L’univers totalitaire en littérature et au cinéma (10)

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Voici un roman dont je n’avais étrangement pas attendu parler jusque-là, comme nombre d’entre vous j’imagine, alors qu’il a été publié pour la première fois en 1940, en Suède. Il semblerait qu’il soit pourtant considéré comme l’une des quatre principales dystopies du XXe siècle.

 

État mondial et collectivisme

Ce roman est postérieur à Nous d’Evgueni Zamiatine, paru en 1920, et au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, paru en 1932. Il précède le 1984 de George Orwell, véritable monument paru en 1949. Il a en commun avec les deux premiers l’idée de l’émergence d’un État mondial et d’une forme poussée de collectivisme qui n’est pas sans laisser penser au rêve d’accomplissement de l’URSS.

Comme à l’ère soviétique, nous nous trouvons ici plongés dans un monde – factice celui-ci – de suspicion et de dénonciations généralisées (rappelons, pour les plus jeunes, que dans l’ex-URSS les enfants étaient par exemple encouragés à dénoncer leurs parents s’ils les suspectaient ou avaient observé chez eux un esprit contestataire à l’encontre du régime communiste).

Comme dans Nous, l’individualisme est complètement proscrit : « … chaque individu n’était qu’une cellule n’ayant d’autre fonction que servir l’ensemble », au profit d’un collectivisme entièrement dévoué à l’État mondial. Les injustices et condamnations d’innocents n’ont aucune importance, du moment que cela va dans le sens de l’intérêt collectif.

S’il s’agit d’un roman qui, dit-on, a peut-être inspiré en partie de grandes œuvres de fiction du XXe siècle, certains éléments font penser aussi à des créations plus récentes, comme Minority report, par exemple.

 

Le contrôle total de l’individu

Dans cet univers oppressant règne en maître la détestation de toutes les formes possibles d’égoïsme et de solitude. La propagande y est particulièrement forte et développée, très organisée, son emploi assez systématique.

À l’instar des pires sociétés totalitaires du XXe siècle, on y trouve aussi l’existence de camps de jeunesse. Comme dans Nous, l’existence du couple est assez artificielle et à visée utilitariste (la procréation). Comme dans les fictions plus récentes, à l’image de Le passeur ou de Divergente, les enfants sont extraits assez rapidement de la sphère familiale, leur dessein étant essentiellement tourné vers la soumission au service de la collectivité.

Dans ce contexte, la conception d’un très efficace et étonnant sérum de vérité mis au point par le personnage principal, un chimiste – la fameuse kallocaïne – se révèle être un instrument potentiellement redoutable. Si les autorités décidaient de s’en servir, il permettrait alors d’ investir « les caractéristiques les plus secrètes de l’être humain, jusque-là cantonnées dans la sphère privée. »

 

La collectivité pourrait ainsi investir l’ultime recoin où des tendances asociales pouvaient se tapir. De mon point de vue, il en découlerait simplement l’avènement de la communauté intégrale.

 

On atteint ainsi le dernier îlot de résistance possible. Aucun individu ne serait plus en mesure d’avoir la moindre pensée secrète pouvant échapper à l’État mondial. Un scénario qui va encore plus loin dans l’intime et les possibilités de résistance et de sauvegarde d’espaces infimes de liberté que dans les autres dystopies…

Un roman bien écrit, dans un langage à la fois clair, simple et fluide, moins compliqué il me semble que les trois autres grandes dystopies citées en préambule, que j’ai lues il y a maintenant très très longtemps pour les deux plus connues, plus agréable que le Nous lu plus récemment, et que j’ai moins aimé, mais tout aussi fort et efficace que ces trois romans. Plus proche, je dirais, de l’écriture de l’excellent Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, que j’avais particulièrement aimé. Certainement à découvrir, pour les passionnés du genre.

 

Karin Boye, Kallocaïne, Les Moutons électriques, mars 2023, 256 pages.

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