Notre journaliste a suivi, incognito, un « stage immersif » pour remettre en question sa « masculinité toxique ». Il nous raconte son aventure.
Hum, hum… Il est un peu plus de 9 h 15 et, dans la rue qui mène à La Capsule, une sorte de maison des associations à la façade bleu Klein, je me racle la gorge comme un collégien le jour de la rentrée des classes. Dans quelques minutes, j’entame ma « déconstruction masculine », qui va durer quarante-huit heures. La plaquette propose d’« outiller les participant.e.s sur les enjeux actuels du genre, afin de pouvoir déconstruire les différents mythes de la virilité, de la domination masculine et des violences inhérentes au patriarcat » et de « conscientiser les hommes sur le modèle de masculinité dominant, les représentations et stéréotypes liés à ce dernier ». L’association qui organise le stage, parrainée par la mairie de Grenoble (dirigée par l’écologiste Éric Piolle) a fait venir Simon spécialement de Bruxelles. Sociologue, anthropologue et musicien (sous le nom de scène de Zaïdmoon), ce dernier a lui même été formé, explique le texte de présentation, par une association féministe belge qui a publié plusieurs livres (dont Justice climatique féministe, Genre et communication. Décrypter les médias, Genre et droits reproductifs et sexuels). (…) Tarif de l’atelier ? « Prix libre, coût estimé 80 euros par personne ».
(…) Deux femmes et neuf hommes sont réunis dans la grande salle aux murs blancs (personne ne peut nous voir de l’extérieur) qui accueille les stagiaires. (…)
Simon nous propose de jouer. Il faut piocher dans un tas de cartes sur lesquelles sont inscrites quelques suites de mots – « Quand une femme dit “non”, c’est “oui” ; « C’est un jeu de garçon » ; « Laisse, c’est moi qui paye » ; « Un garçon, ça ne pleure pas » ; « La pilule, c’est une affaire de femme » ; « On ne le fait pas assez souvent » ; « Je ne lui ai pas fait mal » ; « Le rose c’est pour les filles », etc. Chacun doit choisir deux cartes et dire aux autres ce qu’elles lui évoquent au plus profond de lui-même. Antoine (le bûcheron) : « Longtemps, je me suis interdit de pleurer. Aujourd’hui, je pleure tout le temps avec ma copine, ce qui me rend heureux. » Laurent : « Je partage la charge contraceptive avec mon amie. J’ai eu du mal à trouver de l’information, mais désormais j’utilise l’anneau, le ” slip toulousain”, c’est tout simple et naturel : ça chauffe les testicules, ce qui stoppe la production des spermatozoïdes. Mais les labos pharmaceutiques évitent d’en parler, ça ruinerait leur business. Ils préfèrent que les femmes ingèrent de la chimie. » (…).
Simon : « Je propose que l’on utilise le “trigger warning ” : si l’un de nous évoque des choses difficiles, il doit le signaler par un avertissement, un signe, pour éviter de déclencher le rappel d’un traumatisme ou quelque chose d’embarrassant. » Puis il nous propose de définir une série d’une trentaine d’expressions : « binaire », « transgenre », « transidentité », « masculinisme », « androgyne », « sexe »…
Je suis tombé sur « intersexuel ». (…) Heureusement, Simon veille. Chacun doit disposer de suffisamment de temps pour s’exprimer. Petite discussion sur la signification précise de « QIA+ » dans le sigle « LGBTQIA + ». On parle de l’inné, de l’acquis. Et même des statues grecques androgynes.
À l’aide d’un tableau blanc, Simon enchaîne avec un autre exercice. Il s’agit de décortiquer plusieurs concepts : la « masculinité hégémonique » (les mâles dominants), la « masculinité complice » (ceux qui suivent, les « collaborateurs »), la « masculinité subordonnée » (ceux que les autres hommes ne regardent pas ou méprisent). Des notions que « les médias, la société, le cinéma, la publicité et les politiques entretiennent ». Nous nous penchons sur le cas de Brad Pitt (« hégémonique ») et sur celui du SDF (« subordonné »). Simon : « Comme dans les sociétés aristocratiques, les hommes rangent les uns et les autres dans des “classes”desquelles il est extrêmement difficile de s’extraire, ce qui rassure et protège le groupe. C’est le philosophe italien Gramsci qui a démontré ça pour étudier l’exploitation capitaliste. Il faut le lire. »
À la pause déjeuner, nous rejoignons le restaurant de La Capsule, qui se définit comme un « tiers lieu pour militant.e.s, curieuses et curieux » (…) Capsule propose aussi plusieurs ateliers participatifs dans le cadre du « mois décolonial » qui se déroule dans la ville.
(…) Certains parmi les convives, tous âgés de 30 à 40 ans, lèvent un peu le voile sur leur parcours. Il y a des autoentrepreneurs, des formateurs, des intermittents, un chômeur, mais – peut-être parce que nous sommes en pleine semaine – pas un seul salarié. Alain a fait plus de 550 kilomètres depuis Orléans pour suivre le stage. Deux autres vivent une « expérience militante » dans un petit village de la Drôme. Et, hormis Jean, personne n’a d’enfant.
L’après-midi est consacré au théâtre. (…) Par groupe de trois ou quatre, nous devons concevoir le scénario d’un spectacle illustrant la violence masculine. (…) Chacun doit émettre un avis sur la performance des autres, et François n’est pas content du tout : « Donner le même temps à chacun pour s’exprimer, c’est injuste. Dans votre pièce, ce personnage est racisé. Sa parole est opprimée et écrasée depuis des siècles. Vous auriez dû privilégier sa position racisée. Je suis contre l’égalité, qui n’a qu’une fonction : se donner bonne conscience. La parole d’une femme racisée est plus importante que celle des autres ! Or vous la marginalisez. »
(…) Le lendemain matin, nous sommes tous au rendez-vous, sauf l’une des deux jeunes femmes. Elle a jeté l’éponge. Personne n’en parle, tout le monde fait comme si de rien n’était. La veille, elle a expliqué en souriant avoir passé quelques années en Amérique latine : « Là-bas, dire à une fille qu’elle est jolie, c’est de la politesse, alors qu’en France, c’est gênant. Il ne faut pas tout mélanger. » Un des participants lui a fait les gros yeux : « L’exotisme n’est pas une excuse ! » S’est ensuivi un silence gêné. Est-ce la raison de son absence ? Nous n’avons pas de temps à perdre. (…)
Le stage approche de sa conclusion. Simon est heureux. Les participants l’applaudissent. Pendant quarante-huit heures, personne n’a avancé le moindre chiffre factuel – ils sont pourtant connus et largement documentés, sans ambiguïté, sur les violences conjugales, les agressions sexuelles, les inégalités salariales, l’accès aux études supérieures et aux postes à responsabilités, la répartition des tâches ménagères dans le couple… Je quitte Grenoble avec, dans la tête, ce message subliminal qui tourne en boucle : « Une femme est, par nature, une victime. Un homme, un agresseur. » Désormais, je suis un homme déconstruit.
* Les prénoms ont été changés.
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