L'Appareil peut le détruire, l'effacer, il pourrait le retourner, le reprogrammer et lui faire adorer la soumission jusqu'à la folie, il ne pourra lui enlever ce qu'il ne connaît pas, n'a jamais vu, n'a jamais eu, n'a jamais reçu ni donné, que pourtant il hait et traque sans fin: la liberté.
Quand il a cette révélation, aboutissement de questions qu'il s'est posées, Ati se trouve dans le sanatorium de Sîn, situé dans les montagnes du bout du monde et érigé il y a fort longtemps:
Un cartouche gravé dans la pierre au-dessus du portail de la forteresse révélait une date, si c'était bien une date, 1984...
En Abistan, le pays des croyants, qui est censé, avec ses soixante provinces, couvrir toute la planète, et où il ne peut rien advenir hors la volonté expresse de l'Appareil, une phrase résume la vraie sainte religion du pays, l'Acceptation, le Gkabul:
Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué.
En Abistan, il n'y a plus d'Ennemi, mais des makoufs, des renégats invisibles et omniprésents. 2084 est une date fondatrice pour le pays même si nul ne [sait] à quoi elle [correspond].
Considéré comme guéri, mais à surveiller, Ati quitte le sanatorium et rentre chez lui, avec la volonté de vite connaître [son pays] dont il a découvert qu'il ne savait rien, pour se donner une chance de se sauver. Son voyage de retour dure une année.
Au sanatorium il a acquis la conviction qu'il existe un autre pays dans leur monde... Elle se meut, en chemin, en certitude, à la vue de colonnes de prisonniers de guerre:
Quelle guerre? Une nouvelle Grande Guerre sainte? Contre qui, sur terre, il n'y avait que l'Abistan?
Rentré chez lui, à Qodsabad, il n'aspire qu'à reprendre pleinement sa vie de bon croyant attentif à l'harmonie générale, ne se sentant pas la force et le courage d'être un incroyant engagé:
Ce que son esprit rejetait n'était pas tant la religion que l'écrasement de l'homme par la religion.
Lui et Koa, un collègue de bureau, vont s'interroger sur:
- Le mystère de l'abilang, la langue sacrée, née avec le saint Livre d'Abi et devenue langue nationale exclusive omnipotente.
- Le rapport entre langue et religion, car dans le ghetto de Qodsabad, les femmes ne portent ni masque ni burniqab et, surtout, ne parlent pas la langue sacrée.
- La découverte d'un nouveau lieu saint qui n'est autre que le site archéologique sur lequel travaille Nas, un archéologue rencontré par Ati lors de son voyage de retour.
Etc.
Mais se poser de telles questions et bien d'autres, se rendre dans des lieux prohibés, comme le ghetto, c'est risquer la délation et l'accusation de mécréance, pour laquelle ils ne peuvent espérer aucune compréhension, notamment de la part de la mockba1, des juges de l'inspection morale ou des Croyants justiciers bénévoles... Ils risquent rien de moins que la torture et la mort...
Pour échapper, par ailleurs, à un mauvais rôle que le tribunal d'arrondissement veut faire jouer à Koa, ils partent tous deux à la recherche de Nas qui officie au ministère des Archives, des Livres sacrés et des Mémoires saintes, à l'Abigouv, au coeur de la Cité de Dieu. L'histoire prend alors un tournant inattendu. Car Nas a disparu...
Dès lors Ati traversera bien des tribulations, qui le convaincront in fine de vouloir, et d'espérer, vivre une autre vie de l'autre côté de la Frontière qui ... n'existe pas. Il apprendra que l'abilang, qui force au devoir et à la stricte obéissance a été conçue en s'inspirant de la novlangue de l'Angsoc 2 :
- La mort c'est la vie.
- Le mensonge c'est la vérité.
- La logique c'est l'absurde.
Le temps s'est arrêté en 2084...
Francis Richard
1 - Lieu de culte de la religion, tenu par les mockbis.
2 - C'est-à-dire la langue inventée par George Orwell dans son roman 1984, où des mots, également, signifient leurs contraires:
- La guerre c'est la paix,
- La liberté c'est l'esclavage,
- L'ignorance c'est la force.
PS
Quand j'ai écrit ma précédente chronique, le 3 novembre 2024, sur Le français, parlons en!, je ne me doutais pas que son auteur serait arrêté et mis en prison en Algérie, moins de deux semaines plus tard, le 16 novembre 2024.
2084 La fin du monde s'est vu décerné le Grand Prix du roman de l'Académie française le 29 octobre 2015, ce qui signifiait qu'il pouvait en parler, du français, et que je devais prendre un jour le temps de le lire.
Ces anniversaires, d'il y a quinze ans et d'il y a un an, ne laissent pas d'occuper mon esprit ... et de m'enjoindre de prier pour lui, dont le sort ne semble pas intéresser outre mesure les autorités de son pays, la France...
2084 La fin du monde, Boualem Sansal, 336 pages, Folio
Livre précédemment chroniqué:
Le français, parlons-en ! (2024)
Publication commune LesObservateurs.ch et Le blog de Francis Richard.

Et vous, qu'en pensez vous ?