Article paru dans le Magyar Nemzet le 17 février 2021.
Un article du premier ministre hongrois Viktor Orbán à l’occasion du sommet du groupe de Visegrád tenu le 17 février 2021 pour célébrer les trente ans du V4.
Tout au long de son histoire, l’Europe Centrale a eu non seulement un rôle, mais aussi une vocation. C’est là un fait que, jusqu’en 1990, l’occupation soviétique a occulté. La tâche consistant à adapter à l’époque moderne notre vocation traditionnelle n’était plus concevable, tant que des soldats soviétiques étaient stationnés dans nos pays, et que notre seule aspiration était d’échapper au Pacte de Varsovie.
Ce qui rétrécissait aussi nos perspectives, et monopolisait nos forces, c’était la volonté de nous débarrasser de nos propres communistes, et, après disparition des baïonnettes de l’occupant, d’envoyer ces derniers là où ils méritaient d’atterrir. À des années-lumière du pouvoir gouvernemental, nous sommes entrés dans l’inventaire scolaire des péchés historiques, d’où nos enfants et nos petits-enfants pourront apprendre à quoi cela mène, quand on cherche à construire l’avenir sans avoir au préalable digéré les idéaux nationaux et les enseignements du christianisme.
Après avoir fait tomber le communisme et s’être libérés, nos pays se sont retrouvés dans un état de bonheur, mais aussi d’affaiblissement. Nos forces étaient monopolisées par la survie, l’épreuve d’une grande restructuration, le besoin de poser les fondations d’une nouvelle époque : une époque d’adaptation au monde occidental. Et pourtant, dès 1991, notre cœur nous dictait qu’il faudrait, d’une façon ou d’une autre, lier entre eux nos pays : la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie. Nous le savions : les siècles naissent et passent, mais la communauté de destin des peuples d’Europe Centrale, elle, demeure.
Et en effet, trente ans plus tard, désormais tous membres de l’OTAN, nous pouvons nous considérer comme la région la plus dynamique de l’Union européenne : forte croissance, faible chômage, numérisation rapide, investissements robustes. Voilà ce que nous sommes devenus.
L’Europe Centrale
Les débats difficiles qui agitent l’Union – autour des questions d’immigration, de démographie, de rôle des familles : le conflit entre culture nationale et multiculturalisme – viennent de rappeler à notre attention la vocation historique de l’Europe Centrale. Existe-t-elle seulement ? Et si oui, quelle est sa forme moderne ? Et – question la plus pressante de toutes pour nous autres, les Premiers ministres : comment la politique doit-elle traiter cette vocation ?
Dans une conception hongroise, l’Europe Centrale, c’est l’espace qui s’étend entre les terres des Allemands et celles des Russes, limité au Nord par la Baltique, au Sud par l’Adriatique. Et, même si les limites exactes peuvent faire l’objet de débats, il est incontestable que les pays du V4 constituent, territorialement, le cœur de l’Europe Centrale.
Nous autres, Hongrois, nous avons toujours pensé que notre présence au monde n’était pas purement triviale. Naître hongrois, c’est naître investi d’une mission. Une mission qui nous dépasse – dont l’horizon et la portée sont européens. Et nous avons aussi toujours su que nous ne pourrions nous en acquitter qu’en association avec les autres peuples de l’Europe Centrale. Car sur ce territoire séparant les mondes allemand et russe, à la frontière des chrétientés latine et orthodoxe, dans ce berceau de tant de langues et de cultures nationales, il existe une particularité culturelle commune, une façon de voir la vie, une tenue spirituelle et corporelle caractéristique. J’en veux pour preuve des centaines de recueils de poèmes, de romans et de films polonais, slovaques, tchèques et hongrois. Or notre vocation, c’est la pérennisation de tout cela.
L’idée qu’ont les Hongrois de leur mission remonte à l’Empire Romain. Dans notre conception de l’histoire, notre Europe est l’œuvre des divers peuples qui, à des époques différentes, indépendamment les uns des autres, ont attaqué l’Empire Romain. Ces peuples ont fondé leurs pays sur les ruines de feu l’Empire Romain. Ils ont adopté le christianisme latin, mais sans renoncer à leur propre culture – c’est ainsi que le marteau de l’histoire a forgé des alliages de divers types.
Dès lors, notre sort était scellé, par la naissance, non seulement d’États nationaux, mais aussi de cultures nationales. Ce fut la naissance d’un idéal, d’une loi, d’une prescription dictant ce que l’Europe doit être : une grande unité spirituelle, avec des traits culturels de base, des idées et des fins ultimes en commun. Mais constituée de membres distincts, à la fois autonomes et interdépendants dans l’unité européenne, tous tenus de servir cette unité spirituelle et ses buts, mais sans qu’aucun soit pour autant obligé de servir les intérêts d’aucun autre. L’Europe est une unité multicolore. Quiconque s’en prend à son unité est un mauvais Européen – mais non moins que celui qui entreprend d’effacer sa diversité.
Unité dans la diversité et diversité dans l’unité : voilà le secret de l’Europe, voilà son charme, et c’est cette tension dramatique qui fait sa beauté – c’est son essence la plus intime, et qu’on ne retrouve comme telle nulle part ailleurs dans le monde. Voilà pourquoi les Centre-européens sont amoureux de l’Europe : ils comprennent que l’harmonie est à la fois la tension des contraires et leur mise en assonance. L’harmonie n’est pas uniformité, elle n’est pas une monotonie inarticulée. Voilà où prend sa source la vocation des Hongrois et des autres peuples centre-européens jaloux de leur indépendance.
La défense de cet esprit unissant les nations, de la culture européenne chrétienne contre toute attaque extra-européenne, nous constitue en bastion et en bouclier orienté vers l’extérieur, tandis que la défense de notre diversité, contre toute tentation hégémonique de subjuguer ces nations indépendantes, protège l’Europe de l’intérieur. Tels ont été, pendant des siècles, le secret et la condition de l’équilibre et de la stabilité de l’Europe. C’est la légitime défense de l’Europe – et le président français semble, lui aussi, tâtonner dans cette direction, quand il parle d’acclimater à Bruxelles le concept de souveraineté européenne. C’est un combat défensif double, contre des ennemis extérieurs et intérieurs, pour l’unité et pour la diversité de l’Europe. Du dehors viennent des attaques toujours renouvelées – du dedans, des retours de flamme du danger impérialiste. Telle a été l’histoire politique de l’Europe jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, moment auquel notre continent a perdu à la fois le droit et la possibilité de disposer de son propre destin.
Le V4 et Europe
Nous sommes tous les quatre devenus membres de l’Union européenne au milieu des années 2000. De nouveaux horizons se sont ouverts à nous : les débats sur l’essence de l’Europe et de son avenir sont devenus nos débats, à nous aussi. Une fois passés de l’extérieur à l’intérieur, la question s’est inévitablement posée : quelle sera la contribution de l’Europe Centrale à l’avenir commun de l’Europe ? Au début, les membres plus anciens du club considéraient nos idées relatives à la patrie, à la chrétienté, à la famille et à la souveraineté comme un folklore historique et culturel. Je crois qu’ils y voyaient un phénomène passager, conséquence d’une adhésion tardive, et qui ne durerait pas – un peu comme la varicelle. En fin de compte, nous avançons tous sur le même chemin, et nous sommes tous décidés à parvenir à destination : c’était là une idée agréable, rassurante – sans compter que tout le monde avait assez de défis professionnels à relever dans le contexte de la crise économique de 2008-2009.
C’est la crise des migrants qui fit ensuite l’effet d’une bombe. Les yeux se sont ouverts, les nuances se sont précisées, la lumière a été faite sur la profonde différence qui séparait, de part et d’autre, les paradigmes, les philosophies, les principes sociétaux et les allégeances personnelles.
C’est alors que nous, Hongrois, avons compris que les discours et les textes portant sur une ère post-chrétienne et post-nationale n’étaient pas seulement des produits journalistiques vides de sens, mais un dessein politique bien réel. D’ailleurs, le programme européen que les occidentaux ont imaginé est prêt – il est même déjà en phase de construction.
Nous avons compris que, tandis que nous, en Europe soviétisée, rêvions à un mode de vie fondé sur la chrétienté et la souveraineté, les habitants de l’Europe américanisée avaient redéfini l’essence même de l’Europe, avaient tiré de cette redéfinition un programme, et travaillaient systématiquement à son application. Que pour eux, la vocation de l’Europe n’était pas la défense de la chrétienté contre les attaques extérieures et la préservation de sa diversité interne. Leur vocation néo-européenne, c’est l’ouverture absolue, la disparition des frontières – ou tout au plus leur conservation provisoire, à titre de mal nécessaire –, les rôles de genre et les modèles familiaux variables à l’envie, et une politique du patrimoine culturel conçue plutôt comme une tâche muséologique. Et leur objectif n’est pas seulement de définir ce programme, de le concevoir, de le diffuser et de le rendre légalement contraignant dans leurs pays à eux, mais aussi sa généralisation à l’ensemble de l’Union européenne – y compris aux récalcitrants de notre acabit.
La Mission
Dans un tel contexte européen, pour les Hongrois, la nature de notre vocation européenne est d’une grande clarté.
Il s’agit d’incorporer aux valeurs européennes notre tradition d’anticommunisme intransigeant, de placer, en regard des crimes du national-socialisme et de l’enseignement qu’on peut en tirer, les crimes du socialisme internationaliste, et l’enseignement qu’on peut en tirer. De montrer la beauté et la force compétitive d’un ordre politique et sociétal construit sur les enseignements sociétaux du christianisme. De faire comprendre, en premier lieu à nos amis français, qu’il existe en Europe Centrale un modèle d’organisation sociale chrétienne reposant sur les enseignements bibliques, et qui n’est pas soumis aux affaiblissements et aux naufrages de la foi individuelle.
De maintenir, chez les peuples habitant les territoires sûrs du centre de l’Europe, la vigilance nécessaire quant aux dangers venant de l’extérieur. De rappeler l’éternelle fluctuation des peuples autour de la Méditerranée – dont l’histoire nous offre de nombreux exemples –, et que c’est précisément vers nous que les courants actuels poussent la marée humaine – une marée dont les vagues peuvent aller rouler jusque sur les rives de la Scandinavie.
Que ces masses de migrants qu’on voit apparaître sont en réalité de grandes invasions, des vagues de populations désireuses de goûter à la vie européenne – des masses contre lesquelles nos prédécesseurs se sont toujours défendus au péril de leur vie. Le refus de se défendre est en réalité une reddition, et la conséquence en sera un changement intégral de civilisation, comme celui auquel ont déjà pu assister de très près les peuples des marges Sud-est de l’Europe, dans les vallées des Balkans.
De nous rappeler à nous même que les bâtisseurs d’empires, aussi éclairés soient-ils, corrompent l’âme de l’Europe, et que, pour cette raison, leurs efforts produisent toujours des effets à l’opposé de leurs désirs.
Face à ces problèmes épineux et compliqués, il peut aussi exister des divergences d’opinion entre nous – au sein même du Groupe de Visegrád. Il est bien établi que nos priorités diffèrent en matière d’interprétation de l’histoire, ainsi que nos sympathies et antipathies à l’égard de pays tiers. Parfois, nous nous séparons même dans nos interprétations des relations géopolitiques.
Mais il est tout aussi certain que nos nations ressentent le poids de leur responsabilité : qu’elles se sentent responsables de l’avenir de l’Europe. De sa protection contre les attaques extérieures et contre les velléités des bâtisseurs d’empires de l’intérieur, de la préservation de l’autonomie de nos patries et de nos nations.
Échouer dans l’accomplissement de sa vocation est héroïque, mais malheureux. L’accomplir de telle sorte que notre patrie jouisse en même temps du succès, de la liberté et du bien-être, c’est tout aussi héroïque, et c’est également heureux. L’Europe Centrale se donne de bonnes chances d’y parvenir. Au nom de ma nation, je vous remercie pour ces trente ans de coopération au sein du Groupe de Visegrád.
Viktor Orbán
Premier ministre hongrois—
Traduit du hongrois par le Visegrád Post
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