Le 17 novembre 1997, un attentat perpétré au temple d’Hatchepsout de Louxor (Egypte) causait la mort de 62 personnes, parmi lesquelles 36 citoyens suisses. Les 6 terroristes impliqués appartenaient à l’aile militante des Gama’a Al-Islamiyya, faction jihadiste issue de la Confrérie des Frères musulmans[1].
Le 10 mars 2000, la Police fédérale (OFP, aujourd’hui Fedpol) rendait public un rapport présentant les conclusions de son enquête et écartant toute espèce d’appréciation politique, « sa seule ambition étant d’éclaircir, autant que faire se peut, le déroulement de l’attentat et les mobiles qui ont gouverné ses auteurs ». La conclusion était on ne peut plus claire: « La Police fédérale est aujourd’hui convaincue que cet attentat ne visait pas la Suisse, ni ses citoyens en particulier. L’exécution de ce massacre visait principalement, en s’attaquant au tourisme, à déstabiliser l’économie et le gouvernement égyptiens. Le fait que plus de la moitié des victimes venaient de Suisse relève d’un hasard tragique ».
A n’en pas douter, les fonctionnaires de l’OFP ont travaillé correctement dans le cadre de leurs contraintes. En soi, leur verdict final de « hasard tragique » n’est pas faux et pourrait qualifier un grand nombre d’attaques terroristes. Certes, la Suisse n’était pas ciblée « directement », mais par défaut. En tant qu’« Occidentaux », les morts de Louxor furent les victimes d’islamistes radicaux cherchant à atteindre le cœur de l’activité touristique, principal secteur de l’économie égyptienne. Les victimes suisses de Louxor, comme les autres, représentaient l’Occident impie, ennemi à atteindre de toutes les manières possibles pour casser l’économie égyptienne et sa classe moyenne afin de promouvoir les « déshérités dans la voie de la vraie religion »[2].
Mais c’est bien en direction de cet Occident paradoxal, naïf, sinon complice que ramenaient les conclusions « politiques »» dont la Police fédérale ne pouvait pas parler... Au lendemain de l’attentat, le magazine « Temps présent » de la Télévision suisse romande a mené l’enquête. Ses conclusions étaient alors de trois ordres: 1) les autorités égyptiennes, qui avaient identifié les auteurs de l’attentat, connaissaient parfaitement les rouages et les chefs des Gama’a Al-Islamiyya, organisation ayant assassiné le président Anouar el-Sadate, le 6 octobre 1981; 2) pour des raisons de politique intérieure, ces mêmes autorités ne manifestaient guère d’empressement à éclaircir les tenants et aboutissants de la fabrication de l’attentat; 3) enfin, plusieurs filières de complicités politiques et financières nous ramenaient directement en Suisse, au cœur même de ses contraintes économiques.
Quelques années avant Louxor, « Temps Présent » avait ouvert une enquête à l’encontre de plusieurs « ONGs » algériennes accréditées à l’ONU, ayant tribune ouverte à la Commission des droits de l’homme. Des porte-paroles de ces « ONG » y revendiquaient l’assassinat d’intellectuels algériens au seul motif qu’ils étaient francophones, sinon francophiles... Cette nébuleuse disposait de correspondants au sein du CERN, ainsi que dans des sociétés fiduciaires et bancaires basées à Lausanne, Lugano, Campione, Milan, Nassau (Bahamas) et... Genève.
Ces conclusions « politiques » suscitèrent trois types de réactions. Plusieurs des plus hautes autorités judiciaires de la Confédération firent comprendre à la RTS que ses « découvertes » n’étaient guère compatibles avec la bonne santé du secteur bancaire et que l’ouverture de procédures à l’encontre des officines en question pourrait faire aussitôt fuir des milliards de dollars des coffres de Genève, Zurich et Lugano.
La deuxième réaction fut encore plus significative. Les activistes des « ONGs » algériennes incriminées faisaient le dos rond, observant un silence de mort pour une raison très simple: leur chef, Anouar Adam - jouissant aux Etats-Unis d’une confortable villégiature et d’appuis politiques importants -, n’était autre que l’un des responsables du tristement célèbre GIA (Groupe islamique armé), spécialisé dans l’assassinat et la décapitation de civils algériens. Il ne s’agissait pas alors, pour ces grands humanistes, d’attirer l’attention sur leurs ramifications très diversifiées et organisées à partir de Suisse, en direction de France, d’Italie, de Belgique, de Grande-Bretagne et des Pays-Bas. La riposte vint de leurs alliés, principalement français - journalistes, éditeurs, « philosophes », « ONGs » et avocats -, inventeurs de l’imposture historique du «Qui tue qui?» cherchant à attribuer les massacres de civils... aux autorités algériennes!
La troisième réaction, plus réconfortante celle-ci, vint des familles des victimes de Louxor, puis de celles des attentats du 11 septembre 2001. En effet, le vent a commencé à tourné, les yeux à s’ouvrir et les naïvetés à se transformer, au lendemain de l’effondrement des tours du World Trade Center et du ciblage du Pentagone. Dans la mesure où les islamistes n’égorgeaient plus seulement de pauvres villageois algériens, dans la mesure où leurs méfaits étaient relayés mondialement par les caméras de CNN, alors ils devenaient une «réalité» vraie qu’il fallait désormais combattre.
Dix-sept ans plus tard, la principale leçon de Louxor est aveuglante comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe, sous nos yeux mais qu’on peine toujours à voir... Depuis Louxor, les « hasards tragiques » n’ont cessé de se multiplier, d’amplifier et de se diversifier, provoquant des ripostes internationales qui, contraintes par des intérêts économiques et stratégiques, n’ont cessé de jeter de l’huile sur le feu. Le bilan de la «guerre contre la terreur» des deux administrations Bush s’est révélé désastreux. La deuxième guerre d’Irak du printemps 2003 a été une véritable catastrophe remettant en selle Al-Qaïda et ses filiales Jabhat al-Nosra, puis Dae’ch et ses sous-produits délocalisés…
Selon une source des services spéciaux tunisiens, le commando qui a tué 17 touristes - le 19 mars au musée du Bardo -, « ne ciblait pas le Parlement voisin mais bien le musée, ses visiteurs occidentaux donc le secteur touristique national ». Celui-ci emploi 12% de la population active et représente quelque 10% du PIB. A partir de ce constat essentiel, l’enquête s’oriente dans 3 directions : la brigade Okba Ibn Nafaâ (filiale d’Al-Qaïda au Maghreb islamique/AQMI), présente dans les montagnes de la frontière tuniso-algérienne (mont Châambi) ; Ansar al-Charia (filiale de l’ « Etat islamique »), impliquée dans les assassinats de l’avocat Chokri Belaïd et du député anti-islamiste Mohamed Brahmi ; enfin, les groupes armés proches d’Ennahdha, le parti islamiste (Frères musulmans) dernièrement écarté du pouvoir par les urnes.
Certes, l’implosion de la Libye voisine et le contingent de 3000 jihadistes tunisiens engagés en Irak et en Syrie pourraient conduire à privilégier les ingérences internationales, mais l’enquête semble désormais suivre la piste intérieure, même si Dae’ch a publiquement revendiqué l’attentat. Notre source souligne que l’un des deux terroristes abattus lors de l’attaque du Bardo - Saber Khachnaoui -, serait un militant d’Ennahdha. « Et rien ne serait moins surprenant », commente Alain Chouet - ancien chef du renseignement des services extérieurs français -, « les Frères musulmans ne lâcheront pas le pouvoir aussi facilement. Ils appliquent toujours la même recette : cibler les secteurs clefs de l’économie pour mettre le pays à plat et dire ensuite que la seule solution est l’application de la Charia... C’était déjà la logique de Louxor… »
Il est vrai qu’avant de quitter le pouvoir, Ennahdha a verrouillé une loi de finances et des mesures fiscales particulièrement dures, ciblant prioritairement les classes moyennes, c'est-à-dire les catégories sociales les plus opposées à l’islamisme politique et à sa gouvernance rétrograde. Comme ils l’ont toujours fait depuis la naissance de leur confrérie (1928), les Frères continuent à prôner, en sous-main, la violence islamique tout en la condamnant officiellement. A Tunis, Ennahdha a déjà appelé à une « marche de la paix »… En Europe et en Suisse aussi, les adeptes des Frères musulmans jouent la carte de la modération tout en continuant à recommander la lapidation des femmes infidèles, l’interdiction de Mahomet, la tragédie de Voltaire, ou d’autres obligations pas forcément compatibles avec les libertés civiles et politiques des vieilles « démocraties témoins »…
Richard Labévière, 28 mars 2015
[1] Chérif Amir : Histoire secrète des Frères musulmans. Editions ellipses, mars 2015.
[2] Op cit.
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