La novlangue est une composante de la machine totalitaire décrite dans 1984. La dystopie orwellienne est visionnaire : les États ont aujourd’hui massivement recours au contrôle de l’information et à la surveillance des citoyens. Mais la société d’aujourd’hui tient au moins autant du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley.
Rare et contrôlée dans le premier, l’information est dans le second aussi insignifiante qu’omniprésente. Les individus sont contrôlés (et transformés en masses) par la peur ou le plaisir, animés par la gravité ou la légèreté, et dans les deux cas sont façonnés pour accomplir leurs tâches.
S’il est un concept tiré de 1984 que l’on retient aujourd’hui, c’est la novlangue, le contrôle de l’information par la transformation de la langue. En changeant la façon de décrire et percevoir la réalité, on change la réalité : l’ennemi le devient quand on le conçoit comme tel, et tout sujet de société peut devenir une préoccupation centrale. La réécriture de contes pour enfants, trop sexistes, et l’épuration linguistique et politique du Club des Cinq, laissant trop de place aux clichés, sont des exemples de réécriture de la fiction ; mais le réel, lui aussi, est subjugué par la novlangue.
Et notre langue de bois devenue politiquement correct, puis bien pensance, en est très proche, aussi bien dans son fonctionnement que dans ses objectifs. En associant l’ancien vocabulaire à une ancienne représentation du monde (du monde d’hier de surcroît, forcément homophobe et misogyne), en transformant la syntaxe pour rapprocher des concepts différents et différencier des concepts similaires, on transforme la perception du réel, donc le réel.
On trouve donc des groupuscules d’extrême-droite, lugubres et mal intentionnés, face à des militants d’extrême-gauche à la candeur juvénile. La solidarité des uns est l’assistanat des autres. L’ouverture internationale est pour certains une perte de souveraineté. Selon la vision que l’on en a, les phénomènes ont des significations différentes.
Et parce que le progrès est une évolution permanente vers le Bien, la novlangue évolue pour coller à ce qu’on aimerait faire du réel. Mais comme, pour certains marxistes grisonnants et bedonnants, le Bien n’a pas changé, les nostalgiques de la novlangue d’hier expliquent leur désarroi.
C’est ce que cherche à faire comprendre l’Orage, une Scop (société coopérative ouvrière de production) grenobloise qui intervient dans le domaine de la formation professionnelle — et qui explique sa démarche à Myriam Prévost pour cet épisode de Sur les docks, sur France Culture. Selon Hugo, coopérateur à l’Orage, la langue de bois du pouvoir est « une dérive totalitaire dangereuse », une réaction des élites libérales pour éviter un nouveau Mai 68 : « Les mots sont choisis, étudiés, millimétrés pour prendre la place d’autres mots. On en invente pour en anéantir d’autres, supprimant de la même façon le concept qui va avec. » Car, si le terme de « lutte sociale » disparaît, c’est la lutte elle-même qui s’évapore, comme l’inoffensif « manager » d’aujourd’hui a remplacé l’oppressant « supérieur hiérarchique » d’hier…
Si on accepte la définition du réel comme étant « ce qui ne disparaît pas quand on cesse d’y penser », l’idée qu’une lutte disparait si elle n’est plus conçue comme telle devrait permettre aux marxistes de comprendre en quoi leurs notions de classe et de lutte des classes sont des inventions à la capacité d’explication de l’histoire plus que limitée et notoirement fallacieuse.
La réalité, c’est ce qui ne disparaît pas quand on arrête d’y croire. – Philip K. Dick
La réaction des élites libérales pour éviter un nouveau Mai 68 est une invention de la même nature. La dépense publique et le poids de la fiscalité n’ont fait que croître depuis, alors que l’État envahissait tous les domaines de la vie des citoyens. C’est l’État qui, obéissant aux doctrines marxistes de ses dirigeants, choisit et étudie les mots, promeut l’égalité femmes-hommes et l’indifférenciation du parent 1 et du parent 2. Neutralise au millimètre le sexe et le genre, la culture et l’origine. L’inoffensif Président a remplacé l’oppressant tyran ; le syndicat, toujours criminel, n’est plus appelé syndicat du crime.
Et on trouve aujourd’hui des marxistes prisonniers du passé ayant assez de culot pour déclarer que le langage n’est plus assez marxiste à leur goût, alors que les élites marxistes du présent continuent de le transformer. Récemment, Cambadélis, condamné pour le pillage de la MNEF, souhaitait doter la France d’une nouvelle devise : liberté ordonnée, égalité réelle, fraternité laïque. Il est désormais admis par beaucoup que la liberté doit être ordonnée, comme si une telle chose pouvait exister (alors que la liberté génère déjà son propre ordre, un ordre spontané). Que l’égalité des droits est incomprise et inconcevable à l’heure de l’égalité des chances et des conditions. Que la fraternité n’est plus, alors que la laïcité réduit la liberté de culte à un plus petit commun dénominateur toléré d’une altérité cantonnée aux derniers espaces de liberté individuelle.
Le seul rempart contre la novlangue, c’est de maintenir le réel et sa perception aussi proches que possible, de comprendre et accepter le sens des mots plutôt que leur en donner un nouveau. Le monde d’aujourd’hui est déjà difficile à décrire avec un vocabulaire du passé, alors que les luttes ont disparu au profit des débats et que les idées ont fait place aux problèmes et aux enjeux.
Incapables de comprendre le monde d’hier et de décrire celui d’aujourd’hui, nos élites se révèlent également incapables d’imaginer celui de demain. Qu’elles restent à jamais dans l’éternel présent de la fin de l’histoire, et que les gens de raison avancent et construisent l’avenir.
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