Il faut donner du temps à la langue
Jean Romain, philosophe, député genevois
Le 9 juin 2021, la Conférence intercantonale de l’instruction publique de Suisse romande et du Tessin (CIIP) a décrété une « étape clef dans l’adaptation de l’orthographe à l’état actuel de la langue » ; sous couleur de simplification, cette décision de la CIIP de prescrire une « orthographe rectifiée » impose de nouvelles règles orthographiques, découlant de 14 principes, pour l’enseignement du français dans les cantons romands. L’orthographe appartient au peuple et non à une poignée de politiciens car c’est l’usage qui rythme les évolutions de la langue, qu’on ne peut imposer par décret. On a donc lancé il y a dix jours une pétition qui compte déjà plusieurs milliers de signatures en Suisse romande. Pour signer : www.jeanromain.ch
J’ai plusieurs fois entendu que mettre de l’énergie à défendre l’orthographe française est un petit combat à côté de ce qui se passe dans le monde : guerres, Talibans, pauvreté, famine, climat, maladies, chômage, violences diverses. Vu avec ces lunettes, c’est effectivement le cas : il y a plus urgent. Cependant, cela nous empêche-t-il de batailler sur d’autres fronts ? Et quel front ! celui de la langue, qui est au cœur de plusieurs enjeux, et notamment celui de la pensée elle-même, de la relation aux œuvres littéraires passées.
Entre l’orthographe vue par le Bled des années 1950, l’orthographe instrument d’oppression bourgeoise en Mai 1968 (C. Blanche-Benveniste & A. Chervel, 1969), prise dans l’applicationnisme linguistique des années 1970, recadrée comme plurisystème graphique (N. Catach, 1980) mais remise à sa place par la didactique de la production écrite des années 1980 (Y. Reuter, 1996), puis le développement des recherches psycholinguistiques dans la lignée d’E. Ferreiro (1988), les révisions, simplifications et autres rectifications, notre orthographe a toujours accompagné nos préoccupations.
Si cette thématique était si peu importante, comment se fait-il qu’elle fasse pareillement réagir ? C’est que nous touchons-là à autre chose qu’à une simple convention graphique, nous touchons à l’histoire de la langue, à son évolution ou à sa régression. La langue est maternelle, donc elle est matrice, et chacun sent bien qu’il entretient avec elle une relation privilégiée.
Pour l’enfant, l’orthographe est difficile et souvent bizarre. Mais dès lors qu’il doit adopter un système graphique complexe, pourquoi lui en proposer deux (l’un officiel, l’autre optionnel) tout en prétendant qu’on va lui faciliter la tâche ?
Jean Romain, août 2021
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