Scandinavie : la liberté d’expression à l’épreuve de la pression diplomatique

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« L’honneur est comme l’œil : on ne joue pas avec lui. »

Les Scandinaves seraient-ils en passe de mettre à mal ce proverbe norvégien ? Car en matière d’honneur, les pays d’Europe du Nord se trouvent aujourd’hui à un carrefour crucial.

Face à une série de manifestations anti-coraniques, la Suède et le Danemark sont depuis la semaine dernière en première ligne d’un conflit diplomatique avec l’Organisation de la coopération islamique (OCI), entité intergouvernementale regroupant 57 États musulmans à travers le monde. Seule organisation de ce type à être ouvertement confessionnelle, l’OCI a décidé d’attaquer diplomatiquement les deux États scandinaves, accusés de ne pas sanctionner les autodafés du livre saint de l’Islam qui se sont multipliés depuis le début de l’été.

Un face-à-face complexe opposant en particulier la Suède et le Danemark à l’Irak, où les minorités religieuses ont infiniment moins de droits qu’en Europe.

Une hypocrisie voire une duplicité sur fond de liberté d’expression et d’ingérence internationale.

 

Une série d’autodafés

L’épicentre de ce conflit se situe dans la capitale suédoise.

Le 28 juin, premier jour de l’Aïd-el-Kebir, un réfugié irakien incendie des pages du Coran devant une mosquée de Stockholm. Trois semaines plus tard, il réitère son acte en piétinant et déchirant un nouvel exemplaire du livre saint de l’Islam devant l’ambassade d’Irak, toujours dans la capitale suédoise.

Le 31 juillet, cette fois accompagné d’un acolyte, il piétine et met feu à un troisième exemplaire lors d’une manifestation appelant à l’interdiction de ce même Coran devant le Parlement suédois.

Parallèlement, fin juillet, de l’autre côté de la mer Baltique, le parti d’extrême droite Danske Patrioter a posté la vidéo d’un homme brûlant à son tour un Coran et piétinant un drapeau irakien, alors que des manifestations similaires se déroulent dans le pays.

 

Des actes « criminels » ?

Rapidement, les autorités irakiennes ont appelé à adopter « une position plus ferme et à mettre un terme à ces pratiques criminelles », alors que le lundi 31 juillet, les représentants des 57 États membres de l’OCI se sont réunis à Djedda, en Arabie saoudite, pour constater l’absence de réaction des Scandinaves, allant jusqu’à appeler, par la voix du secrétaire de l’organisation, le Tchadien Hissein Brahim Taha, l’Union européenne à prendre des mesures « pour que cet acte criminel ne se reproduise plus sous le prétexte de la liberté d’expression ». L’usage, par deux fois ici, du terme « criminel », relève d’une douce ironie alors qu’il est utilisé par des pays dont une bonne partie réprime, elle, de façon concrète et officielle, certaines minorités qui en Europe n’ont pas à subir les mêmes traitements.

Dans la foulée, l’OCI a également appelé les Nations unies à nommer un envoyé spécial contre l’islamophobie.

Cette ingérence de l’OCI dans les affaires internationales n’est pas une première, puisqu’elle avait déjà imposé, avec succès, à l’ONU d’expulser des associations LGBT d’une conférence sur le VIH en 2016.

 

Un conflit irako-irakien

Les actes au cœur de ce conflit diplomatique ont une nature particulière.

En effet, les auteurs de ces profanations, Salwan Momika et Salwan Najem, sont tous deux des réfugiés irakiens. Le premier, 37 ans, est arrivé en Suède il y a cinq ans avant d’obtenir le statut de réfugié en 2021. Il se définit comme un activiste athée. Responsable d’une milice chrétienne proche de l’Iran, il se serait rapproché depuis plusieurs années des Démocrates de Suède, principal parti d’extrême droite local.

Le second, arrivé au pays il y a 25 ans, a obtenu la nationalité suédoise dès 2005, et ne semble pas avoir d’antécédents connus.

Les appels à criminaliser les incendies de livres saints masquent en partie l’importation d’un conflit purement irakien sur le territoire suédois.

 

L’hypocrisie irakienne

Les autorités irakiennes se montrent depuis plusieurs jours particulièrement virulentes à l’égard de ce qu’elles considèrent comme une atteinte faite aux Suédois de confession musulmane.

Rappelons que ces derniers sont, fort heureusement, mieux lotis que certaines minorités religieuses vivant au pays des deux fleuves, où les minorités israélites sont toujours, à l’heure où nous écrivons ces lignes, interdites de carrières militaires et de fonctionnariat. Des persécutions sont également attestées à l’égard des yézidis, des chrétiens, et même des musulmans sunnites.

Il vaut donc mieux être musulman en Suède que juif en Irak.

De façon plus générale, l’état des droits des minorités dans les pays membres de l’OCI appellent à davantage de retenue sur la question, tant les accusations irakiennes relèvent d’une profonde indécence.

 

La liberté en danger

En effet, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Tobias Billström, la Suède a répondu par l’explication du droit de manifester tel qu’appliqué en Europe.

Ceci étant fait, et plutôt que d’affirmer avec force la liberté de manifestation et de conscience, le Premier ministre suédois Ulf Kristersson a évoqué une menace pour la sécurité du pays. Le gouvernement danois a rapidement suivi en indiquant qu’il examinait les moyens de limiter les actes de profanations.

Outre le fait que les autorités de ces pays cèdent à des puissances étrangères au nom de leur sécurité, ce qui est la définition même du terrorisme diplomatique, cette situation nous rappelle les mots écrits par Benjamin Franklin dans une lettre au gouverneur de Pennsylvanie en 1755 :

« Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux ».

 

Un enjeu de civilisation

Placer ce conflit sur le plan religieux revient à faire une autre erreur d’analyse.

Si l’OCI raisonne par unité religieuse essentialisante, l’Occident fonctionne par nations comme espaces civiques où la législation ne change pas en fonction de la religion des individus.

En outre, on en vient ici à embrasser une forme de collectivisme en protégeant des communautés et des idées au détriment de la liberté individuelle. Une contradiction totale avec notre civilisation dont le philosophe Philippe Nemo a brillamment rappelé les fondements dans son ouvrage sorti en 2004.

Revenir sur ces notions par la bigoterie, qu’elle soit religieuse ici ou woke ailleurs, serait une profonde régression civilisationnelle à laquelle les démocraties ont le devoir de s’opposer le plus fermement possible, que soit par le biais de l’Union européenne, ou tout simplement du Conseil nordique, organisation internationale de coopération entre le Danemark, la Norvège, la Suède, l’Islande et la Finlande fondée en 1952. Les deux organisations, qui se targuent d’incarner les valeurs européennes, ont tout intérêt à répondre fermement aux attaques diplomatiques en contre-attaquant, par exemple, sur la différence dans le traitement des minorités des deux côtés du conflit. Il en va de la crédibilité internationale d’une Europe scrutée par les États-Unis, la Chine et la Russie.

Reste à savoir si les Suédois et les Danois se souviendront suffisamment tôt du proverbe de leurs amis norvégiens et ne joueront pas trop avec leur honneur.

 

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