Bourgeois, ça ne signifie pas profiteur. Ni spéculateur. Ni capitaliste de casino. Ni strangulateur des libertés, bien au contraire. Les grands partis qui ont fait notre Suisse moderne sont des partis bourgeois, et même chez les socialistes, la plupart des grandes figures (à l’exception, notamment, du remarquable Willy Ritschard) sont d’essence et de culture bourgeoises, bien loin d’un prolétariat qu’ils étaient censés défendre, l’imparfait en l’espèce s’imposant. Ne parlons pas de la France…
Une partie de la droite suisse, dont un noble de Fribourg, semble avoir des problèmes avec le mot « bourgeois ». Le vocable suinterait l’argent, les grosses joues repues, les favoris à la Daumier qui pendouillent dans le vide, le gilet du costume trois pièces, l’arpent qui s’ergote et se mégote chez le notaire, la chanson de Brel, le mobilier Louis-Philippe, le bas de laine, les querelles de succession, Flaubert et Maupassant, Restauration et Second Empire, tilleul dans le jardinet, délimité par le muret. À en croire l’Eminence fribourgeoise, le mot aurait quelque chose de vulgaire, ce qu’il convient de cacher, ne surtout pas nommer. Je suis bourgeois, mais ne le dites pas, ma mère me croit grenadier dans la Grande Armée.
Le patricien de la Sarine a tort. Le mot « bourgeois » n’a rien d’une insulte, loin de là. Qu’on se réfère ou non à l’allemand « Bürger », qui inclut davantage la fonction citoyenne, il représente un très grand mouvement dont l’Histoire n’a pas à rougir : les bourgeois, de la Révolution française (dont ils furent les principaux acteurs) à aujourd’hui, en passant par le maelström de 1848, ont écrit deux siècles de notre destin commun, ils ont codifié nos institutions et donné à nos pays une prospérité sans précédent. Historiquement, la bourgeoisie, il conviendrait avant tout de lui rendre hommage.
Seulement voilà, le mot ne va pas. A cause d’Honoré Daumier. A cause de Louis-Philippe, fils du régicide. A cause de Brel et de cette maudite usine de cartons de son père. Sans doute aussi parce qu’à l’oreille, les syllabes n’en sont guère étincelantes, avec le ramollissement de ce « g » mitoyen, et cette diphtongue et forme de volaille gavée qui semble s’éclaffer sur une impasse. Les préjugés, c’est comme les cochons : ils ont la vie dure, le cuir épais, le tout nourri par deux siècles d’une imagerie impitoyable, où la culpabilité de l’Argent (lisez Péguy) le dispute à la jalousie. Oui, la bourgeoisie est un roman, elle est le thème des plus grands chefs d’œuvre de l’Allemand Theodor Fontane, et de nos plus grands romanciers francophones de la seconde partie du dix-neuvième siècle. Elle est notre passé, notre condition, notre non-dit.
Nul, évidemment, mieux que Brel n’en a parlé, avec la chute extraordinaire de sa chanson, Maître Jojo et Maître Pierre allant se plaindre chez Monsieur le Commissaire. Il y aurait pourtant lieu, si le rationnel en ce monde avait sa moindre chance face à la puissance de l’image, de réhabiliter ce mot, en soulignant l’apport historique sans précédent, depuis la Révolution française, de la bourgeoisie. Car bourgeois, ça ne signifie pas profiteur. Ni spéculateur. Ni capitaliste de casino. Ni strangulateur des libertés, bien au contraire. Les grands partis qui ont fait notre Suisse moderne sont des partis bourgeois, et même chez les socialistes, la plupart des grandes figures (à l’exception, notamment, du remarquable Willy Ritschard) sont d’essence et de culture bourgeoises, bien loin d’un prolétariat qu’ils étaient censés défendre, l’imparfait en l’espèce s’imposant. Ne parlons pas de la France : François Mitterrand est un bourgeois catholique de la province charentaise, plus proche du girondin Mauriac que des caciques de la SFIO. Bref, la bourgeoisie est partout, elle nous constitue, fonde notre condition, détermine nos visions.
En conclusion, j’inviterais l’Eminence sarinienne, à neuf jours d’une Fête à laquelle je la sais attachée, à faire preuve d’un peu d’assomption. Assumer sa condition (politique, sociale, économique, si ce n’est dans son cas celle du sang), reconnaître la valeur d’un mouvement historique deux fois centenaire, et sans lequel nous ne serions rien. Assumer, oui. Et peut-être, un jour, arriver à dire le mot. Malgré Daumier. Malgré Brel. Malgré les fulgurances de Péguy. Mais en reconnaissance aux générations qui nous ont précédées. Ce texte que je viens d’écrire, je le dédie à mon père, qui se levait tous les matins à 05.30h pour aller travailler, a passé sa vie à construire des ponts et des tunnels, et n’avait aucunement à rougir d’une vie entière d’effort pour s’affranchir de la précarité, et préparer une condition un peu meilleure pour ses enfants.
Pascal Décaillet, Sur le vif, 6 août 2013
Monsieur Décaillet, un sentiment ambivalent me trouble presque toujours en vous lisant. Vos présentes lignes m’éclairent un peu. Vous y témoignez d’une culture remarquable. Qui me passe dessus. Je n’ai lu ni Péguy ni Daumier. Flaubert, peut-être, quelque passages à l’école de grand-papa. Mais vous ne me rendez pas la bourgeoisie attachante. Et ce d’autant moins que vous désignez les bourgeois comme les principaux acteurs de la révolution française. Je suis d’autant plus circonspect que je sors de recevoir une leçon de Vladimir Bukovsky. Qui est, lui, à ma portée. Notez que je n’ai pas de préjugés à l’encontre de la bourgeoisie. La sottise étant à portée de tous. Mais, cher Pascal, étant le premier à pécher, je ne vous jette ni la première pierre ni les suivantes. Il me plaint de me gausser d’Éminences, de Saintetés et de Seigneureries. Et, comme vous, je rend hommage aux générations, aussi laborieuses, qui nous ont précédées. Zut, l’accord du participe passé conjugué avec avoir me pose problème. Je tente le coup: les générations qui nous ont précédé. Oui, une femme me l’a rappelé, le labeur courageux et incessant sur lequel repose notre prospérité. Une Walkyrie! Alors, plutôt qu’aux bourgeois seulement, c’est à tous ceux qui, braves, tenaces et intègres, ont exercé leur talents que j’adresse un salut empreint de gratitude.