Laïcité taillée en pièces

post_thumb_default

 

 par François Brousseau.

François Brousseau est chroniqueur d’information internationale à Radio-Canada.

(article publié sur le site Le devoir libre de mémoire).

À deux mois d’un référendum visant à donner les pleins pouvoirs au président Recep Tayyip Erdogan, la reprise en mains en cours en Turquie a plusieurs dimensions.

C’est une poussée d’autoritarisme comme on en voit dans plusieurs pays, des États-Unis à la Russie en passant par la Hongrie et la Pologne…

Conception plébiscitaire de la démocratie autour d’un chef puissant, affaiblissement ou dénonciation des contre-pouvoirs (médias, justice, parlement, entités locales), avec des publications libérales décrétées « ennemies du peuple ».

En juillet 2016, la tentative de coup d’État — réelle ou « mise en scène » — contre le régime Erdogan a donné un nouvel élan à une tendance déjà bien enclenchée. Elle a justifié une purge d’une brutalité inouïe dans l’appareil d’État (des dizaines de milliers de congédiements, voire d’arrestations, parmi les fonctionnaires, enseignants, juges et procureurs). Les partis d’opposition sont décimés par les mesures d’interdiction et des arrestations arbitraires. Sans oublier des douzaines de journaux fermés de force.

C’est également un durcissement sur la question de l’identité turque, avec l’offensive en règle contre les droits de l’importante minorité kurde, qui annule toutes les ouvertures — timides, mais réelles — de la décennie précédente.

C’est non seulement la guerre, sanglante, contre la guérilla du PKK, mais une répression contre toute représentation politique des Kurdes et contre ce parti, le HDP (Parti démocratique des peuples), qui avait su rallier, en juin 2015, des minorités de tendances diverses et atteindre près de 15 % des suffrages exprimés.

Enfin, la reprise en main en Turquie, c’est aussi — peut-être surtout — un test crucial sur la compatibilité entre l’islam politique dans un pays majoritairement musulman, et le pluralisme, la laïcité, la démocratie…

Entre 2005 et 2010, lorsqu’on demandait « Islam politique et démocratie… est-ce possible ? » la réponse était : « Mais oui, regardez la Turquie ! » C’est ce qu’on répétait par exemple à Washington, face à des officiels français sceptiques.

Mais aujourd’hui en Turquie, le diagnostic n’est plus celui, optimiste et naïf, de 2005 ou de 2010. En 2017, le « test » pluraliste et laïc a manifestement échoué.

En plus de toutes ses guerres, de sa diplomatie opportuniste (rapprochement avec la Russie) et de ses règlements de comptes personnels, l’autocrate Erdogan est aussi un véritable militant islamiste. Un homme qui rêve de voiler les femmes, de les faire rentrer à la maison pour qu’elles aient « trois enfants, idéalement cinq » (sic), qui multiplie les inscriptions aux écoles religieuses, restreint progressivement l’accessibilité à l’alcool, lève l’interdiction du voile pour les femmes fonctionnaires, dans l’enseignement public, dans la police… et maintenant (la semaine dernière) dans l’armée.

Depuis 2010, le gouvernement d’Ankara a multiplié les gestes de rupture par rapport à la laïcité de la République d’Atatürk, un régime à poigne qui, il y a un siècle, avait remis les islamistes à leur place et hors de la politique.

Le passage au pluripartisme, survenu après la Deuxième Guerre mondiale, n’avait pas empêché putschs (1960, 1971, 1980) et régressions autoritaires. Mais c’est l’avènement, à l’aube du XXIe siècle, d’une démocratie enfin « stabilisée et consolidée » (disait-on), qui aura permis l’émergence — à l’abri du pluralisme et des droits… et même en les invoquant ! — d’un nouveau pouvoir, conquis par les urnes, qui se proclamait au départ « islamiste modéré ».

Après deux mandats au cours desquels, sur fond de croissance économique, la séparation des pouvoirs et les droits de l’opposition avaient été respectés, le régime Erdogan a commencé à se durcir… et — selon ses opposants — à mettre « bas les masques ».

Aujourd’hui, en s’alliant aux ultranationalistes du parti MHP, il reprend les traits autoritaires de l’ancien régime… tout en leur donnant une saveur nouvelle : celle de l’islam militant.

La Turquie de 2017 est un beau cas d’école : l’entrisme des islamistes qui, utilisant les libertés démocratiques, s’avançant masqués et dénonçant « l’islamophobie » et la corruption occidentale… se hissent au pouvoir et dévoilent progressivement leur programme.

Malgré un autoritarisme qui ne se cache plus, il semble qu’on compte encore, en Turquie, les voix de façon honnête aux élections. La moitié de la société turque qui s’oppose au projet en cours saura-t-elle se lever et se mobiliser, lors du référendum du 16 avril prochain ?

Question capitale pour les Turcs… mais pas seulement pour eux.

Vous avez aimé cet article ?

EuroLibertés n’est pas qu’un simple blog qui pourra se contenter ad vitam aeternam de bonnes volontés aussi dévouées soient elles… Sa promotion, son développement, sa gestion, les contacts avec les auteurs nécessitent une équipe de collaborateurs compétents et disponibles et donc des ressources financières, même si EuroLibertés n’a pas de vocation commerciale… C’est pourquoi, je lance un appel à nos lecteurs : NOUS AVONS BESOIN DE VOUS DÈS MAINTENANT car je doute que George Soros, David Rockefeller, la Carnegie Corporation, la Fondation Ford et autres Goldman-Sachs ne soient prêts à nous aider ; il faut dire qu’ils sont très sollicités par les medias institutionnels… et, comment dire, j’ai comme l’impression qu’EuroLibertés et eux, c’est assez incompatible !… En revanche, avec vous, chers lecteurs, je prends le pari contraire ! Trois solutions pour nous soutenir : cliquez ici.

Philippe Randa,
Directeur d’EuroLibertés.

Cet article Laïcité taillée en pièces est apparu en premier sur Eurolibertés.

 

Extrait de: Source et auteur

Suisse shared items on The Old Reader (RSS)

Un commentaire

  1. Posté par miranda le

    CELA DONNE A REFLECHIR SUR NOTRE CAS EUROPEEN

    Puisque nos élites restent muettes sur le pourquoi de la “décadence” de notre laïcité, donc, si nous voulons que la laïcité continue de permettre le vivre ensemble, nous serons obligés de compter sur nous-mêmes.

    En ce qui concerne la TURQUIE, elle nous démontre qu’une situation politique, peut changer en un minimum de temps. Constatation très angoissante, mais nécessaire.

    Nous ne sommes pas dans le même cas que la Turquie qui devient une dictature. Mais ce qui se passe “soudainement” à l’égard de François Fillon et de Marine Le Pen est pour le moins étrange et nauséabond. Les manipulations des uns et des autres, déstabilisantes, démontrent le peu de foi, de respect de la république et des électeurs de la part de nos politiciens.

    Pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt, ce dénigrement de François Fillon et de Marine le Pen? Aujourd’hui, cela a créé un affolement électoral total. Un désarroi des électeurs. Qui ne savent plus à qui faire confiance. LA QUESTION : SEMER CE DESORDRE AU PROFIT DE QUI?
    Celui qui se fait aider par de tels procédés pour parvenir est pouvoir n’est certainement pas crédible.

Et vous, qu'en pensez vous ?

Poster un commentaire

Votre commentaire est susceptible d'être modéré, nous vous prions d'être patients.

* Ces champs sont obligatoires

Avertissement! Seuls les commentaires signés par leurs auteurs sont admis, sauf exceptions demandées auprès des Observateurs.ch pour des raisons personnelles ou professionnelles. Les commentaires sont en principe modérés. Toutefois, étant donné le nombre très considérable et en progression fulgurante des commentaires (259'163 commentaires retenus et 79'280 articles publiés, chiffres au 1 décembre 2020), un travail de modération complet et exhaustif est totalement impensable. Notre site invite, par conséquent, les commentateurs à ne pas transgresser les règles élémentaires en vigueur et à se conformer à la loi afin d’éviter tout recours en justice. Le site n’est pas responsable de propos condamnables par la loi et fournira, en cas de demande et dans la mesure du possible, les éléments nécessaires à l’identification des auteurs faisant l’objet d’une procédure judiciaire. Les commentaires n’engagent que leurs auteurs. Le site se réserve, par ailleurs, le droit de supprimer tout commentaire qu’il repérerait comme anonyme et invite plus généralement les commentateurs à s’en tenir à des propos acceptables et non condamnables.

Entrez les deux mots ci-dessous (séparés par un espace). Si vous n'arrivez pas à lire les mots vous pouvez afficher une nouvelle image.