Kafka à Genève
Au bout de sept ans, le Tribunal fédéral a mis fin au procès Sperisen avec un verdict de culpabilité qui n'apporte aucun éclaircissement. La tentative d'assurer l'ordre public au Guatemala depuis Genève a échoué. Une leçon sur les limites de la justice.
Par Alex Baur
Message de solidarité du Guatemala : Erwin Sperisen et sa famille à Genève, 2018.
Les réactions à Genève au verdict de Lausanne ont été étrangement prudentes, les bulletins dans les médias étonnamment brefs. Pourtant la justice genevoise, très critiquée pendant les procès, a obtenu un succès longtemps attendu dans une affaire prestigieuse, en condamnant Erwin Sperisen, l'ancien chef politique de la police du Guatemala, à quinze ans de prison. Mais personne ne semblait vraiment satisfait. Trop d’irrégularités, trop de contradictions et d’erreurs ont été mises en lumière au cours de ces sept années de procès pour qu’on puisse encore avoir confiance en cette affaire.
Fati Mansour, doyenne des chroniqueurs judiciaires de Suisse romande très proche des procureurs genevois, s'est félicitée d’un "procès essentiel" dans Le Temps, qui à son avis a fait franchir une nouvelle étape aux poursuites pénales internationales. Mais le fait que cela exigeait une interprétation "plutôt acrobatique" de la loi n'avait pas échappé non plus à son attention. Mansour a rappelé l'oligarque russe Sergei Mikhailov, que la justice genevoise avait dû indemniser pour un montant de 800 000 francs suisses il y a vingt ans pour l'emprisonnement d'un innocent. Cette fois une telle disgrâce a été épargnée à Genève.
Mais Mansour se trompe doublement. Tout d'abord, l'affaire du double national suisso-guatémaltèque Erwin Sperisen est si singulière qu'elle ne se répètera que rarement. L’arrêt ne crée pas de précédent à cet égard. Deuxièmement c'est précisément ce processus qui a repoussé les limites de la justice internationale. Après sept ans de va-et-vient, on ne sait toujours pas qui a tué sept prisonniers dans une prison au Guatemala en 2006 et dans quelles circonstances. On prétend qu'Erwin Sperisen doit y être pour quelque chose de quelque manière.
Justice corrompue et politisée
Au Guatemala, où Genève voulait assurer l'ordre public, le processus n'a rien changé. Le Président élu Alejandro Giammattei a envoyé un message de solidarité bien trempé à Erwin Sperisen et à sa famille. Ses opposants politiques seront contents probablement, ses partisans outrés, mais au Guatemala, personne ne doute qu'il s'agissait d'un jugement politique. L'affaire Sperisen est l'un des centaines de processus politiques qui ont poussé le pays aux limites de l'ingouvernabilité. « Lawfare » est la dénomination du phénomène de l'autre côté de l'Atlantique, une combinaison de law (loi) et de warfare (guerre), la continuation de la politique avec les armes du droit.
Le système judiciaire fatalement corrompu et politisé, héritage de trois décennies de terreur de la guérilla, est peut-être aujourd'hui la plus grande menace qui pèse sur la jeune démocratie guatémaltèque .
C’était le même gouvernement d'Oscar Berger (2004-2008), pour lequel officiait Sperisen, qui avait installé la commission d'enquête internationale Cicig dans le pays. La Cicig livra en 2010 la base du
Genève voulait montrer au monde comment appliquer la loi dans une république bananière.
procès Sperisen. Entretemps, la Cicig, financée entre autres par la Suisse, a été chassée du Guatemala dans le mépris et la disgrâce. Certains de ses enquêteurs sont eux-mêmes soupçonnés de corruption.
Co-conspirateurs acquittés
Le résultat de neuf ans de procédure : Erwin Sperisen a été reconnu coupable en Suisse de n'avoir pas empêché le commandant de police Javier Figueroa de participer au meurtre de sept gangsters lors d'une descente de police dans une prison au Guatemala en 2006. Le jugement de Lausanne
Juge Rossari.
réitérait que Sperisen n'avait rien à voir avec « la planification, l'organisation, l'ordre, l'exécution, la gestion ou la supervision » du massacre. On lui reproche simplement de ne pas avoir arrêté Figueroa ou de ne pas l'avoir traduit en justice.
Le problème : Figueroa avait déjà été acquitté en Autriche en 2013 dans un procès basé exactement sur le même dossier que l'actuel procès. Les avocats de Sperisen se trouvaient donc dans la situation kafkaïenne de devoir défendre en premier lieu le présumé assassin Figueroa, un homme qui n'avait jamais été accusé à Genève et qui n'a pu ni se défendre ni s'exprimer, car il avait été acquitté depuis longtemps. Et Figueroa n'était pas le seul facteur perturbant.
Selon les accusations de 2010 de la Cicig et l’acte d’accusation de Genève, Erwin Sperisen faisait partie d'une conspiration au plus haut niveau du gouvernement. Mais alors que le procès contre lui était en cours à Genève, tous les conspirateurs présumés ont été progressivement acquittés : d'abord le directeur du système pénitentiaire de l'époque (et actuel président élu) Giammattei et son adjoint au Guatemala, puis le commandant de police Figueroa en Autriche, et finalement le ministre de l'intérieur Carlos Vielmann en Espagne. En conclusion, Sperisen est resté le seul conspirateur au niveau du leadership. Est-ce qu'il conspirait avec lui-même ?
Mais les Genevois ne se sont jamais laissé décourager par leur bon sens. Ils voulaient montrer au monde comment appliquer la loi dans une république bananière, coûte que coûte. Pour la soi-disant bonne cause, ils ont surmonté presque tout ce qui est sacré dans un État de droit par des acrobaties juridiques. Il s'agissait d'une performance audacieuse sans filet, dans laquelle les procureurs et les juges de Genève eux-mêmes ont été forcés de réussir : s'ils échouaient, il y avait la menace d'un crash total.
Le plus triste dans ce procès, c'est que Sperisen n'a jamais eu la chance d'être écouté sérieusement. Pour les procureurs et les juges de Genève, il était absolument clair dès le départ qu'un chef de police guatémaltèque - surtout un chef blanc ! - n'est jamais innocent. Pris au piège de leur romantisme « tiers-mondiste », ils croyaient connaître le Guatemala mieux que les Guatémaltèques. Et si on ne savait pas exactement ce que Sperisen avait fait, pensaient-ils, lui-même devait sûrement bien le savoir.
Le complexe Bertossa
Qui veut comprendre le jugement contre Sperisen, doit chercher dans l‘histoire. La référence de Mansour à la débâcle de Mikhaïlov donne la clé. L’ombre de Mikhaïlov n’a cessé de planer sur tout ce procès. L'oligarque russe, cependant, n'était qu'un des nombreux méchants de pays étrangers lointains à qui le procureur général de Genève Bernard Bertossa (1990 à 2002) à l’époque voulait enseigner de bonnes mœurs. Ses coups spectaculaires - en particulier l'arrestation par Bertossa de
l'ex-dictateur chilien Augusto Pinochet à Londres en 1998 - ont fait les gros titres dans les journaux du monde entier. Mais à Genève, le spectacle acrobatique se terminait régulièrement par un désastre judiciaire.
En 2006, Yves Bertossa (PS) a suivi les traces de Papa au Parquet de Genève. Un an plus tard, Bertossa junior décrochait son premier coup d’éclat international avec l'arrestation d'Hannibal Kadhafi. Ce fut un échec colossal. A la fin, la Suisse dut présenter des excuses officielles au tyran libyen. Mais les Bertossa n'ont pas été impressionnés. Dans les coulisses, le père et le fils bricolaient la création d'un parquet mondial basé dans la ville cosmopolite de Genève, dans le but de faire tomber les potentats du monde entier sous le contrôle de l'ONU.
En 2012, l'ONG de gauche Trial a présenté à Yves Bertossa, récemment élu premier procureur, l'affaire Sperisen sur un plateau d'argent – un cas apparemment destiné à faire oublier toutes les défaites du passé. L'ONG avait fait venir le Français Philipp Biret du Guatemala avec l'aide des
Procureur Bertossa.
enquêteurs de la Cicig. Biret, condamné force de chose jugé pour un double meurtre, purgeait une peine de 35 ans de prison à la prison d'El Pavón au Guatemala. Et il disait avoir vu de ses propres yeux comment le chef de police Erwin Sperisen avait tiré une balle dans la tête d'un prisonnier en 2006 lors de la descente de police. Yves Bertossa a arrêté Sperisen fin août 2012, montant une spectaculaire opération de commando dans le centre de Genève. Sperisen est en détention préventive depuis.
Mais Bertossa doit l'avoir reconnu dès le deuxième interrogatoire : Biret avait menti comme un arracheur de dents. Selon la version de Biret, Sperisen avait tiré dans la tête d'un prisonnier avec un pistolet dans l'après-midi du raid. Mais aucun des morts n'avait de blessures à la tête ; toutes les balles provenaient de fusils ; et à l'heure en question, les sept prisonniers étaient tous à la morgue depuis longtemps.
Début 2013, le procureur Bertossa proposait à Sperisen un « plea bargaining », un arrangement judiciaire : s'il plaidait coupable sur un chef d’accusation secondaire et accablait ses supérieurs, il le laisserait s’en tirer avec une peine symbolique. Erwin Sperisen avait alors rejeté le marchandage. Bertossa était resté sur ses positions. Il s'était donc acheminé dans une voie à sens unique d'où il n'y avait pas de retour en arrière possible. Plus la détention durait, plus pesait la disgrâce de la défaite. Bientôt un acquittement aurait été une catastrophe personnelle non seulement pour Bertossa, mais aussi pour tous les juges qui avaient couvert ses agissements acrobatiques.
Histoires extravagantes des témoins de la Couronne
Bertossa espérait amener Sperisen à une confession avec un mélange d'isolement cellulaire et la perspective d'une peine fortement réduite. C’était la tactique sur laquelle reposait toute la procédure de la Cicig au Guatemala : les soi-disant accords de « pentiti » avec les témoins « protégés ». Ceux qui ont incriminé un supérieur sont restés impunis et en plus ont été récompensés par un visa d'immigration canadien. La méthode est similaire à la torture. Et elle présente le même inconvénient : les déclarations soumises à chantage ne valent pas le papier sur lequel elles sont transcrites, à moins qu'il y ait des preuves solides.
Mais il n'y a pas eu de telles preuves dans l'affaire El Pavón.
Pour se sortir la tête du nœud coulant - un policier a peu de chances de survivre dans une prison guatémaltèque - les principaux témoins ont raconté les histoires les plus folles. Rarement l'une correspondait à l'autre. Ils ont accablé toutes sortes de gens, sauf eux-mêmes, naturellement. Mis à part le meurtrier Biret - qui a été récompensé par sa libération de prison pour son conte de fées - personne ne voulait admettre avoir assisté directement à l'exécution des prisonniers. C'est sur cette base pourrie qu'Erwin Sperisen a été condamné, avec la bénédiction du Tribunal fédéral.
Erwin Sperisen a été condamné trois fois à Genève. Les sentences ne pouvaient pas être plus contradictoires. Dans un premier arrêt, il a été reconnu coupable d'avoir tiré personnellement sur un prisonnier. En appel, son absence sur les lieux du crime a été interprétée comme un subterfuge particulier. Comme chef de la police, selon une logique simpliste, il était responsable des actes de la police. Il n'a cependant pas échappé à la cour que c'est le chef du système pénitencier, Giammattei, qui a eu le commandement du raid, dans lequel l'armée, les services secrets, le personnel
Il a été condamné trois fois. Les sentences ne pouvaient pas être plus contradictoires. |
pénitentiaire et les troupes paramilitaires du ministère de l'intérieur étaient impliqués aux côtés de la police. Les Genevois condamnèrent donc sans cérémonie les quatre conspirateurs au niveau du commandement présumé alors qu’ils avaient été acquittés à l'étranger.
Explications manquantes
C'en était trop pour la Cour fédérale. À l'automne 2017, sous la responsabilité principale de la juge Laura Jacquemoud-Rossari, elle a renvoyé l'affaire à Genève pour un nouveau procès avec de nombreuses critiques. Suivant les prescriptions de Lausanne, la Cour d'appel de Genève, sous la direction d'Alessandra Cambi Favre-Bulle, a produit une troisième version des faits en mai 2018.
Soudain, Sperisen n’était plus le chef, il ne jouait plus qu'un rôle de soutien passif. Le massacre avait donc été perpétré par des unités paramilitaires. Toutefois, le commandant de police Javier Figueroa, qui a été acquitté de cette accusation en Autriche, aurait été impliqué. Sperisen n'était plus accusé que d’avoir couvert Figueroa. Après tout, c'était un ami de jeunesse.
Mais qui est censé avoir exécuté les sept prisonniers et dans quelles circonstances ? Le Tribunal fédéral laisse également cela en suspens. Les responsables principaux, les chefs des troupes paramilitaires connus nommément - Victor Rivera et les frères Benitez - n'ont jamais été interrogés,
Toute sa famille menacée : Giammattei.
ils ont eux-mêmes été assassinés depuis longtemps. Les mobiles de Sperisen sont également laissés en suspens par la Cour fédérale. On suppose qu'ils n'auraient pas pu être altruistes, sans aucune explication. Rien ne justifie non plus la peine de quinze ans de prison. Pourquoi pas dix ans ou vingt ans ? Il n'y a pas d'explication, rien de rien.
Les indices recueillis par le ministère public guatémaltèque immédiatement après la fusillade - d'une qualité déplorable, mais indices néanmoins - indiquent que les prisonniers ont été tués délibérément. De nombreux mobiles sont concevables. Au Guatemala, non seulement la police, mais aussi les gardiens de prison, l'appareil judiciaire et l'armée - le rôle de ces deux derniers n’ont jamais fait l'objet d'enquêtes - sont profondément impliqués dans le crime organisé.
Les prisonniers tués se trouvaient au sommet de la hiérarchie de la prison. Avant le raid annoncé, les chefs des gangsters avaient menacé d'exterminer toute la famille du directeur Alejandro Giammattei. Et si l’on peut compter sur quelque chose au Guatemala, ce sont les menaces de la mafia. Elles sont mises en œuvre. Au vu de l'anarchie qui sévit au Guatemala, il serait concevable que Giammattei ait fait tuer les gangsters pour se sauver et sauver sa famille.
Mais même si cela avait été ainsi – et ce n'est rien d'autre qu'une pure spéculation - la question demeure toujours : avait-il besoin du soutien d'Erwin Sperisen ?
C'était peut-être une erreur stratégique des défenseurs de Sperisen que de remettre en cause les meurtres eux-mêmes. Dans un processus normal, où tout doit être remis en question, cela aurait été leur devoir. Mais dans cette affaire politiquement chargée, ils offraient ainsi aux tribunaux l'occasion d'éluder la question difficile et centrale : qu'est-ce que Sperisen a à voir avec ces meurtres ? Au niveau politique, on pourrait lui attribuer peut-être une responsabilité. Mais une culpabilité au sens pénal présuppose l'intention de commettre un crime concret.
Une collègue de Bertossa comme juge instructrice
Depuis un bureau bien chauffé à Genève ou Lausanne, il est facile de spéculer sur ce qu'un politicien devrait ou ne devrait pas faire dans la réalité brutale du Guatemala. Cependant, les juristes devaient être conscients que leurs acrobaties académiques étaient basées sur une enquête politiquement contaminée dont le contenu ne pouvait pas être vérifié. Néanmoins , quand une version du crime s'effondrait, ils en bricolaient simplement une nouvelle à partir des décombres. Ce qui ne rentrait pas dans le cadre, ils l'ont banni pas à pas des dossiers, cela n'existait plus.
Les cinq juges fédéraux de la Cour de droit pénal - deux Suisses allemands, deux Romands et une Tessinoise - sous la présidence de Christian Denys, vaudois, sont responsables de cet arrêt. En tant que juge instructrice, Laura Jacquemoud-Rossari a planché sur le dossier. Elle a rédigé le projet de jugement, qui a été accepté par ses quatre collègues.
Jacquemoud-Rossari avait fait carrière à Genève en tant que procureur et juge ; elle publie toujours la revue Semaine Judiciaire avec son ancien collègue Bernard Bertossa. De tels liens peuvent être habituels dans la branche, mais dans ce procès brûlant, une juge issue du milieu étroit et fermé de Genève n'inspire pas vraiment confiance.
Si l'un des cinq juges fédéraux n'est pas d'accord avec le projet de jugement, l’affaire doit être discutée publiquement. Il n'y a pas eu d'audience dans l'affaire Sperisen. Tous les juges ont apposé leur nom sous le verdict de leur collègue genevoise. Outre le président et la juge instructrice elle-même, il y avait Niklaus Oberholzer, Yves Rüedi et Monique Jametti. Aucun de ces juges n’a-t-il vraiment craint d'envoyer une personne innocente derrière les barreaux et de partager ainsi la responsabilité d'un crime judiciaire ? Ou peut-être que personne n’a eu le courage de s'y opposer et de dire non ? Ce serait exactement l’accusation qui a finalement été retenue contre Erwin Sperisen.
L'article original intitulé "Justiz im Unrechtsstaat" a été publié dans Weltwoche n° 49.19. Avec l'autorisation de l'auteur Alex Baur et de Weltwoche, cette traduction a été remaniée par 60francs.ch et traduite en français.
Dans son livre récent,l'auteur décrit en détail les fondements de l'affaire Sperisen:
Alex Baur : « Der Fluch des Guten »(La malédiction du bien)
Münster. 344 p., Fr. 25.–
Photo: Oliver de Ros (AP, Keystone)
Qu’est-ce que j’en pense ?
Genève c’est la capital bananière de la justice des cocotiers bien.. secoués !!
Depuis ce n’est pas les ´ affaires ´ qui manquent et c’est le citoyen qui passe à la caisse
La justice qu’elle soit à gauche ou à droite défend ce qui l’arrange. Votre article est aussi partisan que peuvent l’être les gens de gauche. Il existe des cas où quelqu’un parcequ’il est de droite et a les bonnes relations, échappera à la justice dans la Suisse qui est aussi bananière que les autres.
Excellent résumé d’un scandale judiciaire abject condamnant un innocent. Espérons que les juges de Strasbourg sauront être plus professionnels et impartiaux que ceux de Genève…
Il y a de quoi à se poser des questions concernant notre justice.
Surtout lorsque le clan Bertossa est à l’œuvre …