Notre ère semble-t-elle marquée par le mariage entre un positivisme scientifique érigé en succédané des religions d’antan et un moralisme censé peut-être donné une âme à la technicité appelée à diriger nos vies
La ligne de partage des eaux entre la droite et la gauche épouse un cours méandreux, dont les contours ne sont jamais fixés une fois pour toutes. S’il est évident que les deux hémisphères naturels de la politique ont évolué, ne ressemblent en rien à ce qu’ils pouvaient représenter voici cinq, quatre, trois ou deux décennies, ils n’en demeurent pas moins des balises solides grâce auxquelles les opinions si virevoltantes de nos contemporains peuvent se repérer… quitte à les fustiger !
Sculptées au fil du temps
Les notions de « droite » et « gauche », si elles se nourrissent de l’histoire, si elles ont été sculptées au fil du temps en fonction des événements, si elles se sont adaptées aux enseignements nouveaux que l’actualité leur fournissait, se laissent également découpées par l’air du temps, par cette ambiance difficilement définissable qui tient lieu d’opinion commune. A ce lien mental qui nous unit à nos semblables, nous osons rarement déroger sous peine d’être expulsés du « public », du « Tout » magmatique dans lequel chaque individu aime noyer sa singularité.
Sont-ce les idées libérales, les idées conservatrices ou les idées socialistes, ou leurs dérivés, qui donnent le ton ? Cela dépend des périodes, des alternances politiques, du triomphe que l’une ou l’autre idée générale peut récolter, au gré d’évolutions sociales qui dépassent parfois les intentions formulées par les divers camps en présence. Les changements de génération, les crises économiques, une catastrophe quelconque, une œuvre d’art comme révélateur de mouvements intellectuels ou sociaux sous-jacents et encore imperceptibles, peuvent ouvrir la porte à une idée, une conviction, qui s’imposera comme le leitmotiv d’une époque…
Ainsi notre ère semble-t-elle marquée par le mariage entre un positivisme scientifique érigé en succédané des religions d’antan et un moralisme censé peut-être donné une âme à la technicité appelée à diriger nos vies. Sciences « dures » et sciences humaines naviguent de concert pour mieux quadriller les aspirations individuelles. Mariage harmonieux en apparence : la rigueur de la science au service du combat pour le Bien, la morale au diapason des progrès de la machine. Mais cette union est-elle toujours heureuse ?
Espoir d'une vérité
Véritable espoir d’une vérité pourtant plus volatile que jamais, la science doit révéler l’essence de la modernité alors que le moralisme endigue les débordements de la technique selon les sentiments du moment, reliquat d’un humanisme déchiqueté. En même temps, la vie ne paraît supportable, « morale », que verrouillée par un écran normatif sécurisant arrimé à un Bien abstrait, mais que l’on veut reconfigurer en permanence arbitrairement, en dehors de toute contrainte extérieure. Plein de bonnes intentions, le positivisme moraliste du moment est toutefois lourd d’une hypocrisie douloureuse : il ne moralise guère la science, ni ne rationalise la morale… Il se barde de certitudes, prêtant le flanc au conformisme et au « prêt-à-penser » : il édulcore le discours en l’expurgeant de ce qui pourrait paraître « disharmonieux » ; il exacerbe le pouvoir de la règle et banalise la morale ; il évacue les problèmes à grands coups de statistiques ; en définitive, il assomme la liberté de pensée…
Moralisme libéral
Ce moralisme positiviste est-il de droite ou de gauche ? A priori, je serais tenté de l’attribuer plutôt à la gauche. Hostile aux impulsions jaillies de la société, et qui pourraient guider l’existence de l’individu et du collectif sur des rails que la Société ne juge peut-être pas adéquats ; rétive à la liberté de créer, d’agir, voire de s’enrichir, si elle paraît heurter le sacro-saint dogme de l’égalité absolue, la gauche a un penchant naturel à enserrer le vécu dans un carcan normatif qu’elle s’empressera de subordonner à une Vérité dont elle se sent volontiers la détentrice naturelle.
Mais ne nous y trompons pas. Les droites, d’obédience libérale ou conservatrice, ne sont pas innocentes dans l’assomption du moralisme positiviste actuel. Un certain fétichisme de la loi, comme source et aboutissement d’une liberté perçue tout à coup comme désordonnée, a tiré les droites vers un goût irrationnel de la norme, comme gage d’une transparence dont on s’abuse si prestement. Tout à leur fascination pour la spontanéité du marché, pour les unes, ou pour la force vitale issue du peuple en tant qu’incarnation de la nation réconciliée avec elle-même, pour les autres, les droites ont stimulé, inconsciemment, et en guise d’ultime recours, un appel à une morale aux contours tout aussi incertains, mais en apparence plus rassurante, plus perceptible.
Monopole du coeur
Les droites ont pourtant tout intérêt à se confronter à l’emprise croissante de moralisme positiviste, sous toutes ses formes, et à le fuir, in fine. Elle sont légitimées à se réclamer d’une morale et à contester le monopole que la gauche s’escrime à conquérir sur cette dernière ; elles ont raison de continuer à se battre pour l’Etat de droit, cette garantie si précieuse en des temps troublés, déstabilisants.
Mais elles doivent se donner une autre mission, dans la pleine reconnaissance des dérives constatées aujourd’hui, car le moralisme positiviste peut s’avérer destructeur de valeurs qu’elles croient justes. Pour ce faire, elles doivent réapprendre à interroger les mouvements agitant la société et les idées qu’ils enfantent… Car de ces idées découleront demain les nouvelles normes morales qui anesthésieront le langage ou le trufferont d’évidences décrétées on ne sait où.
Rattrapage
La droite libérale a un gros travail de rattrapage à accomplir sur ce terrain. Elle s’est trop longtemps alanguie dans la conviction que les idéologies étaient mortes, qu’elles ne servaient plus à saisir la réalité politique. La gauche, et surtout la droite conservatrice, ont démontré le contraire, par leur capacité à traduire dans un discours « politique » les questionnements inédits surgis du corps social. Conjuguées à des visions du monde qui ne s’était pas dissipées dans l’éther d’une modernité jugée trop vite rétive à tout intellectualisme, leur discours a su modéliser les idées nouvelles en les moulant dans les problèmes du temps, pour les adopter ou les rejeter.
Définitions
Si elle ne réagit pas, la droite libérale finira asphyxiée par ces concepts qu’elle absorbe sans les analyser en profondeur, sans examiner les périls qu’ils peuvent receler si on les laisse courir dans l’espace public, mais munis de définitions dictées par d’autres forces politiques. La droite libérale doit se réapproprier les « mots », accepter de renoncer à certains même s’ils paraissent correspondre à ses présupposés philosophiques sans cesse répétés, ou en asséner d’autres, plus conformes à ce qu’elle veut dire aujourd’hui.
Le moralisme positiviste de notre temps mérite une prise de conscience approfondie. Peut-on améliorer la situation en poursuivant la « normatisation » de la société ? En espérant la « civiliser » par une acceptation paresseuse d’une morale dont on a en réalité perdu le fil ? Le droit ne cessera de consolider sa prééminence, mais cela n’empêche pas de se demander à chaque occasion de quoi il est porteur, quel sens il donne aux problèmes du moment. Et ce afin de redonner corps au politique, qui réside en amont de l’acte législatif et réglementaire. De son côté, la science suivra sa route, grâce au progrès technologique. Mais psalmodier les vertus d’une morale concoctée par des gens qui possèdent une autre vision du monde ne crée pas une pensée politique. La droite libérale doit accepter l’inconfort des questions abstraites, si dérangeantes. C’est une question de survie : le pragmatisme libéral a aussi besoin de concepts auxquels il peut adosser son efficacité légendaire !
Et vous, qu'en pensez vous ?