Alors qu’en Chine des milliardaires devenus gênants pour le pouvoir communiste ont tendance à disparaitre, aux Etats-Unis on assiste au grand remplacement des politiques traditionnels par les milliardaires. Analyse.
« L’économie mondiale doit-elle être une exploitation ou une organisation du monde ? Les Césars de ce futur empire doivent-ils être […] des milliardaires ou des généraux, des banquiers ou des fonctionnaires de stature exceptionnelle ? C’est là l’éternelle question. » (Oswald Spengler, Prussianité et socialisme)
Le monde, prophétisait en 1919 Spengler dans Prussianité et socialisme, est appelé à être le théâtre d’un affrontement global entre deux modèles irréconciliables de sociétés : le modèle anglo-saxon, qui prône la primauté de l’individu, et le modèle prussien, qui affirme la prééminence de la collectivité.
A ces deux modèles correspondent deux types anthrolopologiques opposés : le type anglo-saxon de l’homme privé, libre, indépendant, culminant dans la figure du self-made man ; et le type prussien du serviteur de l’État, loyal et probe, culminant dans la figure du fonctionnaire weberien.
Chacun de ces types, d’après le philosophe allemand, peut être vu comme le lointain descendant d’une figure prototypale : celle du chevalier teutonique, c’est-à-dire du moine-soldat, dans le cas prussien ; et celle du Viking, c’est-à-dire du pirate-marchand, dans le cas anglo-saxon.
Au sens teutonique de la discipline et de l’austérité, à l’ethos prussien du devoir, répondent ainsi l’existence viking conçue comme une lutte sans merci pour la vie, et l’ethos anglo-saxon du succès.
Dans ces deux modèles de sociétés, la Volonté de puissance est à l’œuvre : mais là où l’esprit anglo-saxon entend les faire s’affronter individuellement pour qu’elles s’aiguisent les unes les autres, l’esprit prussien, lui, entend les unifier dans une seule et même expression générale, dont chacun acceptera ensuite d’être l’instrument.
Ethos prussien du devoir vs. ethos viking du succès : illustrations économiques et sociales
A l’idée prussienne d’une cogestion de l’entreprise, y associant les salariés, correspond ainsi une appréhension anglo-saxonne de la vie économique comme « part de butin revenant à chacun ». Là, rien de la recherche teutonne d’un optimum global, mais la constitution viking, grâce aux compagnies et aux trusts,de fortunes individuelles et de richesses privées. Même le traitement du paupérisme, souligne le philosophe prussien, n’échappe pas à cette opposition. A l’invention bismarckienne d’un État-providence, c’est-à-dire d’une mutualisation obligatoire et solidaire des risques, répond alors le développement, par les milliardaires anglo-saxons, de la philanthropie, c’est-à-dire d’une charité discrétionnaire et privée, offerte par ses dispensateurs à la manière de « vieux corsaires, qui, attablés dans le château conquis, jettent aux prisonniers [en l’occurrence, le peuple] les reliefs du festin ».
Et l’on pourrait décliner en une série infinie d’oppositions cet antagonisme entre un socialisme autoritaire et un libéralisme darwinien : primauté de la collectivité vs. primauté de l’individu ; ethos du devoir vs. ethos du succès ; notion d’administration vs. notion de commerce (« cette forme raffinée de la piraterie ») ; hiérarchie fondée sur l’autorité statutaire vs. hiérarchie fondée sur l’enrichissement personnel ; prééminence de la politique sur l’économie vs. inféodation de la politique à l’économie ; etc., etc.
Évidemment, cette dichotomie de modèles doit être considérée comme une opposition idéelle ; dans la réalité, ni la société anglo-saxonne ni la société prussienne, même de l’époque, ne sont aussi monolithiques. L’émergence d’un Etat-providence aux Etats-Unis, à partir de 1935, l’illustre d’ailleurs – les grandes crises (en l’occurrence, celle de 1929) étant, typiquement, l’occasion de concessions ou d’emprunts au modèle rival -. Mais réciproquement, la place centrale que conserve aujourd’hui la charité privée dans le modèle américain, et le périmètre plus réduit qui y est toujours celui de l’État social, plus d’un siècle après les analyses de Spengler, marquent que l’antagonisme souligné par le philosophe prussien n’a rien de gratuit, et traduit des différences profondes et persistantes de mentalités entre les sociétés[1].
Etats-Unis vs. Chine : vers une radicalisation de l’antagonisme entre modèles
La fin du XXème siècle a pu donner à certains analystes l’idée que la prophétie de Spengler était démentie, et que le modèle anglo-saxon, avec des nuances plus ou moins prononcées de prussianité suivant les climats et l’atavisme des peuples, allait s’imposer à l’échelle planétaire.
Les années récentes, toutefois, n’ont fait que souligner la pertinence de la thèse soutenue par Spengler. Deux faits nouveaux, qui ne se présentent pas comme des épiphénomènes mais comme des tendances lourdes, sont en effet intervenus, et annoncent une recrudescence du partage du monde entre modèle socialiste autoritaire et modèle libéral anglo-saxon.
Une crise profonde du modèle libéral
La première de ces tendances lourdes, c’est le constat que le modèle libéral connaît une crise profonde. D’une part, la primauté accordée à l’individu sur la collectivité a conduit à une érosion dangereuse de la cohésion des sociétés occidentales, minée par des revendications communautaristes voire sécessionnistes. D’autre part, le développement du libre-échange et le déclin du patriotisme économique, aussi bien chez les consommateurs que chez les grands patrons, a mené à une désindustrialisation et à des dépendances d’autant plus critiques que l’effondrement du niveau scolaire moyen assombrit les perspectives d’amélioration de notre productivité et d’inversion de cette dynamique. Plus structurellement, on commence peut-être à mesurer, comme l’écrivait Castoriadis en 1996, que l’efficacité du modèle libéral dépendait aussi du fait « qu’il avait hérité d’une série de types anthropologiques […] créés dans des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs alors consacrées et incontestables : l’honnêteté […], la transmission du savoir, la belle ouvrage, etc. », qu’il n’aurait pas pu faire surgir lui-même et que sa logique, faisant appel aux purs intérêts personnels, tend même à faire disparaître. La désertion, à cet égard, se répand de plus en plus, à tous les niveaux et dans toutes les fonctions, qu’elles soient parentales ou professionnelles.
L’action sociale du libéralisme pourrait alors s’apparenter à l’action économique des fonds spéculatifs dit « activistes » (qui acquièrent des parts minoritaires d’entreprises pour en modifier les stratégies). En obtenant une coupe drastique des coûts et en capitalisant sur le savoir-faire historique de l’entreprise, l’opération permet généralement de dégager d’excellents résultats financiers à court terme, mais le sous-investissement qui en résulte hypothèque d’autant voire ruine les perspectives de long terme de l’entreprise. Le bilan du libéralisme, pour prolonger l’image, aurait ainsi été artificiellement « gonflé » par la dilapidation progressive d’un capital de mystiques, au sens de Péguy – mystique professionnelle, mystique parentale, mystique citoyenne, etc. -, dont nous ne ferions que commencer à constater les effets délétères sur le temps long.
Un succès (menacé ?) du contre-modèle chinois
La seconde de ces tendances lourdes, c’est évidemment la reprise du flambeau du socialisme autoritaire par la Chine, et les succès que ce modèle a rencontré dans ce dont le libéralisme entendait précisément faire son domaine réservé, c’est-à-dire l’économie.
Cette réussite, à l’échelle d’un pays aussi vaste et aussi peuplé, inflige en effet un démenti cinglant à l’absence d’alternative classiquement mise en avant par les libéraux (cf. Thatcher et son fameux : « there is no alternative ») : elle démontre qu’un contre-modèle, fondé sur l’importance d’une discipline collective (par opposition à la considération de la seule initiative privée), n’est pas seulement viable, mais capable de rivaliser voire de détrôner la référence américaine sur son propre terrain.
La Chine, à la différence de l’Europe, n’a raté aucune révolution technologique, et dispose de champions nationaux dans chacun de ces nouveaux secteurs (smartphones, intelligence artificielle, véhicules électriques, e-commerce, etc.). Encore distancée dans certains domaines industriels plus historiques, telle que l’aéronautique ou le spatial, elle rattrape rapidement son retard, comme elle l’a déjà fait dans l’automobile, le ferroviaire, ou encore le nucléaire.
Son modèle mêlant protectionnisme et ouverture au monde, économie de marché et économie planifiée, combiné à une éducation de masse de qualité, a ainsi permis une élévation réelle du niveau de vie global de la population, et s’avère pour l’heure une réussite dans l’ensemble, en dépit d’une demande intérieure qui reste faible et d’une crise immobilière qui se prolonge.
L’opposition peut être schématisée ainsi : là où le modèle libéral, du fait d’un effondrement continu de son système d’éducation général, fait reposer sa croissance future sur une fraction de plus en plus réduite d’individus (qu’il se retrouve d’ailleurs de manière croissante, en raison de l’attrition du vivier, à « débaucher » de l’étranger, par la promesse de meilleures perspectives d’évolutions personnelles), son rival asiatique, lui, s’est employé méthodiquement à en élargir l’assise.
La place des milliardaires offre, dans cette perspective, une illustration exemplaire de l’antagonisme qui s’accroît entre les sociétés américaine et chinoise. Spengler, dans Prussianité et socialisme, aimait à caractériser les milliardaires Yankees comme « des citoyens privés qui règnent sur des pays étrangers par l’intermédiaire d’une classe subalterne de politiciens professionnels ». Si l’invasion américaine de l’Irak pourrait s’analyser dans ce cadre, à l’aune des intérêts des compagnies pétrolières notamment, la « prise de pouvoir » des milliardaires, dans la nouvelle présidence Trump, marque une forme de radicalisation de la perspective spenglérienne, par l’économie qui y est faite, et même revendiquée, du personnel politique « conventionnel ». Désormais, les milliardaires exercent directement les responsabilités étatiques, sans s’embarrasser d’un quelconque « proxy » (on notera d’ailleurs que cette « liquidation » des intermédiaires et des formes est tout à fait dans l’esprit du libéralisme).
A rebours de cette évolution, la Chine, elle, s’est au contraire distinguée ses dernières années par la mise au pas systématique des milliardaires, et le renforcement plus large de l’inféodation de l’économie et des grands groupes privés (notamment issus de la tech)aux objectifs politiques définis par le PCC. A l’installation d’Elon Musk (et de Vivek Ramaswamy, un autre milliardaire d’origine indienne) à la tête d’un ministère de l’efficacité gouvernementale, chargé de dégraisser les effectifs de fonctionnaires fédéraux, répond ainsi, de l’autre côté du Pacifique, l’organisation bureaucratique, par l’Etat-parti, de la disparition des milliardaires critiques (à l’instar des Xiao Jianhua, Jack Ma ou encore Bao Fan, volatilisé depuis bientôt deux ans).
Le resserrement de la tutelle du PCC sur l’économie, qui va de pair avec une évolution autocratique et népotique de l’exercice du pouvoir sous Xi Jinping, éloigne toutefois la Chine de l’idéal de socialisme autoritaire prôné par Spengler, d’essence méritocratique, dont le chef n’est censé être que le premier serviteur de l’Etat, et non l’usufruitier. Il faudra voir, dans les prochaines années, à quel point cette dérive prévaricatrice se confirme. Si c’est le cas, comme la situation actuelle porte à le penser, l’atteinte des ambitions chinoises pourrait en pâtir lourdement.
La situation de la France
Dans le cas de la France, le philosophe prussien identifiait une troisième figure prototypale : non celles, animées par la Volonté de puissance, des héritiers des Vikings ou des chevaliers teutoniques, mais celle, tournée vers l’otium, du rentier, correspondant à l’idéal du phalanstère fourriériste. Là, non une « énergique notion de propriété », mais un objectif de « jouissance ; non « tout », mais « assez » ; non « l’action », mais le « bien-vivre » […] Des voyageurs anglais, Young par exemple, s’étonnèrent, à la veille de la Révolution, que la noblesse exploitât si mal ses domaines. Elle se contentait de les « posséder » et de recevoir de l’intendant les sommes nécessaires à la vie parisienne. Cette aristocratie du XVIIIème siècle était totalement différente de l’aristocratie anglaise et prussienne qui, entreprenante, cherchait à acquérir et à conquérir. » Et de même, « l’ouvrier [français] veut être, lui aussi, rentier. Il déteste l’oisiveté des autres à laquelle il ne peut prétendre. Son but qui est d’obtenir pour chacun l’égalité quant à la jouissance et à la possibilité de rentes se retrouve aussi dans la fameuse formule de Proudhon : « La propriété, c’est le vol. » Car la propriété dans ce cas ne signifie pas le pouvoir mais une possibilité de jouissance que l’on a acquise ».
Bien que dressé dans des conditions discutables d’impartialité (nous sommes en 1918-1919), il paraît difficile de nier la part de vérité contenue par ce portrait psychologique de notre pays.
Notons tout de même, contre Spengler, que la parenthèse gaullienne – avec l’instauration d’une Vème République d’inspiration monarchique, la poursuite d’un juste équilibre entre libéralisme et collectivisme (les mécanismes imparfaits de l’économie de marché devant être corrigés par la planification et la participation), le tout sous l’égide d’une « noblesse d’Etat » ayant le sens de celui-ci – a certainement constitué l’une des meilleures déclinaisons « terrestres » de l’idéal de socialisme autoritaire caressé par le philosophe prussien.
Las, il faut bien convenir que nous en sommes revenus, et que la France, depuis, n’a guère connu que des alternances entre fourriéristes et libéraux contrariés. Primum omnium salus patriae, rappelait le Général à Peyrefitte[2] : on ne peut pas dire que ce soit le visage que nos hommes politiques, ces quarante dernières années, et particulièrement l’Assemblée actuelle, nous ait habitué à présenter.
[1] Soulignons ici, pour éviter les contresens, que le socialisme autoritaire prôné par Spengler, d’inspiration profondément aristocratique (au sens étymologique du mot – c’est-à-dire de gouvernement des meilleurs), n’est ni le communisme ni le national-socialisme. Le communisme, en particulier, n’est jamais de son point de vue qu’une remise en cause de la répartition du butin, pas de l’esprit plus global de rapine qui anime les sociétés anglo-saxonnes. Quant au national-socialisme, il n’existait pas en 1919, mais on peinerait à faire cadrer sa brutalité plébéienne et son culte d’un chef démagogique, avec l’idéal chevaleresque que le philosophe prussien caressait.
[2] « Avant tout, le salut de la patrie ».
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