Cet essai traite à la fois d’histoire et d’actualité. L’autrice démontre comment le régime poutinien et ses idéologues agissent afin de détruire notre société de l’intérieur et en faire un affidé de Moscou. Françoise Thom rappelle également comment les « fronts populaires » dans les pays de l’Est fraîchement occupés par l’URSS à la fin de la guerre ont en quelques années permis aux communistes de prendre le pouvoir sous contrôle total de Moscou. Aujourd’hui, le régime russe se sert de multiples ressorts, à gauche et à droite, en faisant appel au nationalisme, aux valeurs traditionnelles, à l’anti-américanisme, etc. afin de mieux nous inféoder.
Depuis l’annonce par le président Macron de la dissolution de l’Assemblée nationale, bon nombre de Français ont le sentiment d’être tombés dans un traquenard, de dégringoler dans un puits sans fond, alors que la lumière du jour s’éloigne inexorablement. Ils perçoivent obscurément que le désastre est imminent et ne comprennent pas comment ils en sont arrivés là. Un peu comme les révolutionnaires de 1789, ils ont l’impression d’être entraînés dans un torrent qui les dépasse et ils essaient de voir quand les choses ont pris un tournant fatal. Dans le cas de la Révolution française, le complot maléfique auquel presque tous croyaient, révolutionnaires et partisans de l’Ancien régime, n’existait pas. Seule la stupéfiante incurie du pouvoir royal fut à l’origine du dérapage et de la glissade dans l’horreur. Dans notre situation actuelle, la légèreté, l’arrogance, l’immoralité et l’ignorance de ceux qui nous gouvernent, de nos élites politiques et médiatiques, est bien sûr aussi un facteur décisif. Mais il s’y ajoute un véritable complot, patiemment ourdi depuis des années, dont les fils multiples remontent à Moscou. Autrefois les soviétologues étaient souvent taxés de paranoïa, bien injustement, car le régime léniniste était bel et bien, dès les premiers jours, un système de conspirateurs dont le but était la destruction des États non communistes. La Russie d’aujourd’hui a repris ce projet de hold-up sur les institutions démocratiques. Et c’est justement l’énormité de l’entreprise de Moscou qui la rend difficile à croire.
Mais nous n’avons pas à nous baser sur de vagues intuitions pour suivre cette piste. Les hommes du Kremlin nous facilitent la tâche, si assurés de leur succès qu’ils dissimulent à peine leurs agissements. Donnons d’abord la parole à Douguine, l’un des idéologues du régime poutinien (2014) : « Nous devons conquérir l’Europe… Nous pouvons déjà compter sur une cinquième colonne européenne… Nous ne voulons qu’un protectorat sur l’Europe. Nous n’avons pas besoin de faire la guerre pour cela. Nous proposerons aux Européens de les sauver des gays, des Pussy Riots, des Femen… Nous avons l’expérience de l’expansion en Europe, celle du Komintern et de l’infiltration des Parlements européens… Annexer l’Europe, c’est un grand dessein digne de la Russie… Le soft power suffira : trouver une cinquième colonne, propulser au pouvoir les gens que nous contrôlons, acheter avec l’argent de Gazprom des spécialistes de la réclame… »
Depuis, le programme d’action se précise. En témoigne l’ineffable Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité russe. Dans un message publié le 3 février 2024 sur Telegram, Dmitri Medvedev appelait à soutenir, sans les nommer, tous les partis « antisystème » occidentaux : « Notre tâche est de soutenir de toutes les manières possibles ces hommes politiques et leurs partis en Occident, en les aidant ouvertement et secrètement, pour obtenir des résultats corrects aux élections. » Andreï Issaev, député du parti Russie unie, se frotte les mains après les élections européennes. Les libéraux sont en train de perdre le pouvoir en Europe, pavoise-t-il. « Le processus est lent. La taupe creuse son trou lentement […]. » Mais il n’y a aucun doute : « La Russie, forte et victorieuse, rétablira des relations normales avec l’Europe renouvelée. » Medvedev précise la ligne d’action du Kremlin dans sa chaîne Telegram le 13 juin 2024 : « Chaque jour, nous devons tâcher de nuire au maximum aux pays qui ont imposé des sanctions à notre pays et à tous nos citoyens. Nuire par tous les moyens. Saboter leurs économies, leurs institutions et leurs dirigeants. Nous en prendre à la prospérité de leurs citoyens. À leur confiance en l’avenir. Pour ce faire, nous devons rechercher sans relâche les vulnérabilités critiques de leurs économies et les frapper dans tous les domaines. Causer des dégâts partout, paralysant le travail de leurs entreprises et des administrations. […] Détruire leur énergie, leur industrie, leurs transports, leurs banques et leurs services sociaux. Faire craindre l’effondrement imminent de toutes les infrastructures critiques. […] Ils ont peur de l’anarchie et d’une explosion de la criminalité dans les grandes villes ? Sabotons les autorités municipales ! Ils ont peur des explosions sociales ? Organisons-les ! Nous devons injecter les terreurs nocturnes les plus tétanisantes dans leur sphère médiatique, exploiter toutes leurs poignantes douleurs fantômes. Ils hurlent contre notre recours aux fake news ? Transformons leur vie en un cauchemar complètement fou dans lequel ils ne seront pas capables de distinguer la fiction la plus débridée des réalités du jour, le mal diabolique de la routine de la vie. »
Nous aurions tort de croire qu’il s’agit de menaces creuses. Ainsi, pour revenir au dernier point très important mentionné par Medvedev, nous venons d’apprendre par une étude récente que des agents pro-russes bombardent délibérément les journalistes de fausses informations afin de surcharger les ressources de vérification et de neutraliser chez les Occidentaux la faculté de distinguer le vrai du faux, voire de leur faire passer l’envie de rechercher la vérité.
L’une des grandes faiblesses de la stratégie de subversion russe tient à ce qu’elle ne change guère dans ses méthodes. Elle sait brillamment incorporer les moyens nouveaux, comme les réseaux sociaux, et surtout la « com’ », mais elle agit fondamentalement de manière répétitive et stéréotypée. C’est pourquoi la connaissance de l’histoire russe et surtout celle de l’histoire de l’URSS est indispensable à tous ceux qui veulent y voir clair dans les manigances du Kremlin.
Les techniques kominterniennes
Douguine mentionne l’héritage du Komintern [mouvement communiste international fondé par Lénine en 1919]. Non sans raison. Nous sommes aujourd’hui en face de techniques de manipulation de l’opinion étrangère qui paraissent inspirées de celles inventées par le communiste allemand Willi Münzenberg, un propagandiste génial du Komintern. Staline y eut fréquemment recours à partir de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, quand il lança la politique de « front populaire antifasciste » afin d’être en mesure d’influencer la politique des démocraties occidentales et de diriger l’agression allemande vers l’Ouest. L’idée était 1) d’inculquer aux opinions occidentales que l’URSS était le seul véritable adversaire du fascisme ; 2) de ratisser large en mobilisant les intellectuels philosoviétiques non communistes (les « compagnons de route ») tout en dissimulant la main du Kremlin dans les mouvements mis en branle, de façon à décupler l’influence des communistes, peu nombreux et longtemps marginalisés dans les démocraties. Münzenberg eut l’art de multiplier les organisations paravent, qui mettaient en avant des potiches de renom, alors que les ficelles étaient tirées par le Komintern. Il « organisait des comités, des congrès et des mouvements internationaux comme un prestidigitateur sort des lapins de son chapeau… Chacune de ces organisations s’abritait derrière un paravent de personnalités hautement respectables, depuis des duchesses anglaises jusqu’à des éditorialistes américains et des savants français, qui n’avaient jamais entendu prononcer le nom de Münzenberg et croyaient que le Komintern était une invention de Goebbels », écrit Arthur Koestler1. Ainsi, Münzenberg organise en août 1932 un « Congrès mondial contre la guerre impérialiste » à La Haye. Officiellement, ce sont les écrivains français Romain Rolland et Henri Barbusse qui sont à l’origine du congrès, alors qu’en réalité les communistes contrôlent tout en sous-main. Münzenberg arrive à faire intervenir Heinrich Mann ou Albert Einstein, sans qu’ils connaissent les vrais organisateurs du Congrès. L’écrivain Manès Sperber se souvient : « Münzenberg constituait des caravanes d’intellectuels qui n’attendaient qu’un signe de lui pour se mettre en route ; il choisissait aussi la direction. »
1944-1949. La soviétisation des démocraties populaires. Typologie de la captation des États
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Staline va revenir à la stratégie de Münzenberg pour faciliter aux communistes le noyautage des organisations clandestines dans la résistance des pays occupés, de manière à ce qu’à la libération, les communistes puissent s’emparer du pouvoir dans leur pays, mais sans donner prématurément l’alarme aux Occidentaux. La stratégie de Moscou consiste à augmenter l’influence des PC locaux souvent minuscules en créant dans la résistance de larges coalitions noyautées par les communistes. Il fallait pour cela ratisser à droite et à gauche. Staline dissout le Komintern le 15 mai 1943, ayant compris que pour prendre le pouvoir, les communistes doivent enfourcher le nationalisme, comme il l’explique au communiste yougoslave Milovan Djilas : « Il y a quelque chose d’anormal dans l’existence même d’un forum communiste global au moment où les partis communistes auraient dû s’efforcer de découvrir un langage national et combattre dans les conditions que leur imposaient leur propre pays. »2 À Tito il ordonna même de préserver provisoirement le monarque : « Vous n’avez pas besoin de le restaurer pour toujours, lui dit-il en septembre 1944. Reprenez-le provisoirement ; plus tard, vous pourrez le poignarder dans le dos quand l’occasion se présentera »3. À tous les communistes européens il recommande d’abandonner leur rhétorique révolutionnaire et de donner la priorité à la propagande patriotique. Sur le sol soviétique, les écoles du Komintern endoctrinent les prisonniers de guerre et sélectionnent les futurs cadres de l’Europe occupée. Le Comité de l’Allemagne libre, créé en URSS (juillet 1943) par les émigrés communistes et les prisonniers de guerre allemands cornaqués par les services spéciaux soviétiques, était ouvert à l’opposition catholique, aux anciens syndicats chrétiens, à des éléments du SPD, de la Wehrmacht, de l’ancien Parti populaire allemand. Staline faisait déjà les yeux doux à la droite nationaliste allemande : le Comité était présidé par l’écrivain communiste Erich Weinert et coprésidé par le lieutenant Heinrich von Einsiedel, arrière-petit-fils de Bismarck, qui appelait à faire renaître la politique russe de son aïeul : « Une Allemagne communiste aux côtés d’une Russie communiste aura toujours une position de poids et sera un facteur décisif en Europe. »4 Beneš, le très russophile président de la Tchécoslovaquie, a rencontré Staline en décembre 1943 ; euphorique après cet entretien, il assure à l’ambassadeur américain Harriman que Staline a changé et qu’il n’a pas l’intention d’imposer le communisme dans les régions libérées par l’URSS.
En 1944-45, Staline installe dans les zones occupées par l’Armée rouge des Fronts patriotiques rassemblant communistes, socialistes et agrariens (ce dernier parti est le mieux implanté en Europe de l’Est). Ces coalitions mettent en avant des slogans rassembleurs, « l’antifascisme », « l’indépendance nationale », la « reconstruction nationale » etc. Staline encourage les revendications irrédentistes, les transferts de population et pratique une politique de pourboires territoriaux, sachant que ces mesures créeront une hostilité durable entre pays voisins, rendant chaque démocratie populaire dépendante de Moscou pour la conservation de ses acquis. En mars 1945, Staline reçoit à nouveau Beneš et l’assure une fois de plus que l’URSS n’avait nullement l’intention de bolcheviser les pays libérés, que « les différents partis communistes deviendraient des partis nationalistes intéressés par les intérêts nationaux de leur propre pays ». Il impose l’inclusion de communistes dans le gouvernement de Front national mis en place en avril et dirigé par le social-démocrate Zdeněk Fierlinger, auparavant ambassadeur à Moscou, où il avait été recruté par le NKVD. Les communistes s’assurent les postes-clés dans tous ces gouvernements de coalition : police, armée, Sécurité d’État et propagande, tels sont les portefeuilles qu’ils se sont réservés dès les premiers jours et qui sont confiés à des agents du NKGB. Walter Ulbricht, le communiste allemand favori de Staline, transmet à ses collègues la consigne du maître du Kremlin : « Nous devons garder des dehors démocratiques mais nous devons tout contrôler. »5 Les communistes procèdent pas à pas, camouflés, « en zigzag », comme le recommande Staline. « Toute l’Allemagne doit être à nous, c’est-à-dire soviétique et communiste », déclare-t-il à des communistes bulgares et yougoslaves en juin 19466. Partout les Soviétiques imposent la création de postes de « vice-ministres », en réalité des communistes qui surveillent les ministres non communistes. Tous les ministres non communistes ont des adjoints communistes.
Au sein des gouvernements de coalition, les communistes provoquent des crises ministérielles successives qui leur permettent d’avancer leurs pions. Peu à peu, ils éliminent leurs partenaires de la coalition, en suscitant dans chaque parti non communiste une scission entre une aile gauche pro-communiste et orientée sur Moscou et une aile droite rassemblant ceux qui ne veulent pas de la dictature communiste. L’aile gauche élimine l’aile droite ; puis les communistes se débarrassent de leurs alliés de cette aile gauche. Cette liquidation de l’opposition par tranches a été appelée « tactique du salami ». Les apparatchiks l’emportent sur les antifascistes de conviction, les vrais partisans de l’union, jugés peu fiables par Moscou. Tout un arsenal de moyens est mis en jeu pour intimider et démoraliser l’opposition. Des milices populaires sont formées qui créent l’impression — fausse — d’une adhésion de masse au régime. Le référendum est un autre moyen utilisé pour instiller l’idée que tout est perdu et qu’il faut baisser les bras. Ainsi, en Pologne, un référendum est organisé en 1946 sur trois questions : « 1) Êtes-vous favorable à la suppression du Sénat ? 2) Êtes-vous favorable à la nationalisation de l’industrie et à la réforme agraire ? 3) Êtes-vous favorable aux frontières occidentales de la Pologne ? » [Staline avait attribué à la Pologne une partie de la Prusse orientale prise à l’Allemagne, alors qu’à l’Est, il avait amputé la Pologne de ses provinces orientales.] Le référendum eut lieu sous l’œil vigilant du MGB soviétique. Ses résultats furent truqués mais la propagande l’exploita pour entretenir l’illusion que le peuple polonais soutenait les communistes. Cet exemple montre comment la pratique du référendum peut devenir une machine de guerre contre la démocratie.
Le premier objectif des « Fronts populaires » est donc de neutraliser les partis historiques et leurs chefs, systématiquement accusés d’avoir pactisé avec le « fascisme ». Le but ultime est la paralysie et la destruction de tous les autres lieux de pouvoir dans la société. Le noyau communiste ne transfère pas sur lui-même les pouvoirs existants : il détruit ce qui n’est pas lui.
L’encadrement policier de la population se met en place immédiatement, à la fois par le haut (contrôle du ministère de l’Intérieur par les moscoutaires) et par le bas. Les communistes créent une hiérarchie parallèle dans l’armée et la police. Les organes de sécurité chapeautés par le MGB soviétique infiltrent leurs agents dans tous les partis. Si les tribunaux font preuve de « préjugés juridiques » et renâclent à condamner les « ennemis du peuple », les communistes organisent de grandes manifestations populaires pour les intimider.
En 1948, Moscou passe à l’étape suivante, imposant la fusion entre socialistes et communistes, qui n’a pas pour but de transférer sur le nouveau parti l’allégeance des socialistes, mais de liquider ces derniers par l’incorporation forcée. En Tchécoslovaquie, le coup de Prague de février 1948 enlève les dernières illusions à ceux qui croyaient possible une coexistence entre socialistes et communistes. Le 20 février, 12 ministres non communistes démissionnent, dans l’idée d’imposer un nouveau gouvernement et des élections. Mais, contrairement à leurs engagements précédents, les ministres sociaux-démocrates ne démissionnent pas, le gouvernement Gottwald ne tombe pas. Pour le président Beneš c’est la débâcle : les communistes décident de profiter de l’occasion pour réaliser un coup de force avec l’appui de milices contrôlées par le PC. Le 23 février, Gottwald forme un nouveau gouvernement de Front national composé uniquement de communistes et de compagnons de route ; prenant au sérieux la menace de guerre civile brandie par Gottwald, Beneš cède le 25 février et démissionne. Le ministre des Affaires étrangères Jan Masaryk, qui n’a pas voulu démissionner, est défenestré le 9 mars.
Enfin, dans une dernière étape, le clan « moscoutaire » au sein des PC dénonce les « communistes nationaux » qui les ont aidés à se hisser au pouvoir. De l’intimidation, on passe à la terreur.
L’après-communisme. La construction du parti russe dans les démocraties occidentales
En quoi ce rappel historique est-il pertinent aujourd’hui ? L’évolution de la Russie depuis 1996 montre que le léninisme ne se réduisait pas à une mouture simplifiée du marxisme. C’était aussi un ensemble de recettes permettant la prise et la conservation du pouvoir. Le léninisme a survécu au naufrage de la doctrine marxiste, comme technique du coup d’État, comme know-how de la subversion et du maintien en selle de dictateurs pro-russes rejetés par leur peuple.
L’expérience des pays post-communistes de « l’étranger proche » permet d’établir une typologie de la technique poutinienne de captation des États, car c’est bien de cela qu’il s’agit, et non d’« ingérences » seulement. On s’en aperçoit en comparant les méthodes employées au Bélarus, et en Ukraine sous Ianoukovitch, et les procédés que nous observons chez nous. La phase initiale est la construction du « parti russe ». Patiemment, durant des années, la Russie tisse un vaste quadrillage dans les États cibles au moyen d’initiatives étatiques, pseudo-privées et non gouvernementales. Tous les pays dans l’objectif du Kremlin sont recouverts de ces filets finement maillés d’agents d’influence. Chacun d’entre eux cible une certaine catégorie d’individus : experts, think tanks, parlementaires, militaires à la retraite, milieux d’affaires, journalistes, partis de gauche, partis de droite etc. La priorité donnée au noyautage des centres de décision, en faisant appel au « kompromat » et à la corruption, n’empêche pas Moscou d’encourager l’expansion de ses réseaux d’influence dans les régions et les municipalités. Sous couvert de liens culturels, on assiste à la création d’organisations orientées vers le Kremlin servant de viviers aux collabos futurs. Le Kremlin s’assure la mainmise sur une intelligentsia locale prête à servir les intérêts russes. Comme l’a observé le sociologue Igor Eidman, le régime poutinien a « fait de la culture russe une arme dans sa guerre hybride contre la civilisation occidentale ». Notons aussi l’importance des enjeux mémoriels, l’obsession du président Poutine. Le reformatage de la mémoire va bon train dans les pays se trouvant dans le viseur de Moscou. Dans l’Ukraine de Ianoukovitch, on impose le culte de « la grande guerre patriotique ». En France, on a le projet (avorté à cause du Covid) de rapatriement en grande pompe de la dépouille du général Gudin, un officier de la Grande Armée tombé en Russie, dont les ossements avaient fort opportunément été retrouvés quand le Kremlin espérait impulser un « nouveau départ dans les relations diplomatiques » entre la France et la Russie. Le message subliminal était : « Regardez ce qui arrive aux Français qui marchent contre la Russie. » La panthéonisation du kominternien Missak Manouchian nous renvoie au culte de « la grande guerre patriotique » et du « front antifasciste ». Le message subliminal est : « Avec de tels héros n’avez-vous pas honte de soutenir les nazis de Kiev ? »
La pénétration des « siloviki » (militaires et policiers) intéresse particulièrement les services spéciaux russes. Le cas de l’Ukraine avant 2014 a révélé que la Russie ne se contentait pas de déployer un réseau d’espionnage dans l’armée, mais qu’elle procédait à un recrutement systématique des officiers par la corruption ou le kompromat, qu’elle s’arrangeait pour propulser ceux qu’elle tenait aux postes de responsabilité ; en outre, elle faisait en sorte que l’armée et les services ukrainiens obéissent directement à Moscou sans passer par les satrapes locaux.
Ce dispositif est complété par l’infiltration des milieux d’affaires, qui permet de créer de solides réseaux proches du pouvoir politique. Lorsque le « parti russe » l’emporte aux élections, la Russie lance dans le pays cible un ou plusieurs grands projets financés par Moscou qui vont créer une masse critique et faire basculer le pays dans l’orbite du Kremlin. Citons l’exemple de la société RosUkrEnergo, dirigée par l’oligarque Dmitro Firtach, qui fut un intermédiaire dans le commerce du gaz entre la Russie et l’Ukraine. Cette société servait à détourner les revenus de la revente du gaz russe cédé à l’Ukraine à des prix inférieurs à ceux du marché mondial dans les poches des proches du Kremlin, du parti des Régions pro-russe (le parti de Ianoukovitch) et d’une vaste nébuleuse de responsables ukrainiens corrompus qui contrôlaient la vie politique du pays. Le gaz russe, prétendument vendu à prix réduit à l’Ukraine était acheminé en Occident, tandis que les élites dirigeantes russes et ukrainiennes se « sucraient » au passage. Donnons un autre exemple de ce procédé russe : il s’agit du financement par la Russie en 2014 de l’élargissement de la centrale nucléaire de Paks en Hongrie. Le contrat avec Rosatom a été classé secret pendant 30 ans. Non sans raison : il a fait de l’ancien opposant Viktor Orban, chef du gouvernement hongrois, un auxiliaire zélé de la politique du Kremlin.
C’est dans l’Ukraine de Ianoukovitch (2010-2014) que l’on peut toutefois le mieux observer l’aboutissement des processus décrits plus haut. Au printemps 2014, lorsque l’Ukraine voulut résister à l’agression russe, elle s’aperçut qu’elle n’avait ni armée, ni services spéciaux sur lesquels elle eût pu s’appuyer : partout des agents russes étaient aux commandes, l’État ukrainien était devenu une taupinière et il fallut une mobilisation improvisée de la société tout entière pour tenir le choc de la « guerre hybride » russe.
L’efficacité des méthodes poutiniennes apparaît aussi en Europe occidentale. Durant sa campagne électorale en 2006-2007, Nicolas Sarkozy s’était montré très critique de Poutine. Il a suffi qu’en juillet 2007, Gazprom annonce que Total allait obtenir 25 % des parts du consortium d’exploitation du gisement de Chtockman pour que Nicolas Sarkozy adopte une orientation russophile qui aura des conséquences gravissimes puisqu’il autorisa d’imprudents transferts de technologie dans le domaine militaire, sans parler du désastreux contrat pour les porte-hélicoptères Mistral signé le 17 juin 2011.
La propagande du Kremlin a réussi à convaincre une bonne partie de la droite française que Vladimir Poutine était le seul défenseur des « valeurs traditionnelles » menacées par le libéralisme mondialiste ; qu’il était le champion des chrétiens menacés par l’islam militant. Mais la com’ du Kremlin est si ingénieuse que l’ultragauche voit quant à elle dans le président russe le seul leader de la lutte contre le néocolonialisme et l’hégémonisme occidental. Même Staline n’avait pas réussi à faire un si grand écart. Du coup, un « Bloc national » fait face au Front populaire, et la France est prise en tenailles entre deux mouvements dont les groupes dirigeants convergent en trois points : l’alignement sur le Kremlin, la haine de l’Europe et des Anglo-saxons. Comme le résumait Douguine, « la Troisième Rome, le Troisième Reich et la Troisième Internationale sont des éléments qu’il faut connecter dans la révolte contre le monde moderne. »
Les Français sentent bien que les deux blocs extrêmes qui s’affrontent ne sont pas des alliances électorales ordinaires. Ils ne sont pas encore au pouvoir que déjà la tactique du salami fonctionne à plein. On voit que ce sont des machines à détruire les partis politiques et que leur dynamique interne les porte vers la radicalisation, en dépit des propos lénifiants tenus de part et d’autre. L’une de leurs priorités est l’abolition de l’État de droit, « une manière pour l’élite de maintenir son pouvoir » opine le très russophile candidat RN Pierre Gentillet, qui a fondé en 2015 le « cercle Pouchkine », plateforme destinée à rapprocher la Russie et la France. Éric Zemmour se plaint de ce que son parti soit victime d’ « une opération d’absorption par le Front national ». Il constate amèrement que « Madame Maréchal est entourée de professionnels de la trahison ». En face, Rima Hassan clame que « l’union ne peut pas tenir avec le poison distillé de la trahison ». Avec l’appui du noyau dur « décolonial », les purges frappent ceux qui ont osé critiquer Mélenchon, tels Alexis Corbière et Raquel Garrido. Comme en 1946-1948, les apparatchiks se couvrent de la chasse aux ennemis du peuple pour se débarrasser de ceux qui avaient naïvement cru à l’union.
Si les extrêmes l’emportent, la France risque d’être ingouvernable. Les seules mesures qui passeront seront celles voulues par le parti russe dans lequel convergent les deux blocs extrêmes apparemment antagonistes : sabotage de l’Union européenne et de l’OTAN, levée des sanctions contre la Russie, fin de l’aide militaire à l’Ukraine. Le communautarisme de LFI, la menace de guerre civile qu’il fera peser, renforceront l’emprise du RN sur les leviers du pouvoir. Nous pouvons nous attendre à ce que la Russie offre généreusement à la France nouvelle du pétrole et du gaz à des prix cassés, de manière à encourager la multiplication des oligarques français au service du Kremlin. Ceux-ci se chargeront de prendre le contrôle des médias et d’y distiller la propagande russe. Ne croyons pas que les Français y seront imperméables. Notre pays est travaillé par le ressentiment, terreau où prospèrent les narratifs du Kremlin. Quant à la puissance de cette propagande, il suffit de voir les soldats russes marcher vers la mort en vagues successives comme des zombies pour en prendre la mesure.
Nombre de nos compatriotes votent pour le RN en se disant qu’il faut tenter la chose, expérimenter avec une équipe nouvelle qui peut-être se montrera moins décevante que les précédentes. Mais sommes-nous sûrs que ces élections ne soient pas les dernières élections libres que connaîtra notre pays ? L’expérience montre que les dirigeants qui font le choix géopolitique de la Russie sont indéboulonnables. Les Ukrainiens qui ont réussi à se débarrasser de leur satrape Ianoukovitch l’ont payé de plus de dix ans de guerre génocidaire. Le Kremlin fera volontiers part à ses partisans français de sa technique bien rodée d’élections Potemkine, de neutralisation de l’opposition. Quant à nous, pouvons-nous avoir confiance dans l’attachement de nos compatriotes à nos institutions, quand notre président lui-même offre à la Russie un cadeau dont elle n’avait osé rêver, en plongeant le pays dans le chaos que le Kremlin appelait de ses vœux ? De surcroît, en se vantant : « Je leur ai balancé ma grenade dégoupillée dans les jambes. Maintenant on va voir comment ils s’en sortent… » Un président en proie à des impulsions aussi nihilistes, étranger à tout souci du bien public, n’aura même pas la volonté de s’opposer au glissement de son pays dans la servitude. Il ne reste donc plus qu’à espérer un sursaut civique. Et résister à ce que Taine appelait « la capitulation intérieure ».
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.
Notes
- Hiéroglyphes 1, 1952, Pluriel 1953, p.331
- V. M. Djilas, Conversations avec Staline, Gallimard, 1962, p. 93.
- Pour les relations Tito – Staline, voir Ju. S. Guirenko, Stalin Tito, Politizdat, 1991.
- H. Graf von Einsiedel, Der rote Graf, Francfort, Frank Schumann, p. 43.
- Wilfried Loth, Stalins ungeliebtes Kind. Warum Moskau die DDR nicht wollte, Rowohlt, Berlin 1994.
- Nikita Petrov, Po stsenariou Stalina: rol organov NKVD-MGB SSSR v sovietizatsii stran tsentralnoï i vostotchnoï Evropy 1945-1953 gg., Moscou, Rosspen, 2011, p. 6.
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