Election par le peuple. Le paradoxe qu'entend le pléonasme semble ne choquer personne. La Suisse a beau jeu de railler le simulacre d'exercice démocratique de ses voisins privés de droit de référendum ou de proportionnelle, pourtant, à l'heure de franchir un pas supplémentaire, notre démocratie semble comme prise de vertiges.
En cause deux visions contradictoires: l'une plus historique, qui souhaite préserver les acquis de 1848 et continuer un pouvoir central faible au profit de cantons forts, l'autre, pragmatique, qui constate l'inexorable force centrifuge de ces dernières décennies et le sort inévitable de la souveraineté des cantons dans un monde "globalisé". C'est ce constat, d'ailleurs, qui pousse la gauche doctrinaire à soutenir l'initiative de l'UDC en vue d'une Suisse (inter-)nationalisée.
Reste à considérer l'origine de l'initiative, soit la vengeance de Christophe Darbellay faisant payer à l'UDC, quatre ans plus tard, l'éviction de la Conseillère fédérale Ruth Metzler. Le PDC coalisé imposait aux agrariens un élu issu de leurs rangs mais prêt à contrecarrer leur politique. La lutte tactique mena au départ anticipé de Samuel Schmid puis à l'accident Widmer-Schlumpf, et à cette particularité voulant qu'un parti réunissant moins de 5% des suffrages populaires bénéficiât de son siège au Conseil fédéral.
Les opposants avancent des arguments pratiques, frais de campagne etc., auxquels les partisans répondent de façon factuelle. Mais le débat semble éviter les deux points essentiels de la question: les dégâts que provoque déjà l'argent dans notre système politique, chaque siège ayant aujourd'hui un prix, et un tarif, publicitaire assumé, et la défiance croissante de la population pour des élites vouées à toutes sortes de buts très éloignés de leurs promesses et qui prétextent de toujours plus de complexité des causes pour confisquer toujours plus de pouvoir à leurs électeurs. La multiplication des initiatives n'est pas à interpréter autrement que comme la fébrilité d'un peuple qui ploie sous la férule grandissante de l'Etat.
Si, comme d'aucuns le prétendent, la démocratie représentative fonctionnait sans détour, la manoeuvre Darbellay n'eût jamais fonctionné. Or voilà deux législatures que les électeurs du premier parti de Suisse se voient floués de leurs votes par la magie des formules politiciennes. C'est à cela qu'il faut remédier, et rapidement, peu importe le moyen.
Il est fondamentalement faux, si l’on s’en tient à l’esprit de la Constitution de 1848, que le Conseil Fédéral doive mathématiquement représenter la diversité des forces politiques du peuple suisse; la seule exception à ce principe était l’impossibilité d’élire deux Conseillers Fédéraux -à l’époque, il n’était pas question de Conseillère Fédérale- issus d’un même canton, et ce non pas pour des questions de proportionnalité, mais en soucis, bien mince, du principe fédéraliste, norme depuis abolie.
Dans l’esprit de la Constitution de 1848, un Conseiller Fédéral élu n’était pas, ou n’était plus dès lors, le représentant d’un parti au sein du Conseil, mais un membre libre et à part entière du collège gouvernemental; il n’avait de compte à rendre, au-delà du Conseil, qu’au Parlement, et aucunement au comité de son parti (il ne votait pas “sur instruction” comme les délégués de l’ancienne Diète). Il y a dans l’histoire de nombreux exemples de Conseillers ou Conseillères Fédéraux/ales qui ont su se distancier publiquement, et de manière parfois douloureuse, des prises de position de leur parti d’origine, de droite comme de gauche, honorant ainsi le prestige qui revient à cette fonction. Qu’il y ait des exemples contraires, particulièrement au dix-neuvième siècle, et plus récemment surtout, n’est pas un argument recevable pour en inférer l’invalidité du principe.
La “formule magique” a dénaturé ce principe, sans toutefois l’entamer pratiquement.
Depuis les péripéties entourant les évictions successives de Mme la Conseillère Fédérale Metzler et de M. le Conseiller Fédéral Blocher, l’élection au Conseil Fédéral se résume à une querelle partisane digne d’une cour d’école primaire (si je fais tant de voix, j’ai droit à tant de sièges), non seulement au détriment de l’esprit de la Constitution, mais surtout au détriment du fonctionnement de l’institution et des objets qui y sont débattus. Il ne serait toutefois pas fondé de soutenir que l’action de Mme la Conseillère Fédérale Widmer-Schlumpf est illégitime du fait qu’elle représenterait un parti ultra-minoritaire dans la population suisse, et ce d’autant plus, faut-il le rappeler, que les décisions du Conseil Fédéral sont collégiales et engagent l’ensemble du Conseil et non pas l’un ou l’une de ses membres en particulier.
Une élection des Conseillers Fédéraux par le peuple ne ferait que renforcer cette dérive regrettable, et il est surprenant, si l’on ne veut pas tenir compte de motifs bassement revanchards, qu’un parti qui prône l’excellence des particularismes helvétiques s’acharne à en miner l’équilibre institutionnel; ce témoigne, pour le moins, d’un mépris et d’une méconnaissance des principes constitutionnels de la Confédération que l’on comprendrait mieux s’ils venaient d’un parti révolutionnaire.