Communisme, il est temps de rompre l’envoûtement

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Cent voies différentes peuvent mener aux idées libérales. Pour certains, ce sera le hasard d’une rencontre, ou un professeur charismatique (à ce propos, l’on ne saurait sous-estimer l’influence que Serge Schweitzer aura joué pour ma génération de libéraux). Pour d’autres, ce seront les hasards d’une pérégrination en ligne, de lien en lien, arrivant plus ou moins intentionnellement sur Contrepoints, souvent par le biais d’un article hilarant et caustique de H16. Pour moi, ce fut probablement une émission de télévision, et un livre. L’émission était « Ripostes », l’arène de débats hebdomadaires de la chaîne qui s’appelait alors « La Cinquième » ; et l’édition du 27 février 2000 opposait Jean-François Revel à une meute d’opposants manifestement choisis non pas pour leur finesse mais pour leur capacité à couper la parole de l’invité, venu débattre de son dernier essai. Malgré tout intrigué qu’on monte un tel traquenard à quelqu’un qui semblait respectable et intéressant, je me suis procuré ledit essai, La Grande parade, essai sur la survie de l’utopie socialiste.

Aidé par un style flamboyant, je finis vite convaincu de la justesse d’ensemble de la thèse de l’auteur. En une phrase : la chute de l’empire soviétique sous le poids de ses propres monstruosités n’a pas entamé la foi des intellectuels de l’Ouest dans le credo marxiste ; bien au contraire, débarrassés du fardeau du communisme réel, ses thuriféraires ont continué à vanter les idées communistes en dépit des leçons que l’Histoire venait tout juste de leur fournir, en dépit de la similarité troublante entre les régimes qui en étaient issus et le régime nazi (ce livre m’aura aussi ouvert le chemin vers la philosophie libérale, mais ceci est une autre histoire).

Pourquoi donc ressasser de tels souvenirs, plus encore en public ?

Parce qu’il y a peu, dans cette revue qui m’est chère et que vous lisez en ce moment même, Contrepoints, un entretien avec Rafaël Amselem, analyste politique et spécialiste de pensée juive, intitulé « Je refuse l’idée d’une nécessaire équivalence entre communisme et nazisme » a attiré mon attention. Toujours ouvert à des idées intéressantes, je m’attendais à y trouver une antithèse séduisante à opposer à l’académicien gastronome. Hélas, c’est peu de dire que je n’ai pas été convaincu. Si je voulais caricaturer, l’argumentaire tient en un point : « le racisme, c’est mal, or l’un est raciste par essence et l’autre non, donc ça ne peut pas être équivalent ». Une telle position me semble pourtant erronée sur de nombreux plans (je passe sur le reste de l’entretien, dont la discussion sortirait du cadre d’un simple article).

 

Le marxisme exploite les esprits bien intentionnés

Avant tout, reconnaissons tout de même à l’auteur de l’article d’avoir bien compris la nature vicieuse de la mécanique du communisme : animé d’une certitude absolue, de nature simultanément scientifique et messianique, quant au sens de l’Histoire, quant à ce qui est bien, bon et juste, le militant se sent en droit de briser toutes les barrières qui le séparent de l’accomplissement de la prophétie, y compris en utilisant toute la violence qu’il jugera nécessaire afin de faire advenir le paradis sur Terre, ou, dans les mots inoubliables d’Eric Voegelin, d’immanentiser l’eschaton.

Mais alors, comment ne pas comprendre que c’est précisément cette idée de faire advenir le bien suprême qui rend le communisme d’autant plus dangereux ? Comment ne pas voir que c’est justement ce narcissisme de la vertu apparente qui justifie d’écraser, y compris physiquement, tous ceux qui sont jugés moins moralement purs ? Comment peut-on passer à côté de l’évidence, à savoir que c’est cette prétention à la perfection morale qui attire la sympathie des naïfs, et de tous ceux qui ne demandent qu’une manière simple d’être dans le camp des gentils (avant de finir, comme tous ceux que Lénine surnommait les idiots utiles, dans un camp, un vrai, derrière des barbelés) ?

S’il est d’ailleurs un aspect du communisme qui devrait particulièrement faire frémir l’honnête homme, c’est le pouvoir d’ensorcellement qu’il a été capable d’exercer sur une grande partie de l’élite intellectuelle, notamment après guerre ; ainsi que la capacité de séduction que son cadavre continue d’exercer auprès de gens intelligents et de bonne volonté. Voir des personnes par ailleurs raisonnables se prendre pour des paladins et suivre aveuglément toute cause promue par Moscou, Pékin ou leurs épigones tropicaux, et exercer un véritable terrorisme intellectuel, déchaîner des torrents d’insultes et de calomnies envers quiconque exprimait le moindre doute face au communisme, voilà qui devrait repousser d’instinct tout homme de bien.

La naïveté est un vice déplorable pour qui se pique de philosophie politique. Et si, comme le disait La Rochefoucauld, l’hypocrisie est l’hommage du vice à la vertu, alors le communisme a en plus du nazisme le défaut d’être profondément hypocrite quant à sa vraie nature. Qui ferait confiance à un tartuffe, sinon quelqu’un qui demanderait à être trompé, tel le personnage du conte de Boccace ?

 

Le communisme, c’est l’inimitié entre les peuples

Revenons à un niveau plus concret, presque trivial.

Entre la fin de 1929 et le début de 1930, Staline et ses sbires mettent en place une politique de « liquidation des koulaks en tant que classe ». Être assassiné parce que membre d’une race supposée est-il pire que d’être assassiné parce que membre d’une classe supposée ? Dans les deux cas, ce qui compte n’est pas l’individu, ni sa culpabilité ; la seule chose qui compte pour un régime totalitaire, c’est son appartenance à un groupe désigné comme ennemi, et déterminé d’une manière ou d’une autre ; que ce critère soit ethnique, social, ou même relatif à la taille des pieds, cela n’y changerait rien, leur culpabilité et leur condamnation à mort seraient tirées non pas de ce qu’ils font, mais de ce qu’ils sont, ou sont censés être. C’est au fond l’écho de ce que les deux idéologies puisent à la même source ; les deux font partie des enfants du positivisme du XIXe siècle, le racisme nazi et le matérialisme historique marxiste ayant tous deux non seulement la prétention d’être scientifiques, mais se présentant comme inévitables, comme application politique d’une science jugée établie.

Croire que la destruction physique d’un groupe est pire selon la manière dont le groupe est découpé, c’est se tromper gravement. On pourrait en prendre pour témoin Margarete Buber-Neumann, qui a eu le douteux privilège de passer deux ans dans le goulag de Karlag, au Kazakhstan, puis cinq ans en camp de concentration, à Ravensbrück, et dont les mémoires de prisonnière ont été publiées. Je ne laisse pas davantage planer le suspense : le GLG soviétique n’était pas préférable au KZ nazi, et elle y a même trouvé la survie un peu plus pénible encore.

Allons un peu plus loin encore. Croire que le marxisme était animé d’intentions pures et était indemne de toute pensée raciste ou antisémite, c’est nier ce que George Watson, professeur à Cambridge et militant libéral-démocrate, appelait la « littérature oubliée du socialisme ». Certains se souviennent peut-être de l’article de Marx intitulé « De la question juive », où l’on trouve des assertions comme « Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. ». Mais on peut aussi fouiller plus loin, et George Wilson, cité par Jean-François Revel dans le chapitre 7 de La Grande parade, a exhumé un certain nombre d’articles et de lettres plus méconnus de Marx et de Engels, où ceux-ci y recommandent l’extermination tantôt des Hongrois, tantôt des Serbes, tantôt des Bretons ou encore des Dalmates, entre autres. Le caractère ethnique ne fait plus de doute, à partir du moment où « les conditions économiques déterminent tous les phénomènes historiques, mais la race elle-même est une donnée économique ».

Disons donc adieu au mythe selon lequel Staline, le petit père qui dépeuple, était un traître aux idées de Marx et Lénine : il était peut-être leur interprète le plus direct, et très certainement l’élève le plus appliqué de Lénine. D’ailleurs, il est fort probable que si Staline était mort plus tard, le « complot des blouses blanches » aurait servi de préparation pour la déportation de tous les Juifs d’URSS vers l’Oblast de Birobidjan, au fin fond de la Sibérie.

 

Une controverse elle-même controversée

Il est temps, à présent, de nous arrêter sur ce qui pourrait ressembler à deux détails de l’entretien avec Rafaël Amselem, qui me semblent assez significatifs.

Tout d’abord, l’auteur nous affirme donc, sans développer ni y revenir par la suite, que « les résultats du Livre Noir sont, au moins pour partie, contestés ». Peut-être ne suis-je pas au courant des derniers débats historiographiques, mais il me semble qu’il s’agisse d’une allusion sibylline à ce qu’une partie des auteurs du Livre Noir s’en soient désolidarisés à sa parution.

Pour rappel, la préface du Livre Noir, due à Stéphane Courtois, avait fait au moins autant de bruit que le livre lui-même, et tous les auteurs ont reçu des pressions très insistantes pour s’en désolidariser publiquement, pression auxquelles certains, comme Bertosek, Werth et Margolin ont malheureusement cédé. Là encore, La Grande parade nous est fort utile pour démêler le vrai du faux, et au chapitre 5 Revel nous révèle les coulisses du drame : François Furet (que Rafaël Amselem cite pourtant en bien) devait préfacer l’ouvrage collectif, mais il est hélas mort quelques mois trop tôt ; c’est ainsi Stéphane Courtois qui s’en est chargé, avec la faconde acerbe et incisive (et, à mon goût, jubilatoire) qui est la sienne. Et Revel de nous rappeler que, malgré la différence de ton, les deux historiens tiraient exactement les mêmes conclusions sans appel de ce travail collectif : le marxisme-léninisme était par essence criminel, et l’extermination de masse constituait une partie inévitable de sa réalisation.

Ce qui choque avec la manière dont l’argument est avancé, c’est qu’il est à peine évoqué, tout juste allusivement contenu dans le mot « contesté ». « Contesté », ou son cousin « controversé », est un tic de langage qui pullule ces dernières années, et dont la fonction systématique est « l’empoisonnement du puits », un sophisme permettant de décrédibiliser à peu de frais une source d’information. L’existence d’une controverse, actuelle ou passée, ne prouve certes pas qu’une idée est intéressante ; mais son absence est un indice très fort que rien d’intéressant ou d’original n’a été pensé.

 

La mémoire contre l’Histoire

Enfin, le dernier détail qui me froisse, c’est que l’auteur suggère que Levinas serait particulièrement pertinent sur le sujet du nazisme, du fait qu’il aurait vécu ce drame « dans sa chair ». Il s’agit peut-être d’une figure de style destinée à faire forte impression sur le lecteur, mais le cas échéant, cet appel à l’émotion, cet appel à la pitié, me semble au minimum déplacé. La souffrance n’est pas un critère qui garantit la justesse d’une analyse ; en effet, si tel était le cas, alors mon grand-père, qui a passé plusieurs années en camp de concentration, entre famine et travail forcé, serait plus pertinent que Levinas, qui a pour sa part passé la guerre en stalag, c’est-à-dire en camp de prisonniers militaires.

Il faut certes s’accorder sur un point : la vraie spécificité du nazisme à mes yeux est double.

D’une part, il a eu lieu ici, dans des lieux que nous pouvons encore visiter aisément : le Vélodrome d’Hiver s’élevait à quelques minutes à pied de la synagogue où j’ai célébré ma bar-mitzva ; le camp de Drancy, dans la cité de la Muette, est à une demi-heure à pied du RER et du métro ; Oradour-sur-Glane est tout au plus à une vingtaine de kilomètres de Limoges, pour n’évoquer que des sites situés en France. Le totalitarisme communiste, lui, s’est déchaîné plus loin de nous, à l’Est du Rideau de Fer (mais il laisse dans les mémoires locales une trace tout aussi vive).

D’autre part, le nazisme a directement ciblé ma famille, et en a englouti une grande partie, tout comme celle de Levinas, tout comme celle de la plupart des Juifs du continent européen, tandis que les miens ont été essentiellement épargnés par le marxisme (une partie de mes ancêtres ayant eu le bon goût de fuir l’empire russe avant la révolution). Je suis donc personnellement davantage concerné par le nazisme que par le communisme ; mais cette perspective personnelle n’est pas particulièrement pertinente du point de vue de l’histoire universelle. En d’autres termes, il est bon de savoir distinguer d’un côté le souvenir familial (et la piété filiale qui va avec), et de l’autre l’histoire de l’humanité et les leçons que l’on pourrait en tirer.

Revenons-en à notre idée : la souffrance personnelle n’est pas un critère approprié pour juger d’une œuvre de philosophe. Raymond Aron a écrit des centaines de pages d’une pertinence rare sur la Seconde Guerre mondiale tout en étant à Londres. Leo Strauss a produit une réflexion profonde sur la modernité politique et ses horreurs bien qu’il ait passé toute cette période outre-Atlantique. C’est d’ailleurs à ce même Leo Strauss que l’on doit l’expression « reductio ad Hitlerum », pour dénoncer un sophisme courant dont la prémisse implicite est que Hitler et le nazisme constituent ce qui s’est fait de pire dans l’histoire de l’humanité, de très loin et sans comparaison possible.

Or, considérer le nazisme comme incomparable, sui generis, ontologiquement différent de tout le reste de l’Histoire, c’est s’interdire de le comprendre. Il est grand temps d’arriver à étudier ce régime et cette époque sans plus de passion et avec le même sentiment de gâchis que l’URSS, la Chine de Mao, les massacres de Gengis Khan ou toute monstruosité que nous aura livré l’Histoire avec sa grande hache. Et cela est d’autant plus crucial à notre époque, alors que les derniers témoins s’éteignent les uns après les autres.

Je tiens à remercier PA Berryer pour les judicieuses suggestions et remarques qui ont aidé cet article à voir le jour.

 

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