Enseigner à une génération qui s’ennuie

 

Texte de Francis O’Shaughnessy publié dans Le Devoir, l’auteur est professeur dans un cégep à Montréal.

J’enseigne à des étudiants qui ont une fixation maladive sur les écrans. Ils sont dépendants aux réseaux sociaux, aux séries et aux jeux vidéo et passent la majeure partie de leurs temps sur leurs machines sophistiquées. Quand j’arrive en classe, je les salue. Tous ont la tête baissée, happée par leur téléphone intelligent. À l’habitude, il y a peu de réactions ; un ou deux bonjours isolés, mais souvent, je fais face à un silence total. Devrais-je enseigner en langage SMS pour capter leur attention ?

Depuis 2020, je m’interroge sur ma motivation à enseigner et si mon rôle a encore un sens. Mes salles de classe sont loin du lieu d’échange et de savoir auquel j’aspirais. Ce siècle, empreint de vacuité, a engendré des générations qui s’ennuient, qui éprouvent un profond vide intérieur et qui trouvent refuge dans une réalité virtuelle illusoire.

Le désintérêt d’une génération pour le travail

Les jeunes de la génération Z sont de plus en plus passifs en classe, ayant du mal à se concentrer et à participer activement. Ils montrent également une nette aversion à s’investir dans leurs lectures, à construire des textes cohérents et à communiquer efficacement. Ils se tournent souvent vers l’intelligence artificielle pour compenser ces lacunes, et leurs créations artistiques manquent d’originalité et de profondeur.

Depuis quelques années, j’observe avec inquiétude le désintérêt des étudiants pour le travail intellectuel et plastique. Depuis la pandémie, mes classes se vident progressivement dès le troisième cours, car la présence en classe n’est pas obligatoire, mais fortement encouragée, surtout en atelier pratique. Sur les 25 personnes qui composent mes groupes, seulement 12 assistent réellement aux cours sur une base régulière. Ainsi, à mon cégep, l’absentéisme et les retards en classe sont un problème majeur qui touche toutes les disciplines.

De plus, nous n’avons pas en application la notion du double seuil, c’est-à-dire l’obtention de 60 % pour l’ensemble de la session et pour l’épreuve certificative. Ainsi, une nouvelle tendance est apparue chez les étudiants : l’absence aux examens finaux. Dans mes classes, la participation aux évaluations de fin de session s’élève à 10 étudiants sur un effectif de 25, les autres ayant choisi de ne pas se présenter en raison de l’obtention préalable de la note de passage de 60 %. Cette tendance nous amène à penser que le dépassement de soi n’est pas une priorité, signe d’un désintérêt pour l’effort, la progression personnelle et la cote R (un indicateur de performance scolaire utilisé au Québec pour l’admission à l’université). Cela soulève aussi des inquiétudes sur leur capacité à relever les défis futurs.

Des étudiants dans leur bulle

Les enfants qui utilisent des écrans plus de deux heures par jour ont souvent du mal à acquérir des habiletés de base (comme lacer leurs chaussures), à développer leur langage et leurs compétences sociales, en plus de présenter des problèmes de comportement. Les conséquences négatives des écrans chez les enfants sont largement médiatisées ; toutefois, on néglige les répercussions à long terme.

La génération Z a été élevée avec la technologie, elle a traversé la pandémie et passe de nombreuses heures par jour sur les téléphones cellulaires. Au cégep, ces jeunes manifestent déjà les difficultés évoquées précédemment, et malheureusement, ces problèmes ne font que s’intensifier avec les années.

Depuis la pandémie, je remarque qu’il y a peu d’interactions entre les étudiants dans mes classes. Des fois, j’ai l’impression d’enseigner à des « autistes virtuels », c’est-à-dire des individus qui ont des troubles qui ressemblent à l’autisme sans pour autant être autistes, pour reprendre les mots de Sylvie Dieu Osika. Il s’agit de personnes qui sont dans leur « bulle », qui habitent le 2D en permanence, qui ont des troubles de l’humeur, des troubles du sommeil et des difficultés avec la dextérité fine. L’exposition prolongée aux écrans devient un handicap non négligeable chez les jeunes adultes. Ne nous méprenons pas, ce ne sont pas tous mes étudiants qui semblent atteints d’un autisme virtuel. Or, les enseignants du cégep et de l’université sont de plus en plus aux prises avec des problèmes similaires au quotidien, ce qui engendre un sentiment d’impuissance et de frustration devant cette réalité préoccupante.

Mes étudiants en arts visuels passent moins de temps à manipuler des objets, à utiliser des outils ou à réaliser des tâches manuelles. Par conséquent, ce manque de pratique entraîne un retard dans le développement des compétences de dextérité fine dans leur discipline.

Il est troublant de constater que de jeunes adultes ont de la difficulté à couper un carton avec un couteau de précision (ex. un Exacto). Curieusement, plusieurs n’ont pas eu l’occasion d’exécuter cette manœuvre au secondaire. Un collègue en sérigraphie m’a confié que ses étudiants peinent à faire passer de l’encre à travers une soie avec une raclette par manque de force musculaire dans leur bras. Se voyant limités, les étudiants boudent ou pleurent devant une tâche aussi élémentaire. Les cégépiens ont également de la difficulté à assimiler la troisième dimension en atelier (reliefs, profondeur, spatialité). Notre technicienne en menuiserie m’a rapporté plusieurs exemples déconcertants, dont celui d’une étudiante qui avait transcrit le dessin d’une chaise sur une planche de contreplaqué et qui pensait que lors de la découpe à la scie à ruban, cette planche allait aboutir sans autre manipulation à une chaise tridimensionnelle.

Plusieurs de mes étudiants doivent gérer des crises de panique et des pleurs s’ils doivent présenter un exposé oral de cinq minutes devant la classe. La plupart du temps, ils tentent de négocier avec le professeur une solution de rechange, comme faire leur exposé oral seul à la maison face à une caméra. Ils disent ne pas être à l’aise de parler en avant d’autres personnes par peur d’être jugé et par manque d’estime de soi. Si la négociation avec le professeur n’est pas à leur avantage, souvent ils décident de ne pas venir à leur exposé oral. Il est clair que l’utilisation excessive des écrans entraîne un isolement social chez les étudiants, ce qui réduit leurs interactions et provoque de l’anxiété. Lors des présentations, il est aussi ardu pour le professeur de formuler des critiques constructives avec des opinions divergentes, car maints étudiants n’écoutent pas, étant trop stressés. La tendance « je pense donc j’ai raison » est courante, si bien que les étudiants viennent régulièrement contester leurs notes à mon bureau en espérant obtenir des résultats plus élevés. « Monsieur, cet exercice vaut largement plus que la note que vous m’avez accordée, je demande une révision » !

À première vue, on pourrait croire que ces cas sont isolés et étranges, mais ils sont en fait devenus une réalité de plus en plus banale. Nous sommes de nombreux enseignants à nous sentir démunis devant cette génération qui se contente du minimum, qui semble avoir perdu ses repères et ses ambitions. Les événements nous dépassent et nous sommes inquiets pour l’avenir.

Espoir à l’horizon

Contre toute attente, à la session d’automne 2024, j’ai donné un cours d’arts visuels à une cohorte en histoire et civilisation. Les étudiants, particulièrement solidaires, s’encourageaient mutuellement, échangeaient avec enthousiasme et n’hésitaient pas à explorer de nouvelles voies. Je vais vous avouer que ça m’a donné de l’espoir. Ce type de cohésion et d’engagement est rare depuis la pandémie de COVID-19, car les étudiants mettent désormais de trois à quatre ans pour obtenir leur DEC au lieu de deux ans. Ils réduisent leur nombre de cours par session, car ils travaillent parallèlement pour subvenir à leurs besoins (logement, nourriture, frais scolaires, matériel de classe, voiture).

Les parcours atypiques compliquent la création de liens d’amitié solides, car ils ne permettent pas aux étudiants de se côtoyer régulièrement. Ainsi, ils s’isolent les uns des autres, préférant passer du temps sur leur téléphone plutôt que de se parler. Les classes sont remplies au maximum et les budgets consacrés à la gestion des cours sont grandement réduits, et davantage depuis les coupes gouvernementales.

J’ose espérer que ce groupe d’étudiants annonce un vent de changement et que nous verrons de plus en plus de cohortes soudées et engagées dans un futur proche. Pour établir des liens d’amitié durables entre les étudiants, ne devrions-nous pas repenser notre rapport à la technologie dans les établissements d’enseignement ? N’est-il pas urgent de réhabiliter le lien social, de recréer des espaces de rencontre et des activités socioculturelles où les jeunes peuvent se reconnecter au monde réel ?

Quel héritage pédagogique voulons-nous laisser aux générations présentes et postérieures ? En tant que professeur, j’aimerais avoir une incidence positive sur la vie d’au moins un étudiant, à l’image des enseignants qui ont façonné mon parcours. Je veux montrer aux étudiants que le travail est une source d’épanouissement personnel et non pas seulement des corvées scolaires.

L’enjeu ici est de taille : il s’agit de redonner du sens à leur existence, de développer auprès d’eux l’esprit critique, la curiosité et l’appétit pour la connaissance à travers la création, tout en leur démontrant que la technologie numérique est un outil parmi tant d’autres pour arriver à des fins d’enrichissement personnel et intellectuel. 

 

Extrait de: Source et auteur

Suisse shared items on The Old Reader (RSS)

Et vous, qu'en pensez vous ?

Poster un commentaire

Votre commentaire est susceptible d'être modéré, nous vous prions d'être patients.

* Ces champs sont obligatoires

Avertissement! Seuls les commentaires signés par leurs auteurs sont admis, sauf exceptions demandées auprès des Observateurs.ch pour des raisons personnelles ou professionnelles. Les commentaires sont en principe modérés. Toutefois, étant donné le nombre très considérable et en progression fulgurante des commentaires (259'163 commentaires retenus et 79'280 articles publiés, chiffres au 1 décembre 2020), un travail de modération complet et exhaustif est totalement impensable. Notre site invite, par conséquent, les commentateurs à ne pas transgresser les règles élémentaires en vigueur et à se conformer à la loi afin d’éviter tout recours en justice. Le site n’est pas responsable de propos condamnables par la loi et fournira, en cas de demande et dans la mesure du possible, les éléments nécessaires à l’identification des auteurs faisant l’objet d’une procédure judiciaire. Les commentaires n’engagent que leurs auteurs. Le site se réserve, par ailleurs, le droit de supprimer tout commentaire qu’il repérerait comme anonyme et invite plus généralement les commentateurs à s’en tenir à des propos acceptables et non condamnables.

Entrez les deux mots ci-dessous (séparés par un espace). Si vous n'arrivez pas à lire les mots vous pouvez afficher une nouvelle image.