Italie, qui elle-même pourrait plus s'intéresser à la lutte contre la fraude douanière que le Danemark... Que l'Union demande à ses membres d'annuler les accords avec la Suisse et tout l'édifice se détricotera au gré des intérêts de chacun, la crise économique ne renforçant guère le sentiment d'appartenance.

On comprend mieux l'invitation des autorités européennes à la Suisse pour qu'elle "amène des solutions": l'UE n'en a aucune. L'idéal pour elle serait bien sûr que la Suisse dénonce l'entier des accords bilatéraux qui la lie avec chacun des pays-membre, mais ce n'est certainement pas dans son intérêt, ni conforme à la Convention de Vienne. C'est aux parties lésées de procéder à la dénonciation d'un traité. L'autre solution serait un scénario "à l'Irlandaise" où on demanderait aux citoyens suisses de voter à nouveau, dans le bon sens - ce que plaident sérieusement certains amis de la démocratie comme Daniel Cohn-Bendit.

Le grain de sable suisse a complètement stoppé la machine européenne. Le statu-quo n'est pas une meilleure option à cause du précédent que constitue le traitement différencié de la Croatie. Si ce cas particulier subsiste, d'autres Etats-membres pourraient exploiter cette faille lors d'une extension de l'Union, ou demander une exception lors de la la signature d'un prochain traité sur la base du "cas croate".

On comprend mieux également la morgue des autorités européennes à l'encontre de la Suisse avant et après le scrutin. Elle était moins liée à l'hostilité qu'à la peur. Lorsque Viviane Reding ou José-Manuel Barroso ont rappelé que le principe de libre circulation était non-négociable, ils étaient sincères: toute alternative leur était inconcevable. Mais il a été "négocié" quand même, donnant naissance à leur pire cauchemar.

Malgré les explications de nombreux analystes, le danger du vote 9 février n'a jamais résidé dans l'éventuel "risque démocratique" d'un vote populaire identique porté dans d'autres pays. Si les sondages ont montré que la plupart des peuples voteraient comme les Suisses, souvent avec des majorités écrasantes, personne ne leur en donnera jamais l'occasion. La démocratie a depuis longtemps disparu en Europe. Ceux qui croient le contraire peuvent se remémorer le Traité de Lisbonne mort et ressuscité, ou de la façon dont certain gouvernements ont carrément été nommés par Bruxelles suite à la crise financière.

Le vote du peuple helvétique s'apparentait à un jeu de roulette russe et le coup est parti. Indépendamment des conséquences pour la Suisse, l'Europe est entrée en territoire inconnu. Il n'est pas du tout sûr qu'elle s'en remette.

Stéphane Montabert - sur le web

6 commentaires

  1. Posté par Lafayette le

    L’Europe est a première à prendre des sanction pendant que la Suisse n’a même pas encore levé le stylo pour écrire une règle de mise ne application. Le ridicule est bien une marque partisanne.

  2. Posté par Jean-Francois Morf le

    Que tous ceux qui prônent la libre circulation commencent par enlever la serrure à leur porte d’entrée. Les inconditionnels de la charia se feront un plaisir de les “grand remplacer” et de tout débarrasser pour rendre la villa aussi vide qu’une mosquée!
    Allez, chers “bien pensants”, montrez-nous l’exemple!

  3. Posté par Jacky Brouze le

    Merci beaucoup pour cet article de qualité, M. Montabert !
    Je vais en envoyer la référence sur votre blog à mes amis et connaissances, il est important qu’un maximum de suisses le lisent et le comprennent, quoiqu’ils aient voté le 9.2.2014.
    Meilleures salutations

  4. Posté par dominique degoumois le

    Si c’est vrai, la grande majorité des européens vont nous bénir et nous remercier, je regardai sur youtube *sortir de l’EU, les raisons sans langue de bois*! Henry Sterdyniak économiste et professeur, est très clair, STOP! Et aucun politiciens suisses n’est capable de dire le contraire et surtout de prouver que ce qui est dit est faux! Nos politiciens ont surtout peur des réactions des lobbys, qui leurs graissent les pattes!

  5. Posté par Duruz le

    J’aimerai que l’ont arrête de critiquer nos choix sure vote du 9 février! J’ai voté oui pour plusieurs raisons. La première étant que nous avons de plus en plus de travailleurs étrangers dans notre petit pays. Nous avons aujourd’hui déjà aujourd’hui plus de 23% d’étrangers en suisse s’est bien plus que la plupart des pays de l’union européenne qui nous traite de racistes! Trouvez vous normal que certaines entreprises Suisse ont plus de 80% de frontaliers comme employés, que certaines licencie des Suisses pour engager derrière un frontalier? Cela leurs coûte moins cher! Et surtout ne dite pas que ce n’est pas vrai. Mon beau frère en a fait la douloureuse expérience. Et que les salaires ne bouge plus! Alors oui raz le bol. Avec mes respectueuses salutations. A. Duruz

  6. Posté par Andrea le

    Mais voilà un sujet d’information.
    On peut être d’accord ou pas avec l’initiative de l’UDC, mais là ça informe.
    1. Elle tient cont de la sensibilité des minorités (ceux qui ont voté non ne devraient pas se sentir insultés, mais informés).
    2. Elle tient compte de la diversité des sujets de ce blog, même si l’actualité récente nous amène un peu souvent sur le même.
    3. En ce qui me concerne, elle propage de la culture sans forcement la créer. Mais ceci n’était pas le propos de l’article.
    4. L’article est de qualité, crédible, pertinent et ne me semble pas viser la recherche-d’audience pour elle-même.
    5. S’il “fait fi des intérêts politiques et économiques”, je me questionne. Il est vrai que l’orientation de ce blogn n’est manifestement pas de gauche, mais il ne prétend pas forcement à la neutralité politique. Bienque les opinions divergeantes me semblent touver leur place ici.
    Sur ce dernier point, je ne me sens pas d’accorder le mandat de service public aux Observateurs, mais je doute qu’ils en soinet demandeur, en l’état.
    Par contre, vous êtes vraiment sûrs que la RTS le mérite?

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