L’accusation syndicale pointant comme une antienne un néolibéralisme plus psalmodié qu’analysé se veut définitive : n’est-ce pas la financiarisation de l’économie qui obligerait les syndicats à diversifier leurs instruments de lutte ? Mais la réplique patronale, heureuse de désigner l’inconscience de leurs interlocuteurs n’est pas exempte d’un certain ritualisme.
En 1937, les syndicats signaient, avec l’industrie de l’horlogerie d’abord, puis, avec l’industrie des machines, un accord connu sous le nom de « paix du travail ». Il ne s’agissait certes pas de conventions collectives en bonne et due forme, comme le souhaitaient les syndicats, mais d’engagements réciproques ne prévoyant le recours à la grève ou au lock-out qu’à titre d’ultima ratio, après épuisement de toutes les voies de négociation préalables.
Rusés patrons
75 ans plus tard, convient-il de se souvenir de cet accord ou doit-on admettre que les rapports sociaux ont changé et que l’inclination au dialogue n’appartient plus vraiment au monde du travail moderne ? Pour l’extrême gauche, aucun doute n’est permis : cette paix du travail ne constitue qu’une ruse du patronat pour mieux exploiter le prolétariat... et avec la complicité de ce dernier.
Avis nullement partagé par le syndicat UNIA qui s’est associé aux milieux économiques vaudois et genevois pour la mise sur pied d’un grand colloque, le 31 octobre dernier, au siège de la Fédération vaudoise des entrepreneurs. En aucun cas prétexte à de vaines festivités alors que le paysage économique suisse se pare de couleurs de plus en plus sombres, ce colloque tenait à faire le point sur la question, tant sur le plan historique et économique que sur un plan concret, dans le quotidien des entreprises. Toutes les questions ont ainsi pu être abordées, sans tabou.
Que retenir des conférences et des discussions qui ont scandé cette intense journée de travail ? L’analyse philosophique de la paix du travail se soustrait à un interprétation homogène. Que l’on se place du côté syndical ou du côté patronal, la compréhension de la signification des accords 1937 obéit à des grilles de lecture qui ne se superposent que partiellement. D’où la nécessité de repenser l’un des fondements de notre paix sociale dans un contexte économique mondial bouleversé.
Les conséquences de ces approches divergentes ne sont en effet pas négligeables et recèlent sans doute le plus grand péril pour la paix sociale telle qu’elle est pratiquée en Suisse, dans la mesure où la responsabilité d’une éventuelle détérioration du climat social pourra sans difficulté être attribuée à l’autre camp, évitant à chaque acteur toute remise en question douloureuse. Qu’en est-il plus précisément ?
Visions historiques
Les liens entre la paix du travail et la prospérité de la Suisse se prêtent ainsi à deux visions historiques, sinon antagoniques, du moins lourdes d’implications bien réelles sur le plan idéologique et politique. On sait que ce sont les mots forgés dans les fours de l’histoire qui meublent les discours politiques et les lois qui sont censées les mettre en musique... Or il se trouve qu’un historien de droite n’accordera pas la même place à la paix du travail dans l’avènement d’une économie prospère dans notre pays qu’un historien de gauche, même favorable à la négociation sociale.
Ce dernier aura en effet tendance à minimiser le rôle des accords de 1937 dans les succès de l’économie suisse et laissera entendre qu’une pratique sociale plus conflictuelle défendrait de façon peut-être plus efficace les travailleurs sans péjorer la performance de l’économie, qui dépend d’autres facteurs. Il insistera sur la dimension mythique de la paix du travail, en l’isolant du système politique suisse dans son ensemble.
De son côté, l’historien de droite, sans nier qu’un lien de corrélation absolu ne peut être établi entre succès économique et paix du travail, du moins au niveau des étude statistiques, soulignera plutôt le caractère exemplaire de la paix du travail comme élément central d’une stabilité politique et sociale qui ne peut que favoriser la vie des affaires et, par là, la croissance économique. La paix du travail sera pour le moins considérée comme garante d’une sécurité bienvenue tant pour le patron, libéré de la menace de la grève, que pour les ouvriers et employés, tributaires d’un outil économique capable de fonctionner sans frottement. La paix du travail apparaît ainsi comme le pendant économique du système de consensus prévalant dans le champ politique.
Relations difficiles
Une appropriation fine de ces approches historiques, dont les deux camps font découler leurs discours idéologiques, permettra peut-être d’apporter une réponse aux menaces pesant sur la paix du travail. Personne ne conteste que la mondialisation et les crises récentes, et sans aucun doute à venir, mettent à mal les relations de travail dans nos entreprises. Les contraintes des marchés, l’afflux de managers étrangers pas forcément au fait des subtilités de la négociation sociale en Suisse et du jeu politique local, créent une situation où les vieux réflexes pacifiques pourraient céder la place à des blocages que nos compromis âprement négociés pourraient sembler inaptes à faire sauter.
Le problème de la politisation accrue de questions qui faisaient autrefois l’objet de négociation tend en effet à démontrer que les rapports des confiance s’érodent. Or sans confiance, aucun accord ne peut venir à chef. Les exemples se multiplient de dossiers ressortissant traditionnellement au champ des négociations paritaires et que d’aucuns souhaiteraient aujourd’hui remettre au jugement de la loi ou de la Constitution. N’est-ce pas le but que poursuivent les syndicats avec leur initiative sur le salaire minimal ?
Le patronat s’insurge naturellement avec véhémence contre cette tactique, qu’il juge résolument contraire à l’esprit de la paix du travail. Dépité, il déplore que les syndicats cherchent à masquer leur difficulté à renforcer leur légitimité auprès de leur clientèle par des effets de manche dangereux, porteurs de tensions périlleuses pour tout le monde. En appelant à l’intervention accrue de l’Etat, les syndicats ne vont-ils pas figer un système économique suisse qui doit justement sa force à sa capacité à régler les problèmes de façon souple et de manière adaptée à chaque cas particulier ?
Les représentants des travailleurs s’en défendent, évidemment. Et pour mieux étayer leur argumentation, ils ne cessent de protester de leur bonne foi et de dénoncer à grands cris la malignité du néolibéralisme, qui n’aurait comme finalité que de détruire les rapports de travail. A leur tour alors de manifester leur colère : les patrons n’auraient-ils pas accepté avec une excessive complaisance les contraintes mortifères d’une dérégulation débridée de l’économie ?
Blocage politique
Ce reproche de politisation abusive navigue des syndicats au patronat en circuit fermé et aucun des deux camps ne semble disposé à sortir de sa dialectique. L’accusation syndicale pointant comme une antienne un néolibéralisme plus psalmodié qu’analysé se veut définitive : n’est-ce pas la financiarisation de l’économie qui obligerait les syndicats à diversifier leurs instruments de lutte ? Mais la réplique patronale, heureuse de désigner l’inconscience de leurs interlocuteurs n’est pas exempte d’un certain ritualisme. En lorgnant du côté de l’Etat, les syndicats ne se dépouillent-ils pas de leur pouvoir de négociation et, en fin de compte, n’affaiblissent-ils pas leur propre position ?
Les argumentaires des uns et des autres semblent bloqués. Une issue à ce conflit est-elle possible ? La paix sociale dépend de la bonne volonté des deux parties. C’est à la fois sa force et sa fragilité. Le patronat aurait sans doute intérêt à prendre acte de cette politisation et à mettre en avant les innombrables inflexions que supporte dans les faits leur « soi-disant néolibéralisme », expliquer combien le patronat sait s’adapter, y compris sur le terrain social, et rappeler combien il n’applique plus depuis longtemps une sorte d’intégrisme libéral.
La preuve par l’acte en somme, dont l’exposé « théorique » devrait être inséré dans un discours renouvelé, pour mieux contourner l’ « obsession politique » qu’il reproche aux syndicats. L’attaque syndicale, volontiers anti-libérale, est portée par l’air du temps : il convient donc de rappeler qu’elle repose sur un argumentaire qui, s’il peut être brandi avec aisance comme un épouvantail, fait fi de la réalité du libéralisme et de la complexité des rapports économiques.
Olivier Meuwly
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