« Des raisins trop verts ou les déconvenues des migrants » d’Anne Lauwaert (22)

Anne Lauwaert
Ecrivain belge

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Chapitre IV (5)

Quand je reçois l’extrait de mon compte en banque, mon salaire a été versé, je m’assoie avec Karim à table, je lui montre tous mes papiers : mon salaire qui pour lui est faramineux... puis les factures à payer : loyer, électricité, téléphone, voiture-garage-essence, assurances, caisse maladie, budget chauffage, budget nourriture, je dois même payer pour les égoûts et la récolte des poubelles... ... etc. ... nous remplissons les virements ensemble... total... il ouvre de très grands yeux...
-« Mais il ne te reste rien... »
-« Ben non, il ne reste pas grand-chose... »
-« Mais alors, ça vaut la peine de te lever tous les matins à 6h et de rentrer tous les soirs à 7 h ? »
-« Je te l’ai déjà dit : nous sommes prisonniers d’un système duquel il est impossible de sortir quand on vit en Europe... Mais il y a de nombreux aspects positifs : grâce à l’argent que nous donnons, nous avons de bonnes écoles, des soins de santé bien organisés et quand nous devenons vieux nous recevons une pension... Et puis tu as bien vu les routes entretenues, les fleurs, la propreté... les égouts, l’eau potable, le ramassage des poubelles, la distribution de
l’électricité, le téléphone... c’est grâce à l’argent que nous donnons ...mais on ne reçoit rien pour rien... »
-« Mais alors, les trekkistes italiens sont plus riches que toi ? »
-« Ils t’ont dit combien ils gagnaient, mais t’ont-ils dit combien il leur reste de leur salaire quand ils ont payé les traites de tout ce qu’ils ont acheté à crédit ? »
-« C’est quoi ça le crédit ? »...

Un jour nous allons au Bancomat... c’est la première fois qu’il voit un système aussi judicieux...
-« Mais cet argent aussi il part de ton compte ? »
-« Hélas... »
Karim hoche la tête... no, no, no... no good...

Autre déconvenue... dans sa grande valise neuve il n’y a pas grand-chose mais il nous a apporté des cadeaux... pour « mon mari » des chapeaux... une petite toque typiquement punjabi, rouge avec des paillettes et plusieurs chapeaux en laine comme ceux qu’on porte dans le Nord Pakistan et en Afghanistan...
-« Merci » - dit Francesco en regardant ces curieux couvre-chef...
-« Mais ici –dit Karim tout dépité – je vois que personne ne met de chapeaux... »
Pour le consoler on lui dit :
-« T’inquiète pas, cet hiver nous nous en servirons... »
Pour moi il a apporté un petit collier de grenats... il sait que j’adore les pierres et que les grenats sont mes préférées... quelle délicate attention... je suis sûre qu’il a dû dépenser une somme qui pour eux est considérable...
Malheureusement, quand il se promène à Locarno il voit les étals le long des portici, avec des centaines de petits colliers... qui ici coûtent peu... et quand plus tard il verra les magasins où l’on vend de la « belle marchandise » il sera terriblement frustré de voir que le cadeau que lui pensait magnifique... ici... ne vaut pas grand-chose... J’ai beau lui dire que l’important c’est que son cadeau c’est son cadeau et que ce collier-là vient du Pakistan... rien ne le consolera de sa déception...

En circulant avec le bus Karim a rencontré toutes les personnes du village, il salue et est très communicatif. Il aime se promener et est tout à fait à son aise.
Nous sommes allés saluer un de mes patients qui a dû entrer au home pour personnes âgées...
-« C’est très beau, très propre, mais très triste – commente Karim – chez nous les vieux continuent à vivre avec la famille... tu as vu ma mère... »
-« Oui et toi tu vois comment nous vivons... Comment voudrais-tu tenir une personne âgée qui a besoin de soins dans notre maison qui est vide du matin au soir ? Il faut aussi tenir compte du fait que chez vous l’espérance de vie est de 60 ans... ce monsieur en a 95... »

Nous sommes aussi passés devant l’église.
-« Tu veux venir la visiter ? as-tu jamais vu une église ? c’est très beau à l’intérieur... »
-« Non, non, non... » il s’enfuit... comme s’il craignait d’être happé par quelque sorcellerie... Il n’acceptera jamais d’aller visiter une église, par contre il me demande :
-« Mais toi et ta famille, vous n’allez jamais dans votre église ? »
-« Non. Ici les gens sont libres d’y aller ou de ne pas y aller, de croire ou de ne pas croire... Nous avons de bonnes relations avec les prêtres ou avec les croyants des autres religions. Dans ma famille notre religion fait partie de notre culture. Nous connaissons bien nos textes sacrés et nous nous intéressons aux textes des autres religions. Nous fêtons nos fêtes et nous nous intéressons aux fêtes des autres. Mais nous ne sommes pas croyants... »
-« Strange animals... » - dit-il en hochant la tête...

Pendant tout le mois de mai nous avons nos cours de répétition du secours alpin... Plusieurs soirs par semaine nous nous réunissons dans les rochers d’Arcegno pour « repasser » les nœuds, les manœuvres, etc.... Chaque soir l’instructeur installe une situation différente qui simule un accident en paroi... Il faut donc récupérer un blessé avec des treuils, des cordes, des civières, des
brancards, des attèles, des colliers...
Karim nous observe de loin avec son air de dire... quelles bêtises...

Il voit passer des personnes qui font du jogging, d’autres de la bicyclette...
-« Mais qu’est ce qu’ils font ? »
-« Ben, ils s’entraînent pour être en forme... »
-« Que c’est ridicule... et en plus ils sont habillés comme des clowns...chez nous des hommes qui s’habillent en jaune ou en rose, on croit que c’est des homosexuels... »

A la fin de son séjour, il se fera photographier avec mes chaussons d’escalade, mon baudrier rose, mon casque pink, mon pantalon bleu avec petits oiseaux roses et jaunes... mon T-shirt jaune etc.... en plus il ira prendre des poses de grimpeur sur ces mêmes rochers... à deux mètres du sol, mais, bien prise, la photo est impressionnante...
-« Ia Allah... quand Azhar va me voir habillé comme ça... »

Karim va vite avoir l’occasion de comprendre à quoi sert l’entrainement...
Un samedi matin Francesco part en forêt avec ses frères pour couper le bois qui servira à nous chauffer dans deux ans, quand il aura eu le temps de sécher. Le service forestier indique les arbres qu’on peut couper pour garantir le rajeunissement de la forêt. En général il s’agit de hêtres arrivés à leur maturité... c'est-à-dire 25 à 35 m de hauteur et dont le tronc peut atteindre 1 m de diamètre.
Karim l’accompagne... Le soir il me raconte...
-« Ia Allah... ces types sont terribles... les trois frères sont aussi grands l’un que l’autre... Ils ont coupé des arbres immenses avec des tronçonneuses qui pèsent tellement lourd que je parviens à peine à les soulever... Ils étaient sur le flanc de la montagne si raide qu’on a de la peine à s’y tenir debout... Ils n’ont pas arrêté de travailler même pas pour manger à midi, juste bu de l’eau... Et pire... quand ils sont arrivés ils se sont fait signe de loin...Chez nous, le plus jeune frère doit aller saluer le plus âgé... et ensuite on s’assied, on prend le thé... et puis, après, nous aussi on travaille... Mais ceux-ci... c’est des bêtes... »
-« Ben oui, ici les gens travaillent... Francesco est dessinateur de machines électroniques, un de ses frères est employé, l’autre enseignant, mais pendant le week-end ils travaillent... font la vigne, cultivent le potager, coupent le bois et...vont en montagne... Ici on n’a rien sans rien... et surtout on n’a pas le temps de s’asseoir à palabrer et boire du thé...Nous on considère que c’est du temps perdu... »

Enfin, début juin, pour notre stagiaire, arrive le premier cours en haute montagne. Francesco conduit Karim avec tout son équipement au le col de la Furka où il est pris en charge par le groupe des stagiaires.
Après le week-end il est pensif... puis lentement il se met à raconter... Ses compagnons étaient des jeunes gens mais aussi des jeunes filles... ils avaient fait des tas d’exercices... Au début ils avaient tous dit « ah, Karim vient de l’Himalaya... il est habitué aux montagnes vraiment grandes... » Ben oui, mais Karim ne grimpait jamais sur les hautes montagnes, il accompagnait les groupes sur « le plat » pendant les marches d’approche...qui s’élèvent progressivement avec très peu de dénivelé et sans porter de sac...Ici par contre il avait dû suivre les autres qui grimpaient sur des pentes raides... avec leurs sacs sur les épaules...
En plus, ils avaient grimpé sur des rochers... et lui n’avait pas osé le faire... mais le comble c’était que les jeunes filles étaient aussi fortes que les garçons et certainement plus fortes que Karim... cela avait été extrêmement frustrant...
C’était la première fois de sa vie qu’il s’était laissé damer le pion par des nanas...dur, dur... Il devait admettre qu’il avait été le moins performant du groupe et son amour propre en avait pris un sale coup...

Cela se confirme quand nous allons avec Francesco à notre petite maison sur l’alpage... Ici la montagne est raide... il faut descendre à pic jusqu’à la rivière et puis remonter sur l’autre versant qui lui aussi est à pic... Francesco fait cela depuis qu’il a 5 ans, moi aussi je m’y suis habituée depuis plus de 10 ans...
D’ailleurs je n’entre plus dans mes chemisiers « d’avant » simplement parce que ma carrure a augmenté puisque j’ai développé mes poumons... Mais Karim n’a jamais fait de tels efforts et il est à la traîne, il doit s’arrêter pour reprendre haleine... Un jour il finira par me dire qu’il commence à comprendre comment il se fait que ceux qui vont au sommet de leurs montagnes sont tous des Occidentaux...
-« Tu vois à quoi sert l’entraînement... les types ridicules qui font du jogging ou de la bicyclette après leur journée de travail et bien quand ils vont en montagne ils ne doivent pas s’arrêter pour reprendre leur souffle... » dur, dur... d’affronter certaines réalités...

Un samedi matin Karim et moi partons vers notre petite maison d’alpage et Francesco doit nous rejoindre plus tard. Francesco a préparé nos sacs ... Quand Karim met le sien sur ses épaules il change de figure... manifestement ce sac est trop lourd pour lui mais il n’ose pas l’avouer ... Quand nous arrivons au parking où nous laissons la voiture pour partir à pieds le long du sentier, tout à fait par hasard, je rencontre un des pilotes des hélicoptères qui travaillent dans la région.
-« Ah, salut... ça va... tiens tu es stationné ici par hasard ? Oui...hm, hm... tu ne pourrais pas nous faire une faveur... J’ai ici un ami pakistanais qui n’a jamais été en hélico... tu ne nous ferais pas un p’tit plaisir... je sais bien que c’est interdit... mais il n’aura plus jamais l’occasion d’aller en hélico... tu voudrais pas nous déposer là-haut... tu envoies la facture à la maison... »
Bien sûr...
Et hop ! nous embarquons dans l’hélico qui est justement un modèle alouette, formidable car, assis à côté du pilote, on n’a que la bulle en verre devant soi et donc l’impression extraordinaire d’être dans le vide, de voler ...
Je laisse la « bonne place » à Karim et m’assieds derrière, aussi pour pouvoir tenir le chien dans mes bras. Dès que nous décollons, Karim est terrorisé, il se retourne et me regarde avec effroi, j’ai beau lui crier :
-« Mais regarde devant toi connard c’est la seule occasion dans ta vie de voir ça... » Inutile... il s’agrippe et n’ose pas regarder le spectacle magnifique des cimes des arbres qui défilent sous nous... En seulement 3 minutes nous sommes arrivés ... L’hélico nous dépose sur le pré et redécolle instantanément... et tout ce que Karim trouve à dire c’est :
-« Heureusement... comme ça je n’ai pas dû porter ce sac... »

A suivre...

 

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