Lorsqu’une certaine conception de la démocratie démolit l’école.

Stevan Miljevic
Enseignant

L'école au service de l'économie?

Il est de coutume dans certains milieux d'accuser le monde économique de tous les maux. Certes, nombreux sont les patrons qui sont loin d'être des modèles de vertu et dont la conception du monde ainsi que les actes appelleraient correctif. Mais de là à accuser les tenants du néolibéralisme économique de mener l'école droit dans le mur, il y a de nombreux pas que je ne suis pas prêt à franchir, et ce pour plusieurs raisons.

La première de celle-ci réside dans la notion de performance: si l'école dérivait vraiment sous l'emprise d'un néo-libéralisme économique sauvage, alors les théories en vogue dans le monde de l'éducation seraient orientées vers le rendement. Or, je l'ai déjà montré à de multiples reprises, la quasi-totalité des études empiriques sérieuses démontrent qu'à peu près tout ce dont on fait la promotion en guise de méthode d'enseignement dans les institutions de formation comme dans les lieux de pouvoir de l'éducation va à l'encontre de l'idée de performance. On gaspille des quantités invraisemblables de ressources à faire l'apologie de ce qui ne fonctionne pas et qui a été objectivement mesuré comme tel. Vu sous cet angle, il faut bien admettre que le monde économique, sauf à le penser comme totalement schizophrène, ne peut tout simplement pas faire l'apologie des pratiques socio-constructivistes.

La deuxième objection majeure à un éventuel pilotage de l'école par un vil complot économiquement néo-libéral réside dans les contenus scolaires. L'école telle qu'elle est promue aujourd'hui, se gargarise de remplacer les connaissances par des compétences (historiennes, sociales, géographiques etc). Or, outre le fait qu'il n'est pas prouvé qu'une partie de ces compétences existent réellement, un bref regard sur la nature de ces prétendues compétences ainsi que sur les exigences fournies par le monde professionnel démontre une forte inadéquation entre les deux. Quand le monde de l'entreprise demande de maitriser les fondamentaux (lire, écrire, compter), de la discipline, du respect et de la motivation, l'école répond par le développement d'éventuelles compétences sociales (fort contestées par certains chercheurs qui prétendent que celles-ci se développent naturellement. De ce point de vue, l'école n'invente pas l'eau chaude, elle la chauffe!), en se pliant aux envies des élèves par le biais de dispositifs pédagogiques dont l'inefficacité n'est plus à démontrer (on ne doute pas un instant que cela puisse contribuer à aider les jeunes à se motiver dans les situations difficiles...) , en développant des "compétences" requises à peu près nulle part ou en laminant l'autorité sous couvert de mettre l'élève au centre,  il y a de quoi s'interroger.

Ce d'autant plus que même en ce qui concerne ces fameuses "compétences sociales", l'école semble avoir oublié qu'une bonne culture générale commune permet de communiquer, et par conséquent de tisser des liens avec des gens qui n'ont pas les mêmes centres d'intérêt que soi. Ce qui peut s'avérer, dans la pratique, un gain substantiel en terme de cohésion entre les gens. Pour échanger et avoir des relations pacifiées avec autrui, il vaut mieux avoir des choses à se dire plutôt que d'avoir été soumis à des mises en situation de communication vides et sans aucun intérêt. Ca aussi, le tissu économique ne saurait s'en passer pour s'épanouir.

L'affaissement de la méritocratie scolaire constitue un pas de plus qui éloigne l'école des intérêts de l'entreprise. Durant une longue période, l'école a été cette institution formidable qui promulguait l'égalité des chances. Dans ce contexte, tous devaient avoir, dans la mesure du possible, des chances à peu près égales au départ. On acceptaient que les plus bosseurs et les plus talentueux s'en sortent mieux et soient récompensés. Bien sûr, rien n'a jamais été parfait, les conditions à domicile ne laissant pas à chacun des chances parfaitement égales. Mais l'école faisait ce qu'elle pouvait pour articuler égalité et mérite. Aujourd'hui, fortes sont les tensions qui vont à l'encontre du mérite. On veut de l'égalité non à l'entrée du processus scolaire, mais à la sortie! Il n'est plus question que chacun puisse réussir également, mais que chacun doive réussir également. La nuance est de taille puisqu'il s'agit ni plus ni moins que du nivellement total par le bas: le fainéant ou le moins doué doit impérativement obtenir le même succès que le génie travailleur. C'est dans cette optique que certains ont voulu supprimer les notes (stigmatisantes pour ceux qui réussissent moins bien) ou que toute compétition doit être éradiquée du cadre scolaire au profit de dogmes coopératifs. A cela s'ajoute la suppression de tout ce qui demande du travail (l'appropriation de connaissances par mémorisation) au profit de compétences analytiques bien souvent trop facilement acquises.

Enfin, last but not least, les entreprises d'aujourd'hui ne sont plus celles d'hier et n'ont plus forcément besoin de travailleurs formés à réaliser une manoeuvre technique et à la répéter indéfiniment. Elles ont besoin de gens capables de réfléchir, de prendre certaines décisions et pas uniquement de compétences techniques. Or, c'est bien plus la somme des connaissances qui permet cette réflexion, une somme de connaissances qui amène le développement d'une pensée sur le contexte dans lequel doivent s'exercer les compétences techniques et donc une application adéquate de celles-ci. Alors certes, les connaissances scolaires ne sont pas celles qui sont demandées par le monde de l'entreprise, mais il a aussi été démontré que plus un individu possède de connaissances, plus il en apprend d'autres rapidement. De ce point de vue là aussi on peut donc avec plus ou moins de certitude affirmer que le monde entrepreneurial n'a pas grand intérêt aux transformations entreprises visant à remplacer les connaissances scolaires par d'hypothétiques compétences.

L'ensemble de ces éléments tend à démontrer que le problème de l'école d'aujourd'hui, ce n'est pas le néo-libéralisme économique sauvage comme certains aiment à le désigner. Pour tout dire, cette manière de voir les choses aurait plutôt tendance à masquer une autre cause beaucoup plus vicieuse: l'entrée en force de la démocratie dans les salles de classe. Vicieuse, elle l'est car quiconque ne fait pas l'effort d'une réflexion ne peut qu'y voir quelque chose de positif, or ce n'est pas le cas. Depuis bien longtemps l'école a à faire avec la démocratie. Ce qui semble plutôt normal dans un régime de type démocratique. Mais une innovation de taille (ou plutôt deux) s'est introduite subrepticement.

L'entrée en force d'une certaine forme de démocratie

Jusqu'ici, on considérait que l'école était le lieu qui préparait l'enfant/ado à sa future vie de citoyen démocrate. L'école n'était pas un lieu de démocratie mais un lieu où on donnait à un individu encore incapable d'exercer ses prérogatives démocratiques, une formation qui lui permettrait plus tard de se comporter en citoyen vertueux. L'idée était que le jeune en formation n'avait pas encore la raison nécessaire pour exercer ses droits de citoyens. Cette raison était acquise par le biais de l'apprentissage de la soumission à l'autorité, par l'apprentissage d'une somme de connaissances permettant d'une part de comprendre le monde et d'autre part d'en acquérir d'autres, par la valorisation de l'effort démontrant qu'on n'obtient pas tout sur la base d'un claquement de doigts, par la mise en avant du principe d'unicité nécessaire au fonctionnement harmonieux d'une communauté etc. En somme, on faisait comprendre au jeune que tout droit, pour pouvoir être exercé, est relié à des devoirs, en l'occurrence, l'acquisition de la raison par les étapes souvent fastidieuses décrites plus haut.

Aujourd'hui le renversement est de taille puisqu'on veut que la démocratie ne soit plus une des principales finalités du monde scolaire mais un moyen.  On part donc du principe que l'enfant est déjà possesseur de la raison nécessaire à l'exercice démocratique avant même qu'il n'ait été formé à celle-ci. Dans le même temps, c'est un des buts principaux de l'école qui s'évanouit. Autant dire que dans ces conditions, c'est l'existence de l'institution scolaire elle-même qui, à long terme, est menacée: si l'enfant est un être raisonnable à priori, alors il n'a pas besoin d'être formé pour cela, il peut lui-même s'auto-éduquer.

Un des corollaires à cette entrée en force de la démocratie dans les salles de classe est le minage de l'autorité. Et ce à tous les échelons. En premier lieu, les enseignants sont de plus en plus invités à ne pas user de méthodes répressives et/ou incitatives pour contrer les comportements inadaptés. On les forme à développer des modèles d'auto-régulation des élèves: ceux-ci se lient par un contrat ou je ne sais quoi d'autre et ce n'est plus l'enseignant qui détient l'autorité en matière comportementale. En second lieu, c'est l'autorité de l'expertise face au savoir qui explose littéralement: on ne veut plus d'un modèle où l'enseignant a une autorité en tant que détenteur d'un savoir qu'il doit transmettre, on veut des élèves qui construisent eux-mêmes leurs savoirs, fussent-ils quasi inexistants. En aucun cas l'enseignant ne doit être considéré sur un plan hiérarchique, la seule chose qui vaille c'est l'égalité de tous les citoyens scolaires. Dans ces conditions ne reste plus qu'à l'enseignant à se transformer en animateur d'un club d'égaux.

Puisque l'élève est un être dont on considère que la raison est aboutie, alors il doit pouvoir lui-même choisir ce qu'il veut éventuellement apprendre. Le cours traditionnel où l'institution scolaire définit les savoirs nécessaires à l'usage de la raison passe donc par perte et profit pour être remplacé par des projets choisis par l'élève où il oriente lui-même ses apprentissages par les choix qu'il fait. Dans la mesure du possible, dans cet ordre d'idée, l'institution scolaire ne devrait pas non plus fixer les rythmes de déroulement des activités: puisque l'élève sait ce qui est bon pour lui, alors il sait aussi à quel rythme il doit faire ce qu'il a à faire et, par conséquent, les enseignants sont appelés à différencier, lorsqu'il en reste, les contenus. Il en va de même bien entendu pour la motivation des élèves: si un élève n'est pas motivé, alors il ne faut surtout pas le brusquer: vu qu'il est raisonnable par définition, il sait ce qu'il a à faire. En conséquence, il faut impérativement mettre sur pied des activités motivantes pour lui. Et cela justement alors qu'un des apprentissages fondamentaux à l'exercice d'une démocratie harmonieuse consistait à faire comprendre aux jeunes qu'ils était un groupe, une entité qui faisait les mêmes choses. Dans cette optique, on ne peut que comprendre pourquoi la vie en société se polarise de plus en plus et que les gens ont de plus en plus de peine à cohabiter avec ceux dont ils ne partagent pas les idées.

A bien y regarder, l'ensemble des changements qu'introduit cette manière de voir la démocratie dans l'école introduit une deuxième innovation fondamentale: l'éradication de l'idée de devoirs. Seuls sont mis en avant les droits: les élèves doivent avoir le droit de s'autogérer, le droit à des activités qu'ils ont choisi, le droit à des méthodes considérées comme motivantes (ce qui n'est même pas vrai mais c'est un autre sujet), le droit d'apprendre à leur rythme, le droit qu'on s'adapte à eux (et non l'inverse), le droit d'avoir des apprentissages sans effort etc. Il n'est quasiment plus question de devoirs puisqu'il ne faut surtout pas demander d'étudier certaines choses à la maison (ce serait discriminatoire pour certains...), qu'il faut supprimer ou modifier les matières considérées comme ennuyeuses, que l'acceptation et le respect de l'autorité ne sont plus d'actualité etc. Ou plutôt disons que les seuls devoirs qui restent sont ceux quoi ont trait à la lutte contre le racisme, contre les discriminations etc. Des devoirs fortement connotés idéologiquement donc.

Non seulement donc, nous ne sommes plus face à une école au service de la démocratie mais face à la démocratie au service d'une école bien en peine de définir ses finalités. Qui plus est, la démocratie en question est l'émanation d'une conception bien spécifique, celle qui ne fait que promouvoir des droits sans jamais (ou presque) rattacher ceux-ci à des devoirs. Une sorte de conception effectivement ultra libérale mais  au niveau social et non d'un point de vue économique. Sous couvert donc de mettre l'enfant au centre se cache en définitive une conception très idéologisée et politique du monde. Une vision dont on a pas encore pu bien mesurer les conséquences puisque l'école actuelle tend à fabriquer des jeunes qui pourraient croire que tout leur est dû et qu'ils n'ont aucun effort à fournir, qui n'auraient plus aucune notion de l'unicité d'une société avec tout ce qui en découle (augmentation de la violence contre ceux qu'on perçoit comme différents ou pensant différemment, aucune volonté de rechercher le bien commun etc), qui ne seraient plus forcément aptes à raisonner correctement (agir comme si la raison existait à priori, c'est agir de sorte à empêcher celle-ci d'émerger) que cela soit dans leur vie personnelle, professionnelle comme citoyenne. Autant dire que si le corps enseignant et la société se plient aux exigences de cette école-là, on n'est pas sorti de l'auberge...

Stevan Miljevic, 25 avril 2014

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