Incidemment j'ai appris que des représentations de Pauvre Bitos de Jean Anouilh étaient données en ce moment au Théâtre Hébertot à Paris et qu'il y avait peu de chances que je puisse y assister, encore convalescent que je suis de mon opération à coeur ouvert.
Pour me consoler je me suis rendu au cimetière de Pully où l'un des plus grands dramaturges du XXe siècle a été enterré après sa mort survenue à Lausanne le 3 octobre 1987. Et me suis recueilli sur sa tombe, à deux pas de la piscine où j'ai recommencé à nager.
Pour le centenaire de sa naissance, j'avais écrit sur ce blog un texte où je lui rendais hommage, parce que cet homme de théâtre a largement contribué à me faire aimer ce sixième art qui occupe pour moi la première place, sans que je rejette les autres pour autant.
Dans ce texte je précisais que, parmi toutes les pièces de Jean Anouilh, c'était au fond Pauvre Bitos justement que je préférais, et j'en faisais un résumé que j'aurais du mal à renier tant il me semble que je pourrais l'écrire aujourd'hui dans les mêmes termes.
Ainsi écrivais-je le 23 juin 2010:
Pauvre Bitos ou le dîner de têtes a été jouée la première fois en 1956, onze ans après la fin de la seconde guerre mondiale et a alors suscité des réactions très vives de la part de la critique, qui y a vu, à tort, une pièce politique furieusement réactionnaire.
L'action se situe dans l'immédiate après-guerre. Dans la cave d'un prieuré qui a abrité les réunions de Jacobins pendant la Révolution française et dont il a hérité, Maxime, descendant d'aristocrates guillotinés, organise avant que le bâtiment ne devienne un garage à l'emblème de Shell, un dîner de têtes, c'est-à-dire un dîner où les convives doivent venir en s'étant fait la tête de protagonistes connus. Il s'agit pour l'occasion et compte tenu du lieu de grandes figures révolutionnaires. Maxime lui-même a la tête de Saint-Just, ses amis Julien et Philippe celles de Danton et du Père jésuite. Brassac et Vulturne sont Tallien et Mirabeau. Et André Bitos a été convaincu de jouer... Robespierre.
Le but de l'exercice est de tourner en ridicule le dénommé Bitos, l'ex premier de classe, le "petit boursier cafard", qui est devenu Substitut du Procureur de la République, fonction qui lui va comme un gant, parce qu'éternel puceau il est obsédé de propreté et qu'il veut nettoyer la terre entière des corrompus, des pourris, des jouisseurs. Le rôle de Robespierre lui sied donc à merveille. N'ayant pas compris qu'il s'agissait de seulement se faire la tête de l'Incorruptible, il est même venu complètement déguisé quand tous les autres étaient en smoking.
Bitos est un homme désintéressé, un homme courageux dans son genre, un homme à principes, un humanitariste, qui n'hésite pas, la main posée sur le coeur, à justifier des massacres... s'ils permettent au progrès de continuer sa marche inéluctable au profit des faibles et des malheureux. Pour ce juriste littéral, il faut seulement que les choses se fassent dans les règles, scrupuleusement. A partir de quoi tout est justifié. Il n'est pas question d'avoir pitié et il ne faut justement pas se poser de questions. Il faut faire son devoir, quitte à ne pas digérer son café crème quand devant soi est fusillé pour collaboration un camarade d'enfance qu'on a fait condamner.
Le dîner se déroule dans un climat tendu, entrecoupé d'un intermède dans le passé de Robespierre attendant d'être guillotiné, discutant avec ses gardes, redevenu - intermède dans l'intermède -, l'espace de quelques échanges, petit garçon au collège des bons Pères. Les comploteurs font boire André Bitos plus que de raison. Ce dernier baisse sa garde. Il en viendrait presque à tomber dans la débauche tant la tentation est forte et ses défenses devenues faibles.
Bitos est même sur le point de suivre la joyeuse compagnie dans un établissement à l'enseigne de l'Aigle Rose, plutôt ollé-ollé. Une jeune femme, dont la main, le matin même, lui a été refusée par le père et qui ne l'aime pas, écoute tout de même sa conscience, prend pitié de lui et lui évente le traquenard. Car il s'agit là-bas de ridiculiser définitivement le magistrat pur et dur en le compromettant. Grâce à elle Bitos se ressaisit et promet de se venger ... en commençant par elle.
Jean Anouilh a créé là un personnage de théâtre comme il n'en existait pas. Si Tartuffe est le personnage emblématique du théâtre de Molière, Bitos est, me semble-t-il, celui du théâtre d'Anouilh. Tous deux sont des personnages singuliers qui empruntent certes des traits à des semblables, mais jusqu'à la caricature. Tous deux ont fait scandale quand ils ont été joués sur scène pour la première fois, parce que leur personnification mettait le doigt où cela faisait mal dans la société de leur temps, Tartuffe symbolisant le faux dévot, l'imposture, Bitos symbolisant le faux vertueux, la médiocrité.
Pourquoi ai-je titré cet article: Actualité de Jean Anouilh? En voilà une question qu'elle est bonne!, comme dirait Coluche.
Non seulement le thème - la fausse vertu et la médiocrité -, mais la forme, grinçante, sont les meilleures réponses à donner à l'air du temps, émanation de l'esprit de 1793, concurrent de celui du 93, qui, sous prétexte de protéger les gens contre le mal, le leur inflige.
En relisant hier ce chef-d'oeuvre, j'ai relevé quelques morceaux de bravoure, avec solutions de continuité, pour illustrer mon propos:
Acte I
On n'a jamais tant fait fortune que du jour où on s'est mis à s'occuper du peuple.
Brassac, alias Tallien
Ce n'est pas toujours ceux qui le mènent sur la route dure de son bonheur qu'aime le peuple.
Bitos, alias Robespierre
Comment empêcher des accusés de parler?
En faisant voter [...] la mise hors des débats des accusés, sous prétexte qu'ils insultaient le Tribunal. [...] De siècle en siècle la justice française [...] a des petites inventions de détail comme celle-là, pour sortir des pas difficiles - des tours de main de cuisinier qui lui permettent de sauvegarder l'essentiel, c'est-à-dire de servir le régime, quel qu'il soit.
Vulturne, alias Mirabeau
J'ai remarqué que ceux qui parlent trop souvent d'humanité ont une curieuse tendance à décimer les hommes.
Vulturne, alias Mirabeau
Acte II
Mirabeau, qui le regarde. - Où est donc la force selon vous?
Robespierre, dont l'oeil a brillé doucement. - Chez les médiocres, monsieur, parce qu'ils sont le nombre.
Il faudra bien un jour que la France cesse d'être légère, qu'elle devienne "ennuyeuse" comme moi pour être propre enfin!
Robespierre
Un coup à gauche, un coup à droite, c'est comme cela qu'on marche droit.
Saint-Just
Effet rétroactif. Jurés partisans. Pas de défense. C'est un modèle du genre. Il resservira.
Saint-Just
Saint-Just, un peu étonné tout de même . - Mais alors, qui décidera en fait?
Robespierre, mystérieusement, comme apaisé . - Personne. La machine de la loi. Il est dangereux que des hommes puissent décider quelque chose d'eux-mêmes.
Acte III
J'aurais voulu que tout soit net, toujours, sans ratures, sans bavures, sans taches.
Bitos, alias Robespierre
Je laisse au lecteur le soin de tirer ses conclusions de ces extraits. Pour ma part, je constate que l'on parle beaucoup aujourd'hui d'état de droit, alors que celui-ci n'a jamais été autant bafoué et qu'on confond cet état, par dévoiement de la pensée, avec ce que j'appellerais l'état de loi.
Francis Richard
Publication commune LesObservateurs.ch et Le blog de Francis Richard .
Et vous, qu'en pensez vous ?